— Venez, dit-il, nous avons encore bien des choses à voir.
En fait, le reste du château était moins évocateur. L’étage supérieur où Hortense avait sa chambre en comportait trois autres : celle du marquis dont la porte faisait face à celle de la jeune fille, une autre chambre ouvrant près de l’escalier et dont on lui dit qu’elle était réservée à d’éventuels visiteurs. Une troisième enfin dont la porte antique, de vieux bois noir armé de pentures de fer comme les autres portes, était curieusement renforcée d’une épaisse barre de verrou qu’un gros cadenas empêchait de glisser : une vraie porte de prison…
— Cette chambre était celle de la marquise mon épouse, dit le seigneur des lieux, répondant brièvement à l’interrogation muette d’Hortense. Depuis sa mort accidentelle je ne supporte pas que l’on y entre. Aussi l’ai-je fait barricader pour éviter que l’on n’y accède par inadvertance.
— Godivelle m’en a parlé hier au soir, lança Hortense étourdiment.
Elle fut étonnée du résultat. Instantanément, la belle sérénité quitta le visage du marquis et, contre elle, la jeune fille sentit tressaillir son bras.
— Que vous a-t-elle dit ? demanda-t-il brusquement.
— Peu de chose en vérité : que votre épouse avait été victime d’un accident… mais sans préciser lequel. Que lui est-il donc arrivé ?
Avec une étonnante mobilité, le masque de guerrier nippon se fit douloureux. Foulques de Lauzargues quitta le bras d’Hortense, fit quelques pas dans le couloir en tirant son mouchoir, se moucha, puis revint vers la jeune fille.
— Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. L’événement fut si cruel que, même après dix années, il m’est encore pénible de l’évoquer. La parole, plus encore que la pensée, est créatrice. Je craindrais trop, en vous relatant ce qui s’est passé ici, de réveiller les cauchemars qui m’ont assailli pendant tant d’années. Plus tard, peut-être…
Sa voix traînait une si lourde tristesse que Hortense eut honte, tout à coup, de son inquisition. De quel droit se permettait-elle de réclamer des explications à cet homme tellement plus âgé qu’elle ? Elle s’y était peut-être crue autorisée par l’atmosphère anormale, fantastique même, qui avait présidé à son arrivée. Il y avait eu sa rencontre avec le maître des loups, arrivant juste après ce voyage affreux dont elle ne voulait pas. Il y avait les préventions qu’elle nourrissait envers sa famille maternelle. Enfin, il y avait surtout l’étrange aventure de ce matin : le garçon qui fuyait, l’ordre incroyable donné au bossu par la bouche d’un père. De là à imaginer que tous les placards du château recelaient un cadavre et que l’âme du marquis était chargée des plus noirs péchés, il n’y avait qu’un pas trop facile à franchir.
— Pardonnez-moi, dit-elle enfin. Je n’ai pas voulu me montrer indiscrète, ni même curieuse, mais il est si étrange d’arriver dans une famille dont on ne connaît rien quand cette famille est la vôtre…
Il eut à nouveau pour elle le séduisant sourire qui l’avait tant frappée tout à l’heure et prit sa main entre les siennes qui étaient chaudes et d’une étonnante douceur.
— Ne vous excusez pas. Tout cela est bien naturel et j’espère sincèrement que, bientôt, vous serez nôtre.
— Je crains que ce ne soit pas très facile…
— Vous pensez que beaucoup de choses s’y opposent ?
— Sans doute, puisque vous n’acceptez même pas mon prénom. Ne parlons pas de mon nom…
— Soyez patiente. Cela passera. Je suis sûr, d’ailleurs, que vous deviendrez une vraie Lauzargues dans un avenir très proche.
La visite du second étage offrit elle aussi sa surprise, en dépit du fait que la disposition des pièces était la même qu’au premier. Hortense vit des portes closes qui étaient celles, voisines, du bibliothécaire-précepteur et de son élève. Celle qui s’ouvrit découvrit une bibliothèque, mais qui ne ressemblait guère à ce que Hortense avait pu voir jusque-là.
Rien de comparable avec celle de son père, haute pièce habillée d’acajou luisant, de tapisseries et de longs rayonnages où s’alignait, sous de précieuses reliures « aux armes », la majeure partie de ce que le monde avait pensé de beau, de grand ou plus simplement d’utile depuis qu’il existait. Les longs plis des rideaux de velours vert – Empire naturellement – rejoignaient l’immense tapis de la Savonnerie pour ouater confortablement la pièce où le banquier aimait à passer la plus grande partie des heures qu’il ne consacrait pas à sa banque. Là, tout n’était qu’ordre et beauté. On ne pouvait en dire autant de la bibliothèque de Lauzargues.
C’était une vaste salle mal tenue – Godivelle n’avait le droit d’y mettre ni les pieds ni le plumeau – qui ressemblait beaucoup plus à l’antre d’un sorcier qu’à un honnête cabinet de lecture. Dans de vastes armoires aux portes ouvertes s’entassaient, sans ordre, incunables précieux et livres en mauvais état perdant plus ou moins leurs feuillets. Des piles de papiers, couverts d’une écriture si fine qu’elle ne devait être lisible que de tout près ou avec une bonne loupe, couvraient la longue table qui tenait le centre, éparpillés autour d’un livre ouvert. Un peu partout, des bocaux contenant des reptiles, des paquets de plantes, des oiseaux empaillés et même, dans un coin, un antique fourneau éteint entouré de fioles de tailles et de couleurs variées et qui servait de support à une grosse cornue vide. On respirait là une odeur bizarre faite de poussière, de plantes séchées et de senteurs chimiques assez indéfinissables mais parmi lesquelles Hortense crut reconnaître le soufre.
Devinant, à l’expression du visage de sa nièce, la question qui allait venir, le marquis prit les devants :
— Monsieur Garland est un homme de sciences. Non seulement il s’intéresse vivement à l’histoire de notre famille qu’il a entrepris d’écrire, m’a-t-il dit, mais il se livre aussi à certaines recherches…
— Alchimiques, je pense ? J’ai vu un jour un tableau représentant un alchimiste dans son cabinet. On jurerait que cela a été peint ici…
— Ne prêtez pas trop d’attention à ce fatras, fit le marquis avec un dédain indulgent. Ce fourneau ne s’allume guère, sauf pour les leçons de mon fils. Monsieur Garland lui donne, je crois, une éducation très complète dans laquelle entre un peu de chimie mais encore plus de sciences naturelles. Il ne cesse de rechercher pour lui des spécimens de la flore et de la faune de nos montagnes dont vous pouvez voir ici des échantillons de toute sorte…
Comme tout à l’heure, le marquis enchaînait les phrases l’une à l’autre en parcourant la vaste pièce sombre. Il ouvrait un herbier qui n’avait pas dû être ouvert depuis longtemps si l’on en croyait la poussière qui l’habillait, montrait une curieuse pierre fossile, mirait près de l’étroite fenêtre un bocal où trempait un lézard vert et, somme toute, se donnait beaucoup de mal pour prouver à sa nièce que le bibliothécaire-précepteur était une sorte de puits de science et un esprit curieux de tout. Pourtant, une fois encore, la jeune fille éprouva l’étrange impression que ce discours sonnait faux. Peut-être à cause justement de la poussière qui recouvrait presque toute la pièce à l’exception de la table, peut-être aussi parce que, sous le livre ouvert écrit en vieux français et en caractères gothiques, un papier laissait voir un bout de dessin qui ressemblait davantage à un plan d’architecte qu’à un croquis de zoologie ou de botanique.
En dépit du feu – assez maigre d’ailleurs – allumé dans la cheminée conique, il faisait froid et humide dans cette salle destinée au travail intellectuel. Hortense s’en rapprocha, resserrant autour d’elle le châle de laine que Godivelle avait jeté sur ses épaules. Elle était très déçue. L’idée d’une bibliothèque existant au château l’avait emplie de joie car elle espérait pouvoir en tirer de quoi lutter contre ce qu’elle croyait bien devoir être un ennui profond. Or, tout ce qu’elle pouvait apercevoir en fait de livres était écrit en latin, en grec même, ou en vieux français. Ceux qui semblaient écrits dans une langue compréhensible offraient des titres aussi exaltants que : Traité de l’alimentation des lézards ou de la morphologie des pierres comparée à celle des animaux.
Comme le marquis achevait sa péroraison sur une sorte de point d’orgue : la contemplation quasi extatique d’une énorme racine de gentiane qui présentait la forme presque parfaite d’une pieuvre, Hortense osa dire ce qu’elle pensait :
— Vous ne parlez que de ce monsieur Garland !
— Naturellement. Je vous l’ai dit, c’est un homme tout à fait exceptionnel.
— Sans doute mais cette pièce me paraît lui appartenir beaucoup plus qu’à vous-même. Ce n’est pas une bibliothèque, c’est son cabinet de travail.
— Sauriez-vous me dire où est censé travailler un bibliothécaire ? En outre, pour moi, une pièce pleine de livres a toujours été une bibliothèque. J’avoue, d’ailleurs, que je n’ai jamais eu le goût de la lecture. Hormis certains livres qui me sont chers et que je garde par-devers moi, je ne me suis jamais senti en affinité avec eux. Surtout ceux-ci : ce ne sont que grimoires, savants traités, un fatras tout à fait hermétique pour moi mais dans lequel Garland se meut comme un poisson dans l’eau. Je préfère de beaucoup la musique…
— Jouez-vous d’un instrument ?
— Cela m’arrive. Voulez-vous que nous montions aux tours ?
Décidément, le marquis se refermait comme une huître dès qu’il était question de lui-même. Mais, en mentionnant son amour de la musique, il avait tout de même donné, sans le vouloir, une sorte de fil conducteur qu’Hortense se promit de suivre pour tenter d’en savoir un peu plus sur cet inconnu étrange qui aurait dû lui tenir de si près. Au couvent, elle avait appris la harpe et possédait un assez joli toucher. Les dimensions de la malle-poste ne lui avaient pas permis d’emporter son instrument mais il était toujours possible de le faire venir… si elle décidait de rester à Lauzargues. Ce qui était de moins en moins certain.
L’escalier de la tour avait encore quelques marches à leur offrir jusqu’au chemin de ronde qui ceinturait le château à près de cent pieds de hauteur. Elles étaient raides à souhait mais Hortense ne regretta pas ce petit effort supplémentaire car le panorama qu’elle découvrit, accoudée à un créneau, avait quelque chose de fabuleux : un moutonnement infini de bois noirs creusés de vallées, fendus de profondes ravines au fond desquelles bondissaient des torrents. Le soleil avait disparu sous un ciel épais, de ce gris jaunâtre, à peine lumineux, qui porte la neige. Il faisait plus noires encore les gorges escarpées où se cachaient des eaux vives. C’était une immense solitude où l’on cherchait en vain la moindre trace de l’homme.
— N’y a-t-il vraiment aucun village entre ici et la ville ? On dirait… que nous sommes seuls au monde, murmura la jeune fille qui sentait peser sur elle cette solitude.
— Vous regardez du mauvais côté…
Ils contournèrent la tour et, avec soulagement, Hortense aperçut, sur le coteau d’en face, quelques maisons, le clocher bas d’une église… De cette hauteur, le village paraissait proche mais, si haut que fût Lauzargues, il était plus haut encore et la vallée qui le séparait du château semblait un gouffre insondable…
— Sommes-nous loin ? demanda-t-elle.
— Une lieue environ. Ce village est de peu d’intérêt d’ailleurs. Nous n’y allons jamais…
— Pas même le dimanche ? Je n’ai pas vu de chapelle au château…
— La tour attenante à l’appartement de feue la marquise ma femme renferme un oratoire qui ne saurait s’appeler chapelle. Aussi avait-elle coutume d’entendre la messe dans celle qui se trouve en face de l’entrée du château… Et que vous n’avez sans doute pas vue en arrivant, cette nuit…
Sans lui répondre, Hortense courut jusqu’à l’endroit qui dominait la porte et aperçut en effet une chapelle, mais si bien abritée par une large saillie du rocher contre quoi elle se blottissait qu’elle passait tout à fait inaperçue. Murs de granit, toit de lauzes, elle se confondait aisément avec la montagne où elle s’appuyait, aussi timide et discrète que son redoutable voisin le château était arrogant. C’était une petite église romane avec un clocher carré à claire-voie, et qui n’avait pas l’air plus haute que le calvaire de pierre qui lui tenait compagnie, mais sa vue apporta une vraie joie à Hortense, lui faisant oublier tout à coup la bizarre angoisse dont elle ne pouvait se défendre depuis son arrivée. C’était Dieu qui était là, assis à la porte du château, et là où était Dieu il ne pouvait rien lui arriver de mal. En effet, le couvent et plus encore l’influence de Mère Madeleine-Sophie avait développé chez elle une piété profonde, dépouillée de toute bigoterie superstitieuse, une piété faite de tendresse et de confiance dans le Cœur Sacré de Jésus dont la dévotion était la raison d’être de la Mère fondatrice et de ses maisons.
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