— Sans rien prendre ? protesta Jolival. Alors que c’est déjà toute une affaire de l’obliger à se nourrir normalement ?
Mme Le Guilvinec leva un doigt sentencieux vers les poutres noircies du plafond :
— Si elle veut voir s’accomplir des prodiges, au cour de la nuit sacrée, ou tout simplement si elle désire voir se réaliser ses souhaits, elle ne doit rien prendre de tout le jour jusqu’à ce qu’elle ait pu compter, la nuit venue, neuf étoiles dans le ciel. Si elle est encore à jeun quand se lèvera la neuvième étoile, alors elle pourra attendre avec confiance le présent du Ciel !
Arcadius allait peut-être ronchonner, son esprit philosophique se refusant à toute forme de croyance ayant un lien avec la superstition, mais Marianne, séduite par la poésie de la prédiction, regarda avec amitié la veuve de Pont-Croix, semblable dans ses vêtements noirs à quelque Sybille antique :
— La neuvième étoile ! dit-elle gravement. J’attendrai donc qu’elle se lève. Mais avec ce brouillard...
— Le brouillard s’en ira avec la marée. Que Dieu vous garde et vous exauce, demoiselle ! Nicolas Mallerousse a bien fait de vous donner sa maison.
Et elle s’en fut, après une ultime caresse à son chat qu’elle laissait chez ses voisins. Un moment, Marianne, avec un curieux sentiment de regret, regarda sa grande cape noire claquer dans le vent, sur le chemin de l’église. Le brouillard, chassé par de courtes rafales, commençait à s’effilocher et, comme l’avait prédit Mme Le Guilvinec, vers le milieu du jour il disparut complètement, restituant au paysage toute sa beauté rude. Il y avait environ une heure qu’il s’était dissipé quand un chasse-marée aux rouges voiles pointues embouqua la passe du château et entra dans la Penfeld. C’était le Saint-Guénolé qui arrivait au rendez-vous. L’aventure était commencée...
Quand la nuit fut bien close et bien noire, Marianne, Jolival et Gracchus quittèrent silencieusement leur maison après en avoir soigneusement fermé la porte mais laissé entrouverts une fenêtre et un volet pour que le chat de Mme Le Guilvinec, au demeurant bien pourvu de lait et de poisson, pût aller et venir à sa guise. D’un bond souple, Gracchus sauta le muret pour aller glisser sous la porte de la voisine la clef de la maison et une lettre expliquant l’obligation où se trouvaient Marianne et « son oncle » de rentrer à Paris au plus vite.
Il y avait longtemps déjà que le canon du château et la grosse cloche du bagne avaient annoncé la fin du travail et que les clochers avaient sonné l’Angélus du soir, mais la ville ne s’endormait pas comme elle avait coutume de le faire quotidiennement. Sur les navires de guerre dont on avait fait la toilette, les fanaux s’allumaient et les châteaux-arrière s’illuminaient, présageant le réveillon des états-majors. Dans les cabarets, de rudes gosiers entamaient pêle-mêle vieux chants de Noël et rengaines de la mer tandis que, dans les rues, des familles entières, avec les coiffes et les chapeaux des jours de fête, les hommes portant d’une main la lanterne, de l’autre le pen-bas de bois noueux, se hâtaient pour passer la veillée chez des amis en attendant l’heure de l’office. Il y avait aussi des bandes de jeunes garçons, armés d’une branche enrubannée, qui frappaient aux portes et, en échange de quelques pièces ou quelques pâtisseries, chantaient des Noëls à pleine gorge. La ville entière sentait le cidre, le rhum et les crêpes.
Personne ne prêta d’attention particulière à ces trois promeneurs, malgré la petite malle contenant quelques vêtements et les bijoux de Marianne que Gracchus portait sous un bras, à l’abri de son grand manteau, et le sac que la jeune femme tenait à la main. Ils n’étaient pas très différents des autres noctambules.
Passé le pont de Recouvrance, car cette fois le chemin était plus court par là, on commença à rencontrer quelques ivrognes. Au bas de la rue de Siam, les lumières des cabarets du port s’allongeaient sur les pavés jusqu’à se refléter parfois dans l’eau noire. Une atmosphère de fête régnait. Seuls quelques bateaux qui partaient avec la marée montraient quelque activité.
Tout au long du chemin, Marianne, qui avait pris le bras d’Arcadius, interrogeait le ciel noir, comptant les rares étoiles qui s’y allumaient. Et, jusque-là, elle n’en avait dénombré que six et sa mine anxieuse fit sourire Jolival :
— Si jamais il y a des nuages, vous risquez de mourir de faim, ma chère enfant.
Mais elle avait secoué la tête sans répondre, désignant tout à coup, par-dessus la haute mâture d’une frégate, la septième étoile qui venait d’apparaître. Quant à la faim, tant qu’elle n’aurait pas retrouvé Jason, elle ne la sentirait pas.
Au même moment, elle aperçut le chasse-marée apponté au bout de Keravel et, sur le pont, la silhouette de Jean Ledru qui faisait des gestes d’appel. Un brick, le Trident, et deux frégates, la Sirène et l’Armide, mouillés non loin de lui, le faisaient paraître tout petit mais sa modestie même était une sauvegarde, ainsi que l’unique et discret fanal accroché au grand mât. Une planche le reliait au quai.
En un instant, les fugitifs furent à bord. A la lumière jaune de la lanterne, Marianne vit soudain se refermer autour d’elle un cercle silencieux de visages qui avaient l’air taillés dans de l’acajou, malgré les cheveux et les barbes souvent claires. Tous vêtus semblablement de gros tricots sombres et de bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, les hommes de Jean Ledru ressemblaient beaucoup plus à des forbans qu’à d’honnêtes marins, mais les visages avaient tous la même expression farouchement déterminée et, sous les tricots, on devinait des muscles noueux comme des branches de chêne.
— Vous êtes à l’heure ! grogna Ledru. Descendez dans la cabine, Marianne, et attendez-nous. Monsieur votre... oncle vous tiendra compagnie.
D’un même élan, les deux interpellés ouvrirent la bouche et protestèrent.
— Pas question ! fit Arcadius. Je vais avec vous.
— Moi aussi ! fit Marianne en écho.
L’un des hommes, un grand rouquin qui avait l’air d’un ours un peu roussi, s’opposa aussitôt à cette prétention.
— Déjà bien suffisant d’avoir une femme à bord, cap’tain ! S’il faut encore la traîner avec nous...
— Vous ne me « traînerez pas », s’insurgea Marianne, et en allant avec vous je resterai moins longtemps sur votre bateau. Et puis, l’homme que vous allez chercher, il est à moi. Je veux risquer avec vous...
— Et grimper au mur, avec vos jupes ?
— J’attendrai en bas. Je ferai le guet. Et je sais aussi me servir de ça ! ajouta-t-elle en écartant les pans de son manteau et en montrant, passé dans sa ceinture, l’un des pistolets de Napoléon.
Le rouquin se mit à rire.
— Tonnerre ! Si c’est ça, venez, la belle. Puisque vous n’êtes pas une mauviette, un coup de main n’est jamais de refus.
Jean Ledru qui, durant cet échange de paroles, avait disparu un instant dans la cambuse, réapparut, fermant soigneusement son caban, mais l’œil vif de Marianne avait eu le temps d’apercevoir, autour de son torse, l’enroulement méthodique d’une longue corde. Il parcourut sa troupe d’un coup d’œil rapide.
— Tout le monde est prêt ? Joël, tu as la corde ? Et vous, Thomas et Goulven, les grappins ?
D’un même mouvement, trois hommes, dont le rouquin, écartèrent leurs lourdes vestes. L’un était enroulé de chanvre comme Jean lui-même, les deux autres, dont le rouquin, qui devait s’appeler Thomas, portaient, accrochées à leurs ceintures, de longues griffes de fer destinées à être lancées par-dessus le mur.
— Alors, en avant, décréta le jeune chef. Par petits groupes, s’il vous plaît, et l’air aussi naturel que possible ! Vous trois, ajouta-t-il en s’adressant aux nouveaux venus, vous nous suivrez avec un peu de distance, comme si vous alliez veiller chez des amis. Et tâchez de ne pas vous perdre dans les ruelles de Keravel.
— Pas de danger, grogna Gracchus. Je connais ce quartier du diable comme ma poche. J’irais les yeux fermés !
— Vaut mieux les ouvrir, mon gars ! Ça t’évitera des surprises.
Les uns après les autres, ils quittèrent le bateau. Seuls demeuraient à bord un vieil homme qui répondait au nom de Nolff et Nicolas le mousse. Marianne et son escorte partirent les derniers. Sur le bras de Jolival, les doigts de la jeune femme se crispaient nerveusement. Malgré le froid, elle avait l’impression d’étouffer. Lorsque l’on s’engagea dans les rues malodorantes de Keravel, les maisons informes, avec leurs encorbellements irréguliers, lui parurent vouloir se jeter sur elle. Jamais encore elle n’était venue dans ce quartier abandonné de Dieu mais non des hommes et le décor lugubre de ce boyau tortueux, où s’allumait parfois la lueur rouge d’un cabaret aux rideaux crasseux, avait quelque chose d’effrayant. Loin en avant, comme au fond d’un tunnel, une lanterne grinçait, pendue à une chaîne tendue d’une masure à l’autre, mais, dans les ténèbres des renfoncements, Marianne, révulsée, put voir galoper des rats qui se poursuivaient dans des détritus en poussant de petits cris. Le mince ruban de ciel était si rétréci qu’il n’était pas possible d’apercevoir la moindre étoile.
— Vous auriez dû rester à bord, murmura Jolival en la sentant frissonner.
Mais aussitôt, elle se raidit :
— Non ! A aucun prix !
On dut faire un détour pour éviter de passer devant la haute porte du bagne où veillaient des factionnaires, mais bientôt la petite troupe s’étira à l’abri des grands murs noirs où, sur le chemin de ronde en surplomb, s’entendait le pas régulier des sentinelles. On passa entre le bagne et les corderies désertes à cette heure tardive puis, tourné un angle-droit, on aperçut quelques fenêtres grillées derrière un mur nettement moins haut : c’était l’infirmerie A ces fenêtres-là un peu de lumière apparaissait, faible et rougeâtre, produite sans doute par une veilleuse.
A l’aplomb de la première, Jean Ledru regroupa son monde, ôta son caban et commença à dérouler sa corde, tandis que Joël en faisait autant et que Thomas et Goulven détachaient leurs grappins. D’une main timide, Marianne désigna la fenêtre :
— Il y a des barreaux... Comment ferez-vous ?
— Vous ne pensiez pas que nous allions passer par là ? souffla le Breton goguenard. Il y a une porte de l’autre côté du mur et, en sautant dessus de là-haut, on aplatira la sentinelle tout net !
Vivement, les grappins furent attachés. Les marins s’écartèrent, tirant Marianne et Jolival en arrière. Jean Ledru et Thomas prirent un peu de distance puis, bien plantés sur leurs jambes écartées, commencèrent à balancer les grappins d’un mouvement identique.
Ils allaient les lancer quand, soudain, Jean laissa mollir le sien et fit signe à Thomas d’en faire autant. Il y avait du bruit, là-haut. On entendit un bruit de course, puis des lumières apparurent qui se mirent à voyager d’une fenêtre à l’autre. Et tout à coup, si proche que Marianne eut l’impression que le mur explosait, un coup de canon éclata, suivi d’un second, puis d’un troisième...
Sans plus de souci d’être entendu, Jean Ledru jura superbement et ramassa ses engins.
— Il y a eu une évasion ! Le bagne va être fouillé, puis la ville. Ensuite ce sera la campagne et la côte ! Au bateau, vous autres, et à fond de train...
Le cri de Marianne lui fit écho.
— Mais ce n’est pas possible ! Nous ne pouvons pas partir... abandonner Jason !...
Les hommes, déjà, s’égaillaient et prenaient leur course vers les ruelles sombres du vieux quartier. Vivement, Jean saisit le bras de Marianne et sans rien vouloir écouter l’entraîna d’une poigne irrésistible.
— C’est raté pour le moment. Rien ne servirait d’insister, sinon à nous faire prendre !
Eperdue, elle essayait de résister, se tournant désespérément vers les fenêtres derrière lesquelles on voyait s’agiter des silhouettes. Tout le bagne d’ailleurs s’éveillait. On entendait galoper des pieds chaussés de souliers à clous ou de galoches, claquer les chiens des fusils que l’on armait. Quelqu’un s’était pendu à la cloche et sonnait comme un forcené, déversant, sur le port en fête, le grondement sinistre du tocsin.
Entraînée d’un côté par Ledru, de l’autre par Jolival, Marianne avait bien été obligée de courir elle aussi, mais son cœur cognait, à lui faire mal, dans sa poitrine et ses pieds butaient douloureusement sur les galets glissants. Ses yeux noyés cherchaient le ciel et elle étouffa un gémissement. Le ciel s’était couvert et il n’y avait plus d’étoiles !
— Plus vite ! grognait Ledru, plus vite ! On peut encore nous voir.
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