Un doute, plus fort que la raison, demeurait encore en Marianne. Elle l’exprima :

— Sire ! Etes-vous bien sûr cette fois de ne point vous tromper ?

Il tressaillit, braquant sur elle un regard soudain glacé.

— Tu ne vas pas, aussi, me demander la grâce de celui-là ?

— A Dieu ne plaise. Sire !... si c’est bien lui !

— Viens ! Je vais te le montrer.

Ils pénétrèrent dans le donjon, franchirent le corps de garde dont, pour une fois, la porte était fermée, gravirent le bel escalier à vis jusqu’au premier étage où ils débouchèrent dans une salle gothique dont la voûte à quatre travées était supportée par un énorme pilier central. Là veillaient un geôlier... et Vidocq dont la haute taille se cassa en deux à la vue de l’Empereur. Aux angles de la pièce, des portes fortement armées donnaient sur les cellules prises chacune dans une tourelle. Un geste de Napoléon appela le geôlier.

— Ouvre sans bruit le guichet. Madame veut voir le prisonnier.

L’homme se dirigea vers l’un des angles, ouvrit un guichet grillagé et s’inclina.

— Approche ! dit Napoléon à Marianne. Regarde !...

Avec répugnance, elle vint jusqu’à la porte, craignant et souhaitant à la fois ce qu’elle allait voir, mais surtout redoutant de trouver là un visage inconnu, celui de quelque malheureux que l’on aurait réussi, par l’un de ces tours de passe-passe où l’on était si habile, à faire passer pour le vrai coupable.

Une lanterne, posée sur un escabeau, éclairait l’intérieur de la cellule ronde. Un feu brûlait dans la haute cheminée conique avec des éclatements joyeux mais, sur la couchette, un homme était étendu, des chaînes aux poignets et aux pieds et, cet homme, Marianne n’eut besoin que d’un regard pour constater qu’il était bien celui qu’elle espérait et redoutait à la fois de voir. C’était Francis Cranmere, c’était l’homme dont, un instant, elle avait porté le nom.

Il dormait. Mais d’un sommeil fiévreux et agité qui lui rappela celui du petit abbé espagnol, dans la prison de la Force, le sommeil d’un homme qui a peur et que cette peur taraude jusque dans ses rêves... Devant les yeux agrandis de Marianne, une main fine et blanche referma doucement le guichet.

— Alors ? demanda Napoléon. C’est bien lui, cette fois ?

Incapable de parler, elle fit signe que oui mais il lui fallut s’appuyer un instant à la muraille tant son émotion était forte, faite à la fois d’une joie sombre et d’une sorte d’horreur, de surprise aussi de voir enfin pris au piège le démon qui avait failli détruire à jamais sa vie. Quand elle l’eut un peu maîtrisée, elle releva les yeux, vit l’Empereur en face d’elle qui la regardait avec inquiétude et, plus loin, Vidocq, immobile contre le pilier central.

— Ainsi, dit-elle enfin, c’est pour lui... ce que j’ai vu en bas ?

— Oui. Je te le répète, je hais cet instrument que j’ai vu massacrer tant d’innocents et il me fait horreur, mais cet homme ne mérite pas de tomber, comme un soldat, sous les balles d’un peloton. Ce n’est pas à toi, ni même à Nicolas Mallerousse que j’offre cette tête, c’est aux ombres de mes hommes déchiquetés par ce boucher.

— Et c’est... pour quand ?

— C’est pour maintenant ! Voici le prêtre, d’ailleurs...

Un homme âgé, en soutane noire, émergeait, en effet, des ombres de l’escalier, un bréviaire à la main. Marianne secoua la tête :

— Il n’en voudra pas. Il n’est pas catholique.

— Je le sais, mais il n’était pas possible d’amener ici un pasteur. Qu’importe, d’ailleurs, à la minute où l’on meurt, la bouche qui parle de Dieu et prononce les paroles d’espoir en sa miséricorde, pourvu qu’elles soient prononcées...

Avec une légère inclination du buste, le prêtre se dirigea vers la porte close, précédé du geôlier qui s’empressait. Marianne saisit nerveusement le bras de Napoléon.

— Sire !... Ne restons pas ici ! Je...

— Tu ne veux pas voir cela ? Je n’en suis pas étonné. Au surplus, il n’entrait pas dans mes intentions de te faire assister à un tel spectacle. Je voulais seulement que tu sois certaine que, cette fois, ma justice ne se trompe pas et que rien ne pourra l’arrêter. Redescendons !... à moins que tu ne désires lui dire adieu...

Elle fit signe que non, courut presque vers l’escalier. Non, elle ne voulait pas revoir Francis, elle ne voulait pas triompher de lui à l’instant où il allait mourir pour qu’au moins la dernière pensée de cet homme, qu’elle avait aimé et dont un instant elle avait porté, le nom, ne fût pas, à sa vue, tournée vers la haine. Si le repentir était possible pour un homme tel que Francis Cranmere, il ne fallait pas qu’elle vînt en détourner le cours bienfaisant...

L’Empereur à sa suite, elle redescendit l’escalier, traversa le pont-dormant sans un regard à l’affreuse machine et se retrouva bientôt dans le désert blanc de la grande cour. La bourrasque qui la frappa en plein corps lui fit du bien. Elle lui offrit son visage brûlant. La neige recommençait à tomber. Quelques flocons se posèrent sur ses lèvres. Elle les aspira avec délices puis, se retournant, attendit que Napoléon, moins agile qu’elle, l’eût rejointe. Il reprit son bras et comme à l’aller, mais plus lentement, ils suivirent le chemin du pavillon de la Reine.

— Et les autres ? demanda soudain Marianne. Les tenez-vous aussi ?

— La vieille Fanchon et ses hommes ? Sois sans crainte : ils sont sous clef et ¡1 y a contre eux suffisamment de charges pour les exécuter cent fois ou leur faire passer une éternité de galères sans évoquer cette affaire. Ils seront jugés régulièrement et punis. Pour celui-là, c’était impossible... Il en savait trop et l’Angleterre eût peut-être réussi à le faire encore évader. Le secret s’imposait.

Ils étaient revenus dans la salle déserte où Roustan tisonnait le feu. Napoléon poussa un soupir et ôta son chapeau où la neige fondait en gouttelettes.

— Parlons de toi, maintenant. Quand les routes seront devenues un peu meilleures, tu retourneras en Italie. Je dois faire droit aux réclamations de ton époux parce qu’elles sont justifiées. L’Empereur n’a pas le droit de refuser au prince Sant’Anna de retrouver son épouse...

— Je ne suis pas son épouse ! protesta Marianne avec fureur. Et vous le savez parfaitement, Sire !

Vous savez pourquoi je l’ai épousé ! L’enfant n’est plus... il n’y a donc plus de lien entre moi et... cette ombre !

— Tu es sa femme, même si ce n’est que de nom. Et je ne comprends pas, Marianne, que tu fuies ainsi devant ton devoir ! Toi que je croyais si vaillante ! Tu as accepté l’aide de ce malheureux... car il ne peut pas ne pas l’être dans les conditions de vie qu’il s’est faites... et maintenant que tu ne peux plus remplir ta part du contrat tu n’as même pas le courage de chercher avec lui une franche explication ? Tu me surprends...

— Dites que je vous déçois ! Mais je n’y peux rien, Sire, j’ai peur ! Oui, j’ai peur de cette maison, de ce qu’elle contient, de cet homme invisible et des maléfices qui rôdent autour de lui. Toutes les femmes de cette famille sont mortes de mort violente ! Moi, je veux vivre pour retrouver Jason !

— Il fut un temps où tu voulais vivre pour moi ! constata Napoléon avec un peu de mélancolie. Comme les choses changent ! Comme les femmes changent... Au fond, je crois que je t’aimais mieux car, en moi, tout n’est pas mort pour toi et si tu voulais...

Elle eut un geste de protestation :

— Non, Sire ! Pas cela ! Dans une seconde vous allez me proposer... la solution commode que m’a suggérée un jour Fortunée Hamelin. Elle satisferait sans doute le prince Sant’Anna, mais, moi, j’entends me conserver à celui que j’aime... quels qu’en puissent être les risques !

— Eh bien, n’en parlons plus ! soupira Napoléon d’un ton si sec que Marianne comprit qu’elle l’avait vexé.

Dans son orgueil masculin, il pensait peut-être qu’une heure d’amour avec lui suffirait à rendre moins cuisant le regret de Jason et la ramènerait, soumise désormais, dans le plan de vie qu’il avait dû tracer pour elle.

— Il faut que tu ailles là-bas, Marianne, ajouta-t-il au bout d’un court silence, l’honneur et la politique l’exigent. Tu dois rejoindre ton époux. Mais sois sans crainte, il ne t’arrivera rien.

— Qu’en savez-vous ? fit Marianne avec plus d’amertume que de politesse.

— J’y veillerai. Tu ne partiras pas seule ! Outre cet étrange bonhomme qui t’a pratiquement adoptée, tu auras une escorte... une escorte armée qui ne te quittera pas et devra rester à ta disposition.

Marianne ouvrit de grands yeux.

— Une escorte ? A moi ? Mais à quel titre ?

— Disons... à titre d’ambassadrice extraordinaire ! En fait, c’est à ma sœur Elisa que je t’envoie et non pas à Lucques mais à Florence. Il te sera facile d’y régler tes comptes avec ton mari sans courir le moindre danger car je te chargerai de messages pour la grande-duchesse de Toscane. J’entends que, même là-bas, ma protection s’étende sur toi et qu’on le sache.

— Ambassadrice ? Moi ? Mais je ne suis qu’une femme.

— J’ai souvent employé les femmes. Ma sœur Pauline en sait quelque chose ! Et je ne veux pas te livrer pieds et poings liés à celui que tu as... toi-même... choisi d’épouser !

L’allusion était claire. Elle sous-entendait que si Marianne avait eu plus de sagesse elle eût fait confiance à son amant d’alors pour assurer son existence sans aller se fourrer dans une aventure impossible... Jugeant qu’il valait mieux ne pas répondre, elle choisit de s’incliner et lui offrit une révérence protocolaire.

— J’obéirai, Sire ! Et je remercie Votre Majesté de prendre soin de moi.

Mentalement, elle calculait déjà qu’une fois à

Florence il lui serait bien plus aisé qu’elle ne l’avait craint de gagner Venise. Elle ne savait pas bien encore comment elle réglerait son différend avec le prince Corrado, ni quelle forme d’arrangement il désirait lui offrir, mais une chose était certaine : elle ne vivrait plus jamais dans la grande villa blanche, belle et vénéneuse comme l’une de ces fleurs exotiques dont le parfum enchante mais dont le suc peut tuer...

Bien sûr, il y aurait l’escorte dont il faudrait se débarrasser...

La porte s’ouvrit soudain. Vidocq apparut. Il se contenta de s’incliner gravement sans un mot... L’Empereur tressaillit. Son regard tourna, accrocha celui de Marianne qui le soutint sans faiblir, bien qu’elle se sentît pâlir malgré elle.

— Justice est faite ! dit-il seulement.

Mais Marianne avait déjà compris que la tête de Francis Cranmere venait de tomber. Lentement, elle se laissa glisser à genoux sur les dalles que le feu réchauffait et, la tête baissée, les mains jointes, se mit à prier pour celui qui, désormais, n’aurait plus jamais le pouvoir de lui faire du mal... Afin de ne pas troubler sa prière, Napoléon s’éloigna et se perdit dans les ombres de la salle...

Le canon tonnait sur Paris. Debout derrière les fenêtres de sa chambre, en compagnie de Jolival et d’Adélaïde, Marianne l’écoutait, comptant les salves.

— Deux... trois... quatre...

Elle savait ce que cela signifiait : l’enfant impérial venait de naître ! Déjà, dans le milieu de la nuit, le bourdon de Notre-Dame et les cloches de toutes les églises de Paris avaient appelé les Français à la prière pour obtenir du ciel une heureuse délivrance et, dans la capitale, plus personne n’avait dormi. Marianne moins que toute autre encore, car cette nuit était la dernière qu’elle passait dans sa demeure.

Ses malles étaient prêtes, déjà chargées sur la grande berline de voyage et, tout à l’heure, quand arriverait l’escorte armée promise, elle prendrait la route d’Italie. Sur sa commode, les lettres impériales qu’elle devait remettre à la grande-duchesse de Toscane étalaient leurs rubans et leurs cachets rouges. Les meubles de sa chambre portaient déjà les housses de l’absence. Il n’y avait pas de fleurs dans les vases. Mais il y avait longtemps déjà que l’âme de Marianne avait déserté cette maison.

Aussi nerveux qu’elle, Jolival comptait à haute voix :

— Dix-sept, dix-huit, dix-neuf... Si c’est une fille, on dit qu’elle portera le titre de princesse de Venise.

Venise ! Il n’y avait plus que trois mois avant que le navire de Jason vînt jeter l’ancre dans sa lagune ! Et ce nom, fragile et diapré comme les verreries scintillantes de ses artisans, se parait de toutes les couleurs de l’espoir et de l’amour.

— Vingt... compta Jolival... vingt et un !...

Il y eut un silence, très court mais si intense qu’on eût dit que l’Empire tout entier retenait son souffle. Puis, les voix de bronze reprirent leur clameur triomphante :