— La force n’est pas avec toi, Jean Ledru ! Regarde !...
Marianne, en qui l’espoir était revenu devant l’attitude ferme du Breton, eut un gémissement de douleur. Doublant la pointe Saint-Mathieu, une frégate venait d’apparaître, menaçante. Le clair de lune luisait sur les bouches des canons qui sortaient des sabords ouverts.
— C’est la Sirène, expliqua Vidocq. Elle a ordre de veiller à ce que tout se passe ici comme l’Empereur l’a ordonné, sans d’ailleurs savoir en quoi consiste au juste son ordre. Son capitaine sait seulement qu’à un certain signal il doit faire feu sur un brick.
— Mes félicitations ! fit Jolival qui, durant le combat de mots, n’avait rien dit. Vous disposez de bien grands moyens pour un ancien forçat !
— L’Empereur est puissant, monsieur ! Moi, je ne suis rien qu’un modeste instrument revêtu pour un instant de son pouvoir ! Vous savez bien qu’il n’admet pas qu’on lui désobéisse... et, apparemment, il a quelques raisons de ne pas croire beaucoup à l’obéissance aveugle de Madame.
Jolival haussa les épaules avec dédain :
— Un navire de guerre ! Des canons ! Tout cela pour arracher une malheureuse femme à l’homme qu’elle aime ! Sans compter qu’en coulant la Sorcière vous enverriez par le fond, du même coup, l’illustre Surcouf !
— Dans une minute, le baron Surcouf sera à bord de ce navire. Voyez : le voici qui descend vers nous...
En effet, une échelle de corde venait d’être lancée et la lourde silhouette du corsaire la dégringolait en ombre chinoise avec une rapidité qui faisait honneur à son agilité.
— Quant à Madame, poursuivit Vidocq, elle n’est pas une malheureuse femme, mais une très grande dame dont l’époux a le pouvoir de causer bien des malheurs. Et je n’insiste pas sur ce que représente Beaufort ! L’Empereur n’aurait pas pris tant de peine pour le sauver s’il n’était qu’un homme sans importance. Les bonnes relations avec Washington exigent qu’il regagne son pays intact, et avec son navire... même si-apparemment, il est censé pourrir aux galères. Alors, madame, que décidez-vous ?
Surcouf venait de sauter sur le pont et bondissait vers le groupe massé auprès du grand mât.
— Que faites-vous donc ? s’écria-t-il. Il faut embarquer tout de suite ! Le vent se lève et la mer devient dure. Vos hommes vous attendent, monsieur Beaufort, et vous êtes trop bon marin pour savoir que les parages d’Ouessant sont dangereux, particulièrement sous certain vent...
— Accordez-leur encore un instant ! intervint Vidocq. Au moins le temps de se dire adieu...
Marianne ferma les veux tandis qu’un sanglot lui déchirait la gorge. De toutes ses forces, elle se cramponnait à Jason comme si elle espérait qu’un miracle du ciel allait leur permettre de se fondre tout à coup en un seul être... Elle sentait ses bras qui la serraient si fort, son souille dans son cou et, bientôt, une larme qui coulait le long de sa joue.
— Pas adieu ! supplia-t-elle désespérément tandis qu’il resserrait encore son étreinte, pas adieu ! Je ne pourrai jamais...
— Moi non plus ! Nous nous reverrons, Marianne, je te le jure, chuchota-t-il contre son oreille. Nous ne sommes pas les plus forts et nous devons obéir ! Mais puisqu’il te faudra sans doute partir pour l’Italie, je te donne rendez-vous...
— Rendez-vous ?...
Elle souffrait tant que la signification des mots lui venait mal, même celui-là qui, cependant, était chargé d’espoir.
— Oui, rendez-vous... dans six mois à Venise ! Mon navire attendra en rade le temps qu’il faudra...
Peu à peu, il lui insufflait la force combative qui ne l’avait jamais quitté, il enfonçait les mots dans son oreille avec une énergie qui rendit un peu de vie à la malheureuse. Son intelligence recommença à jouer.
— Pourquoi Venise ? Le port le plus proche de Lucques, c’est Livourne.
— Parce que Venise n’appartient pas à la France mais à l’Autriche. Si tu ne peux obtenir la liberté de ton mari, tu fuiras et tu me rejoindras. A Venise, Napoléon ne pourra te reprendre !... Tu as compris ? Tu viendras ? Dans six mois...
— Je viendrai, mais, Jason...
Il lui ferma la bouche d’un baiser dans lequel il fit passer toute l’ardeur de sa passion. Il y avait, dans cette caresse, non la déchirante douleur de la séparation mais un espoir fou, une volonté capable d’affronter l’univers et Marianne le lui rendit avec toute la chaleur de son amour. Quand il l’écarta enfin de lui, il murmura encore tandis que son regard bleu s’enfonçait dans les yeux pleins de larmes de la jeune femme :
— Devant Dieu qui m’entend, je ne renoncerai jamais à toi, Marianne ! Je te veux et je t’aurai ! Même si je dois aller te chercher à l’autre bout de la Terre !... Jolival, vous veillerez sur elle ! Vous le promettez ?
— Je n’ai jamais rien fait d’autre ! grogna le vicomte en attirant doucement contre lui le corps tremblant de celle qu’on lui remettait. Soyez tranquille !
Avec décision, Jason se dirigea vers Surcouf et, gravement, le salua.
— Je ne sais pas bien dire merci, fit-il, mais, où et quand vous le désirerez, vous pourrez disposer de moi comme il vous plaira, monsieur le baron ! Je suis à vous !
— Je m’appelle Robert Surcouf ! riposta le corsaire. Viens que je t’embrasse, mon gars ! Et, ajouta-t-il tout bas, tâche de revenir la chercher ! Elle en vaut la peine.
— Il y a longtemps que je le sais, répondit Jason avec un bref sourire en répondant à l’accolade vigoureuse du Malouin. Je reviendrai...
Enfin, il se tourna vers Vidocq et, franchement, lui tendit la main :
— Nous avons trop souffert ensemble pour n’être pas des frères, François, dit-il. Tu n’as fait que ton devoir. Tu n’avais pas le choix...
— Merci ! dit simplement le policier. Quant à elfe, sois tranquille, il ne lui adviendra rien de mauvais ! J’y veillerai aussi. Viens, je vais t’aider à monter là-haut ! ajouta-t-il en désignant la muraille de bois au long de laquelle l’échelle de corde claquait dans le vent.
Mais déjà, du navire américain, plusieurs hommes avaient sauté sur le pont et, s’emparant de leur capitaine, le hissaient comme un simple paquet, tandis que les hommes de Jean Ledru, dont Jason avait au passage serré la main à la briser, raidissaient l’échelle pour qu’elle demeurât immobile. Appuyée contre Jolival, Marianne suivait des yeux l’ascension de Jason vers une frise de têtes et de torses qui se penchaient sur le bordage. L’arrivée sur le pont fut saluée d’une ovation, un « Hurrah ! » qui claqua comme un coup de canon et qui résonna lugubrement dans le cœur de Marianne. C’était, pour elle, comme la voix même de ce lointain pays où elle n’avait pas le droit de suivre Jason et qui le lui reprenait.
A l’arrière du Saint-Guénolé Vidocq avait, par trois fois, ouvert et refermé le voyant d’un fanal et là-bas, près du promontoire rocheux, la frégate, déjà, virait de bord pour rentrer à Brest. Cependant, vers la côte, le ciel devenait moins sombre. Mais le vent soufflait plus fort gonflant à nouveau les voiles qui remontaient aux vergues, tandis que les hommes du chasse-marée, armés de gaffes, repoussaient leur navire au large du brick. Jean Ledru alla reprendre la barre et, peu à peu, le ruban d’eau s’élargit entre les deux navires. Le chasse-marée glissa vers l’arrière du grand voilier, entra dans la lumière des fanaux. Là-haut, entre les deux lanternes de bronze doré, Marianne, qui ne retenait plus ses larmes, vit se dresser, soutenue par un marin, la haute silhouette de Jason. Il leva un bras dans un geste d’adieu... Il paraissait si loin déjà, si loin que Marianne, éperdue, oublia que, l’instant précédent, elle s’était promis d’être courageuse, que cet adieu n’en était pas un mais rien d’autre qu’un au revoir... En une seconde elle ne fut plus qu’une femme déchirée, écartelée, dont le vent emportait la meilleure part. S’arrachant d’un élan désespéré aux mains d’Arcadius, elle s’élança vers le bordage du bateau.
— Jason ! cria-t-elle sans souci de l’étrave qui plongeait dans la lame et du paquet de mer qui l’inondait. Jason !... Reviens !... Reviens !... Je t’aime !...
Ses doigts mouillés s’agrippaient au bois lisse tandis que, d’un geste machinal, elle rejetait dans son dos la masse trempée de ses cheveux. La mer, sous le navire, se creusait et elle faillit rouler sur le pont mais toute sa force était réfugiée dans ses mains crispées, toute sa vie dans ses yeux qui regardaient, là-bas, s’éloigner le navire de Jason... Deux bras vigoureux la ceinturèrent et l’arrachèrent à sa contemplation en même temps qu’au danger.
— Vous êtes folle ! gronda Vidocq ! Vous voulez être précipitée à la mer...
— Je veux le revoir... Je veux le retrouver !
— Lui aussi ! Mais ce n’est pas un cadavre qu’il veut revoir, c’est vous, vivante ! Bon Dieu ! Voulez-vous donc mourir sous ses yeux pour lui prouver votre amour ? Vivez, sacrebleu !... au moins jusqu’au rendez-vous qu’il vous a donné.
Elle le regarda avec étonnement, déjà reprise par le besoin de vivre, de lutter encore pour atteindre le but qui à cette minute lui échappait.
— Comment le savez-vous ?
— Il vous aime trop ! Sans cela, il n’aurait jamais accepté de se séparer de vous ! Allons, venez vous mettre à l’abri ! Le brouillard de l’aube va se lever et la mer vous a trempée. On meurt aussi bien d’une fluxion de poitrine que d’une noyade.
Docilement, elle se laissa conduire vers un endroit mieux protégé et envelopper d’une forte toile à voile, mais elle refusa de descendre dans la cambuse. Jusqu’au bout, elle voulait voir s’éloigner le navire de Jason.
Là-bas, du côté des îles qui précédaient une foule d’îlots et de récifs, la Sorcière de la Mer se dirigeait lentement vers la haute mer, se penchant avec grâce sous l’immense et frêle échafaudage de ses voiles blanches. Elle semblait, dans la grisaille du petit matin, quelque mouette glissant entre les écueils noirs. Un instant, Marianne aperçut le navire par le travers tandis qu’il évoluait entre deux îlots. Elle vit qu’à la proue se découpait une silhouette de femme et se souvint de ce que Talleyrand, un jour, lui avait dit : c’était son image, à elle, que Jason avait fait sculpter à l’avant du vaisseau et elle souhaita, avec passion, être cette femme de bois que son amour avait voulue et que son regard caressait sans doute si souvent...
Puis, le brick américain changea d’amure et Marianne ne vit plus que l’arrière et ses fanaux qui se fondaient dans la brume. Le Saint-Guénolé lui aussi vira pour se diriger vers le petit port du Conquet... Avec un soupir, Marianne alla rejoindre Surcouf et Jolival qui causaient, assis sur des cordages, tandis qu’autour d’eux claquaient les pieds nus des marins occupés aux manœuvres. Tout à l’heure, une voiture allait l’emporter vers Paris, comme l’avait dit Vidocq, vers Paris où l’attendait l’Empereur. Mais pour lui dire quoi ?... Ne se souvenant qu’à peine qu’elle l’avait aimé, Marianne pensait seulement qu’elle n’avait pas envie de revoir Napoléon...
Lorsque trois semaines plus tard, sa voiture s’engagea sous la voûte du château de Vincennes, Marianne jeta à Vidocq un regard chargé d’inquiétude.
— Etes-vous donc chargé de m’incarcérer ? demanda-t-elle.
— Mon Dieu non ! Simplement, c’est là que l’Empereur a décidé de vous donner audience ! Je n’ai pas à connaître ses raisons. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma mission s’arrête ici.
Ils étaient arrivés de Bretagne la veille au soir et Vidocq, en déposant Marianne dans la cour de sa maison, l’avait informée qu’il reviendrait la chercher le soir suivant afin qu’elle pût rencontrer l’Empereur, mais il avait ajouté qu’elle n’aurait pas à revêtir de robe de cour et qu’il lui fallait surtout s’habiller chaudement.
Elle n’avait pas bien compris la raison de cette recommandation, mais elle était si fatiguée qu’elle n’avait même pas cherché d’explication, pas plus qu’elle n’avait songé à demander son avis à Jolival. Elle avait gagné son lit comme le naufragé s’accroche à une épave : pour reprendre des forces avant ce qui allait venir et qui l’intéressait si peu. Une seule chose comptait : trois semaines s’étaient écoulées, trois semaines pénibles, cahotantes au long de routes interminables que le mauvais temps rendait exténuantes et qu’avaient jalonnées tous les incidents désagréables possibles : roues rompues, ressorts brisés, chevaux qui glissent et s’abattent, sans compter les arbres écroulés sous les coups de l’ouragan. Mais c’étaient tout de même trois semaines écoulées sur ces six mois au bout desquels Jason l’attendrait...
Quand elle songeait à lui, ce qui était à chaque heure, à chaque seconde du temps qu’elle ne donnait pas au sommeil, c’était avec une curieuse impression de vide intérieur, une sorte de faim inapaisable et douloureuse qu’elle trompait en cherchant à recréer constamment en esprit les instants si courts où il était demeuré près d’elle, où elle avait pu le toucher, tenir sa main, caresser ses cheveux, sentir l’odeur de sa peau, sa chaleur rassurante, la force avec laquelle, si faible encore, il l’avait serrée contre sa poitrine avant de lui donner ce dernier baiser dont le souvenir la brûlait encore et la faisait trembler.
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