Les rues noires de Keravel les engloutirent et, une fois dans leur ombre, Arcadius s’arrêta, retenant Marianne et obligeant le jeune homme à en faire autant.
— Qu’est-ce qui vous prend ? aboya celui-ci. Nous ne sommes pas arrivés !
— Non ! fit calmement le vicomte. Mais voulez-vous me dire ce que nous risquons maintenant ? Il n’est pas écrit sur notre figure que nous avions l’intention de faire évader un forçat. Sommes-nous donc moins semblables qu’à l’aller à de bonnes gens allant en veillée ?
Ledru se calma instantanément. Il ôta son bonnet de laine et passa ses doigts écartés dans ses cheveux humides de sueur :
— Vous avez raison. Ces coups de canon m’ont rendu fou, je crois bien... et il vaut même bien mieux rentrer tranquillement. C’est fichu pour ce soir... Je suis désolé, Marianne ! ajouta-t-il voyant la jeune femme, haletante, se mettre à pleurer sur l’épaule de Jolival. Nous aurons peut-être plus de chance une autre fois...
— Une autre fois ? Il sera mort avant, ils me l’auront tué !...
— Ne pensez pas cela ! Tout ira peut-être mieux que vous ne l’imaginiez. Et ce n’est de la faute à personne si un failli-chien a eu la même idée que nous et a mis à profit la nuit de Noël pour jouer la fille de l’air.
Il essayait, gauchement, de la consoler, mais Marianne ne voulait pas être consolée. Elle imaginait Jason sur son grabat d’hôpital, avec ses chaînes sciées, attendant un secours qui ne viendrait pas. Qu’arriverait-il demain quand on verrait les entraves coupées ? L’homme nommé Vidocq pourrait-il quelque chose, seulement, pour lui éviter le pire ?
La petite troupe s’était remise en marche. Jean Ledru allait devant maintenant, les mains dans les poches de son caban, le bonnet sur les yeux et le dos rond, pressé de retrouver les planches de son bateau. Cramponnée à Jolival débordant de pitié, Marianne suivait plus lentement, cherchant fiévreusement un moyen impossible de sauver Jason. Il lui semblait que chaque pas qu’elle faisait, en l’éloignant du bagne, mettait un peu plus d’irréparable entre elle et celui qu’elle aimait... Cachée sous son capuchon, elle pleurait à petits sanglots durs, pénibles comme des boules d’épine.
Parvenu sur le port, Jean courut vers son bateau, non sans jeter un regard inquiet à un gendarme qui, les mains au dos, faisait les cent pas avec l’air de quelqu’un qui attend quelque chose. Doucement Jolival se pencha vers Marianne :
— Il vaut mieux rentrer à Recouvrance, mon petit. Attendez-moi là, je vais chercher les bagages et voir où est passé Gracchus. Il doit avoir suivi les marins.
Elle fit signe qu’elle avait compris et, tandis qu’il se dirigeait vers le bateau, demeura là, les bras pendant le long de son corps, vidée de tout courage comme de toute pensée. Alors, le gendarme qui s’avançait déjà vers Arcadius se précipita vers elle et la saisit par le bras sans paraître se soucier du faible cri de frayeur qu’elle poussa.
— Bon Dieu ! Que faites-vous là à traînasser ? Vous trouvez que nous ne sommes pas suffisamment en danger ? Embarquez, bon sang ! Voilà une demi-heure qu’on vous attend en se rongeant les sangs !
Pour le coup, elle faillit bien s’évanouir de saisissement car, sous le bicorne du gendarme, elle venait de reconnaître Vidocq, Vidocq en personne encore qu’à peu près méconnaissable. Mais une bouffée de colère balaya d’un seul coup son chagrin :
— Vous ? C’est vous l’évadé ? C’est vous que l’on cherche et pendant ce temps-là Jason...
— Mais il est à bord, votre Jason, pauvre idiote ! Allez, ouste, embarquez.
Il la jeta plus qu’il ne la hissa sur le pont où déjà les hommes s’activaient aux manœuvres d’appareillage et tandis qu’elle tombait pratiquement dans les bras de Jolival, il sauta à son tour le plat-bord puis, d’un pas tranquille, alla se poster près du fanal, un pied sur un rouleau de cordages, bien en vue afin que la garde du port pût remarquer son uniforme.
Autour d’eux la ville ne s’agitait pas beaucoup plus à cause de la messe qui venait de sonner. On ne chasserait l’homme qu’après avoir prié Dieu !
Au même instant, une autre silhouette de gendarme se hissa hors de la cambuse, maigre et barbue sous le bicorne, mais dont les yeux riaient dans le visage encore émacié.
— Marianne ! appela-t-il doucement. Viens ! C’est moi...
Elle voulut dire quelque chose, crier sa joie peut-être, mais les alternatives d’espoir, d’angoisse, de terreur, de détresse et de surprise avaient usé sa résistance. Elle trouva tout juste la force de tomber dans les bras du faux gendarme qui, lui, avait peine à se tenir debout mais trouva tout de même assez d’énergie pour la serrer contre lui. Ils demeurèrent une longue minute enlacés sans qu’un seul mot pût franchir leurs gorges serrées, trop émus et trop heureux pour parler. Autour d’eux les voiles claquaient, escaladant les mâts à grande vitesse. Les pieds nus des marins galopaient sans bruit sur le pont. Jean Ledru, à la barre, haussa les épaules et détourna les yeux de ce couple qui semblait oublier la terre.
Mais, de son poste d’observation, Vidocq leur lança :
— Si j’étais vous, j’irais m’asseoir à l’abri du bordage ! Même à des argousins stupides, à des gabelous obtus, ou à des soldats ivres, ça peut paraître drôle, un gendarme qui se lance à la chasse au forçat avec une femme dans les bras !
Silencieusement, ils obéirent, gagnèrent un coin abrité où ils se nichèrent comme deux oiseaux bienheureux. Doucement Marianne ôta l’absurde bicorne pour que le vent de mer jouât librement dans les cheveux de Jason. En même temps, d’un mouvement devenu instinctif, elle leva les yeux vers le ciel : toutes les étoiles étaient visibles et il y en avait beaucoup plus que neuf...
La nuit des prodiges avait tenu ses promesses.
15
POUR QUE JUSTICE SOIT FAITE...
Tandis que le Saint-Guénolé, sous la main habile de Jean Ledru, filait grand largue en direction du cap Saint-Mathieu et du Conquet, et que la côte bretonne glissait dans la nuit comme un fantôme déchiqueté, François Vidocq s’expliqua.
Vers la fin du jour, un grave accident avait eu lieu sur les chantiers du bagne. Une fausse manœuvre avait abattu, au bassin de radoub, un mât en réparation sur des forçats occupés à empiler des madriers au bord du quai. Il y avait eu un mort et des blessés graves. En un moment, l’infirmerie du bagne, pompeusement décorée du titre d’hôpital, s’était trouvée pleine, tellement même que Jason Beaufort, jugé suffisamment remis désormais, avait été réintégré sur l’heure dans le dortoir commun. Heureusement, à cause de la hâte avec laquelle on l’avait déménagé, on avait remis au lendemain l’accouplement à un autre forçat, se contentant de l’enchaîner simplement au bat-flanc commun.
— Sachant ce que vous aviez préparé, il fallait que je vous gagne de vitesse pour vous avertir que tout était changé... et en même temps que je ne laisse pas échapper cette occasion magnifique offerte par votre bateau. Scier la chaîne de Beaufort ne m’a pas demandé beaucoup de temps... J’ai quelque habitude de cet exercice, ajouta-t-il avec un demi-sourire. Quant à la mienne, c’était fait d’avance. Restait à nous assurer un moyen de sortir du bagne par la porte. Beaufort peut marcher. Il est assez bien remis pour cela, mais pour sauter un mur... J’ai donc pris la seule solution possible : assommer deux gendarmes et endosser leurs uniformes après les avoir mis hors d’état de nuire et les avoir installés dans un endroit tranquille, convenablement ficelés et bâillonnés.
— Pas si tranquille que cela, votre endroit ! grogna Jolival amèrement. On n’a pas mis longtemps à les découvrir puisque l’alerte a été donnée tout de suite !
Le vicomte avait le mal de mer. Couché de tout son long près d’un tas de cordages, autant pour éviter la bôme qui, à chaque changement d’amure, balayait le pont, que pour s’épargner tout mouvement, il regardait obstinément le ciel noir, sachant bien que fixer son attention sur la mer n’aurait fait qu’aggraver les choses.
— Je suis sûr que même à cette heure on ne les a pas encore découverts, affirma Vidocq péremptoire. Ils sont dans l’atelier de cordages où personne ne met les pieds avant le matin. Et, croyez-moi, je sais bâillonner et ficeler les gens !
— Cependant l’alerte a été donnée...
— Oui... mais pas pour nous ! Un autre forçat a dû vouloir profiter de la nuit de Noël pour prendre lui aussi sa chance. Nous n’avions pas pensé à cela, dit-il en haussant les épaules, et, en vérité, nous ne pouvions prétendre avoir le monopole de l’évasion.
— Mais alors, s’écria Marianne, on ne vous cherche peut-être pas, vous ?
— Si, très certainement ! En admettant que l’on n’ait pas trouvé les gendarmes, on a dû s’apercevoir rapidement de notre absence. Quand l’alerte est donnée, les camarades n’ont plus aucune raison de se taire. Notre chance, c’est que l’on nous cherche sans doute sur la côte et à travers la campagne. Il est pratiquement impossible à un forçat de se procurer un bateau, surtout comme celui-là, même avec une aide extérieure. En général, ce ne sont pas des gens riches, vous savez.
Il poursuivit un moment l’exposé de ses idées personnelles sur les techniques de l’évasion et sur les chances diverses qu’elles pouvaient présenter, mais Marianne n’écoutait plus. Assise contre le bordage, décoiffée par le vent, elle caressait doucement les cheveux de Jason dont la tête reposait sur ses genoux. Il était faible encore et cette faiblesse émouvait Marianne tout en la ravissant secrètement car, ainsi, il lui appartenait tout entier, il était à elle, en elle, chair de sa chair comme l’eût été l’enfant qu’elle avait perdu, comme le seraient ceux qu’elle lui donnerait...
Depuis que l’on avait quitté Brest, ils n’avaient presque rien dit, peut-être parce qu’ils avaient trop à dire et aussi parce que, désormais, la vie leur appartenait. Elle s’étendait devant eux, immense comme cet océan qui bondissait autour d’eux avec de grands soupirs humides à la manière d’un animal familier qui retrouve son maître après une longue absence. Un instant, elle avait cru que Jason s’était endormi mais, en se penchant, elle avait vu briller ses yeux grands ouverts et compris qu’il souriait.
— J’avais oublié que la mer sentait si bon ! murmura-t-il tout en posant contre sa joue rugueuse la main qu’il n’avait pas lâchée un instant.
Il avait parlé bas, mais Vidocq avait entendu et s’était mis à rire :
— Surtout après les relents de ces dernières semaines ! La crasse des hommes, la misère des hommes, je ne connais pas d’odeur plus effroyable, même celle de la pourriture parce que la pourriture, c’est encore de la vie qui recommence. Mais il n’y faut plus penser : les sentines du bagne, c’est fini pour toi.
— Pour toi aussi, François.
— Qui peut savoir ? Je ne suis pas fait pour le vaste univers mais pour le monde clos où s’agitent les pensées et les instincts des hommes. Les éléments, c’est bon pour toi, moi je préfère mes semblables : c’est moins beau mais plus varié.
— Et plus dangereux ! Ne joue pas l’esprit fort, François. La liberté, tu n’as jamais vécu que pour ça. Tu la trouveras chez nous.
— Reste à définir ce que l’on entend par « la Liberté ».
Puis changeant de ton, il demanda :
— Dans combien de temps serons-nous au Conquet ?
Ce fut Jean Ledru qui répondit :
— Nous avons bon vent. Dans une heure, je pense... Il n’y a guère que six lieues de mer.
On avait, en effet, ajouté une flèche au mât, un clin foc au beaupré et le petit navire, portant maintenant toute sa toile, fendait le vent comme une mouette. Sur la droite, la côte fuyait, montrant parfois le toit étalé et le court clocher d’une chapelle ou l’étrange figure géométrique d’un dolmen. De son doigt pointé, Jean Ledru en montra un à Marianne :
— Une légende dit que, durant la nuit de Noël, les dolmens et les menhirs vont boire à la mer tandis que sonne minuit et qu’alors les trésors qu’ils cachent sont à découvert. Mais quand sonne le dernier coup, ils sont tous revenus à leur place, écrasant le téméraire qui tenterait de les voler.
La jeune femme se mit à rire, reprise par la prédilection qu’elle avait toujours éprouvée pour les histoires et qui faisait partie de son goût ardent de la vie.
— Combien y a-t-il de légendes en Bretagne, Jean Ledru ?
— Une infinité ! Autant que de galets, je pense.
La flamme d’un phare brilla soudain dans la nuit, jaune comme une lune d’octobre, dominant l’énorme entassement rocheux d’un promontoire haut d’une trentaine de mètres. Le jeune capitaine le désigna d’un geste du menton :
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