Dans un fracas de tonnerre, la calèche enfila le pont de la Concorde, contourna les murs du palais du Corps Législatif. Le Russe gagnait du terrain et Marianne était sur le point d’exploser.
— Nous ne pourrons jamais nous en débarrasser avant la maison, cria-t-elle... Nous sommes presque arrivés.
— Espérez ! brailla Gracchus ! Voilà du secours !
En effet, un autre cavalier s’était lancé sur leurs traces. C’était un capitaine des Lanciers polonais qui, voyant cette élégante voiture visiblement poursuivie par un officier russe, venait de juger utile de s’en mêler. Avec joie, Marianne le vit couper la route du Russe qui, bon gré, mal gré, fut bien obligé de s’arrêter pour éviter d’être désarçonné. Instinctivement, Gracchus retint ses chevaux. La calèche ralentit.
— Merci, monsieur ! cria Marianne tandis que les deux cavaliers maîtrisaient leurs montures.
— A votre service, madame ! répondit-il joyeusement en portant à sa chapska rouge et bleu une main gantée qui, l’instant suivant, alla s’appliquer sur la joue de l’officier russe.
— Voilà un joli petit duel bien entamé ! commenta Gracchus. Un coup d’épée pour un sourire, c’est cher !
— Et si tu te mêlais de ce qui te regarde ? gronda Marianne qui n’était pas d’humeur à endurer le franc-parler de son cocher. Ramène-moi vite et reviens voir ce qu’il en est ! Tâche de savoir qui sont ces messieurs ! Je verrai ce que je peux faire pour empêcher la rencontre.
Un instant plus tard, elle mettait pied à terre dans la cour de son hôtel et renvoyait Gracchus sur les lieux de la dispute. Mais, quand, après quelques minutes, il revint, le jeune cocher ne put rien lui apprendre de plus. Les deux adversaires avaient déjà disparu et le petit rassemblement causé par l’altercation s’était évanoui. Très contrariée de cet incident, car elle craignait qu’il n’eût plus de publicité que l’offense n’en méritait et que l’Empereur n’en eût connaissance, elle fit ce qu’elle avait toujours fait en des circonstances analogues : elle attendit le retour d’Arcadius pour lui confier son problème.
Depuis la veille, la situation du vicomte de Jolival dans la maison de Marianne avait subi une certaine reconversion à la suite du long entretien au cours duquel celui-ci avait été mis au courant des derniers événements d’Italie : d’imprésario d’une cantatrice, Jolival avait été promu au double poste de chevalier d’honneur et de secrétaire de la nouvelle princesse, situation qui convenait parfaitement à son esprit universel, autant qu’à la solide affection qui l’attachait à la jeune femme. Il aurait ainsi la haute main sur toutes les affaires de la maison et singulièrement sur les affaires financières et les relations avec Lucques. Avec lui Marianne n’aurait rien à craindre des machinations étranges de Matteo Damiani, en admettant que le prince Sant’Anna ait eu la faiblesse de le conserver comme secrétaire, ou de tout autre intendant mis à sa place.
— Il est bien certain, avait ajouté Arcadius à la suite de cette conversation, que vous devez vous monter une maison plus importante que celle de Maria-Stella. Entre autres, il vous faudrait une dame pour accompagner, ou une lectrice.
— Je sais, avait coupé Marianne, mais je n’en prendrai cependant pas. Outre que je déteste que l’on me fasse la lecture, je n’ai aucun besoin d’une dame pour accompagner, surtout si notre chère Adélaïde veut bien cesser un jour ses folies et se souvenir que nous existons.
Le débat avait été tranché là-dessus et, pour son entrée en fonction, Arcadius se trouva donc nanti d’une mission de confiance : tenter d’empêcher un duel absurde entre un officier de la Garde Impériale et un officier étranger, mission qu’il accepta avec un sourire amusé, se bornant à demander à Marianne auquel des deux adversaires allait sa préférence.
— Quelle question ! s’écria-t-elle. Mais au Polonais, voyons. Ne m’a-t-il pas débarrassée d’un importun, et cela au péril de sa vie ?
— Ma chère, fit Arcadius sans s’émouvoir, l’expérience m’a appris qu’avec les femmes, ce ne sont pas toujours les sauveurs qui ont droit à la plus belle part de reconnaissance. Tout dépend de qui on les a sauvées. Prenez votre amie Fortunée Hamelin. Eh bien, je suis prêt à parier mon bras droit que non seulement elle n’aurait voulu, pour rien au monde, être « sauvée » de votre poursuivant, mais encore compterait à l’avenir au nombre de ses ennemis mortels l’imprudent assez... imprudent pour s’y risquer.
Marianne haussa les épaules.
— Oh ! Je sais, Fortunée adore les hommes en général et tout ce qui porte uniforme en particulier. Un Russe lui semblerait un gibier de choix.
— Peut-être pas tous les Russes... mais celui-là très certainement !
— On dirait, ma parole, que vous le connaissez ! fit Marianne en le regardant avec curiosité. Vous n’étiez cependant pas là, vous ne l’avez pas vu.
— Non, répondit Jolival aimablement, mais si votre description est exacte, je sais qui il est. D’autant plus que les officiers russes décorés de la Légion d’honneur ne courent pas les rues.
— Alors, c’est...
— Le comte Alexandre Ivanovitch Tchernytchev, colonel des Cosaques de la Garde Impériale russe, aide de camp de Sa Majesté le Tzar Alexandre Ier et son messager ordinaire avec la France. C’est l’un des meilleurs cavaliers du monde et l’un des plus invétérés coureurs de jupons des deux hémisphères. Les femmes en raffolent !
— Oui ? Eh bien pas moi ! s’écria Marianne furieuse de l’espèce de complaisance que Jolival avait mise à lui présenter l’insolent promeneur de Longchamp. Et, si ce duel a lieu, j’espère bien que le Polonais embrochera votre cosaque aussi proprement qu’un mercier de la rue Saint-Denis ! Séduisant ou non, ce n’est qu’un malotru !
— C’est, en général, ce que les jolies femmes disent de lui la première fois. Mais il est curieux de constater combien cette impression peut avoir tendance à se modifier par la suite ! Allons ! Ne vous fâchez pas, ajouta-t-il en voyant se charger d’orage le regard vert de son amie. Je vais voir si je peux arrêter le massacre. Mais j’en doute.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on n’a jamais vu un Polonais et un Russe renoncer à une aussi belle occasion de s’entre-tuer. L’agressivité mutuelle est leur état normal !
De fait, le lendemain matin, Arcadius, qui était sorti à cheval bien avant l’aurore, revint apprendre à Marianne, sur le coup de 10 heures, et alors qu’elle se promenait dans son jardin, que le duel avait eu lieu le matin même au Pré-Catelan, au sabre, et que les adversaires, sans s’être réconciliés, s’en étaient retournés dos à dos, l’un avec un coup de lame dans le bras (c’était Tchernytchev) l’autre, le baron Kozietulski, avec une blessure à l’épaule.
— Ne le plaignez pas trop, ajouta Jolival devant la mine désolée de Marianne, la blessure est assez légère et aura l’avantage de lui éviter d’aller faire un tour en Espagne où l’Empereur n’eût pas manqué de l’envoyer. Je ferai d’ailleurs prendre de ses nouvelles, soyez tranquille. Quant à l’autre...
— L’autre ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.
Le sourire, gentiment ironique, dont Jolival la gratifia, offensa Marianne qui, sans ajouter un mot, lui tourna le dos et continua sa promenade. Est-ce que, par hasard, son vieil ami se moquerait d’elle ? Quelle arrière-pensée renfermait-il dans ce sourire un brin sceptique ? Pensait-il qu’elle n’était pas sincère en affirmant que ce Russe ne l’intéressait pas, qu’elle pouvait être semblable à toutes ces femmes dont le beau cosaque faisait si aisément la conquête ? Ou encore que la solitude du cœur en faisait déjà une proie toute désignée pour les aventures faciles au fond desquelles tant de femmes cherchent le reflet, le simple reflet de l’amour ?
Elle fit quelques pas sur le sable fin des allées qui toutes allaient vers le bassin où chantait la fontaine. C’était un petit jardin fait de quelques tilleuls et d’une masse de roses embaumant sous le soleil d’été. C’était aussi une petite fontaine, un dauphin de bronze qu’étreignait un amour au sourire énigmatique. Rien de comparable en vérité avec les merveilles de la villa Sant’Anna, avec les grandes cascades grondantes, les eaux jaillissantes dont les sources se cachaient pour pleurer dans des murailles roulées comme des conques afin de répercuter le son, avec les nobles pelouses où passaient, hiératiques, les paons blancs de légende, où régnait la licorne fabuleuse. Ici, aucun étalon sauvage ne faisait résonner l’horizon sous le martèlement frénétique de son galop furieux, aucun cavalier fantôme n’éveillait les ténèbres de sa course solitaire, emportant jusqu’au bout de la nuit quel secret accablant, quel désespoir peut-être ?... Ici, c’était le calme douillet, policé, la mesure de bonne compagnie d’un petit jardin parisien : juste de quoi alimenter la rêverie mélancolique d’une jolie femme esseulée.
L’Amour au dauphin souriait dans la retombée des gouttelettes de cristal et, dans ce sourire-là aussi, Marianne crut lire une ironie : « Tu te moques de moi, pensa-t-elle, mais pourquoi ? Que t’ai-je fait moi qui croyais en toi et que tu as si cruellement déçue ? Tu ne m’as jamais souri que pour reprendre aussitôt ton présent ! Moi qui étais entrée dans le mariage comme on entre en religion, tu n’as jamais voulu que le mariage fût pour moi autre chose qu’une dérision. Et, cependant, me voici mariée pour la seconde fois... mais toujours aussi seule ! Le premier était un bandit, le second n’est qu’une ombre... et l’homme que j’aimais n’est plus que le mari d’une autre ! N’auras-tu jamais pitié de moi ? »
Mais l’Amour demeura muet et son sourire resta immuable. Avec un soupir, Marianne lui tourna le dos et alla s’asseoir sur un banc de pierre moussue où saignait un rosier grimpant. Elle se sentait le cœur vide. Il était comme l’un de ces déserts qu’une bourrasque crée en une nuit, emportant dans ses tourbillons jusqu’aux débris laissés par ses fureurs, jusqu’au souvenir de ce qui était auparavant. Et quand, pour essayer de réchauffer en elle le feu qui s’éteignait lentement, elle évoqua sa folie d’amour, les joies délirantes, les désespoirs aveugles que le seul nom, la seule image de son amant faisaient lever naguère en elle, Marianne, navrée, s’aperçut qu’elle ne trouvait même plus l’écho de ses propres cris. C’était... oui, c’était comme une histoire qu’on lui eût racontée, mais dont une autre eût été l’héroïne...
De très loin, comme du fond d’une enfilade d’immenses salles vides, elle crut entendre la voix persuasive de Talleyrand : « Cet amour-là n’est pas fait pour vivre vieux... » Se pouvait-il qu’il eût raison, qu’il eût « déjà » raison ? Se pouvait-il vraiment... que son grand amour pour Napoléon fût moribond, ne laissant derrière lui qu’une tendresse, une admiration, cette menue monnaie qu’abandonne en se retirant le flot d’or brûlant des grandes passions ?
3
LE BAL TRAGIQUE
Le soir du 1er juillet, une interminable file de voitures s’étirait tout au long de la rue du Mont-Blanc, débordait dans les rues adjacentes, envahissant même les cours des grands hôtels privés dont les doubles portes étaient demeurées ouvertes pour donner un peu plus d’espace et éviter autant que possible l’engorgement. Le bal que donnait l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwartzenberg, s’annonçait comme une réussite. On attendait l’Empereur et surtout l’Impératrice en l’honneur de laquelle était donnée la fête, et les quelque douze cents personnes qui avaient été conviées faisaient figure de privilégiés, tandis que deux ou trois bons milliers d’oubliés refusaient de se consoler d’un si cruel abandon.
Au pas, l’une derrière l’autre, les voitures s’engageaient dans la courte allée de peupliers qui menait à la colonnade d’entrée de l’ambassade, éclairée pour la circonstance au moyen de grandes torchères antiques dont les flammes dansaient joyeusement dans la nuit. L’hôtel qui avait naguère appartenu à Mme de Montesson, épouse morganatique du duc d’Orléans, n’était pas immense et ne pouvait être comparé, pour la somptuosité, avec celui de son opulent voisin, l’ambassadeur de Russie, logé par Napoléon dans le fastueux hôtel Thélusson qu’il avait racheté à Murat contre un million et l’Elysée, mais il était admirablement décoré et possédait un très grand parc où l’on trouvait même une petite ferme et un temple d’Apollon.
Ce parc avait d’ailleurs donné une idée à l’ambassadeur et, afin de pouvoir y accueillir tous ceux qu’il souhaitait recevoir sans être gêné par l’exiguïté relative de ses salons, il y avait fait construire une immense et éphémère salle de bal en bois léger, recouverte de toile cirée, qu’une galerie, elle aussi sans lendemain, reliait aux pièces de réception. Et il n’était bruit, dans tout Paris, depuis une semaine, que de la charmante décoration de cette salle.
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