— Comme elle est belle ! dit-elle, sincère. Je vais aller la voir tout de suite…

La voix soudain glacée du marquis la toucha brutalement.

— Je ne vous le conseille pas. Nous avons barricadé la porte. La chapelle tient à peine debout…

— Elle paraît pourtant solide.

— Vous pourriez me faire l’honneur de me croire. Je la connais mieux que vous. Elle est fermée depuis la mort de mon épouse…

— Elle aussi ? lâcha Hortense qui commençait à trouver que l’on barricadait beaucoup à Lauzargues. N’y allez-vous plus entendre la messe ?

— Vous voyez bien que c’est impossible.

— Alors, vous allez au village ?

— Je ne vais jamais à la messe !

Si l’un des merlons de la tour s’était soudain détaché pour lui tomber dessus, Hortense n’aurait pas été plus assommée. La joie venait de s’éteindre d’un seul coup comme une chandelle soufflée par un vent furieux. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose – elle ne savait trop quoi d’ailleurs, peut-être tout simplement une protestation – mais rien ne vint. Elle regarda le marquis mais il lui tournait le dos. Accoudé à un créneau, il regardait au-dehors sans souci du vent âpre qui se levait et qui faisait voltiger sa crinière blanche. Hortense ne voyait de lui qu’un profil perdu et songea que, vu d’en bas, il devait ressembler à quelque gargouille de cathédrale avec son long nez qui humait l’air à grandes goulées avides…

Une flambée de colère souleva Hortense et lui rendit la voix :

— Vous voudrez bien me faire conduire au village dimanche, s’entendit-elle déclarer. J’ai toujours entendu la messe depuis que j’ai l’âge de comprendre ce qu’elle signifie !

Il ne lui répondit pas. Il regardait quelque chose en bas avec l’intensité d’un chien de chasse en arrêt. La neige commençait à tomber et voltigeait sur son visage sans qu’il y prît garde. Intriguée, Hortense voulut se pencher à son tour, voir ce qui l’intéressait tant, mais brusquement il se détourna, saisit son bras et l’arracha presque au créneau où elle s’appuyait.

— Redescendons ! Vous allez prendre froid !

— Je vous assure que je n’ai pas froid.

— Allons donc ! Il règne sur ces chemins de ronde un courant d’air mortel. Venez, vous dis-je !

Il l’entraînait vers l’escalier avec une force dont elle ne l’aurait pas cru capable et qui la révolta. D’une secousse elle dégagea son bras, se dirigea calmement vers le trou noir où s’amorçaient les marches mais, au seuil de la première, se retourna.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit, marquis ? Je veux aller à la messe dimanche !

— Nous verrons cela ! Fit-il avec agacement. Descendez ! On a besoin de moi ! Et… pendant que j’y pense, ne vous semble-t-il pas que « mon oncle » serait plus approprié, et surtout plus respectueux que « marquis » ? Nous ne sommes pas compagnons de cercle, j’imagine ?

— Nous verrons cela, riposta Hortense avec insolence. Quand j’aurai vraiment la certitude d’avoir en vous un oncle !

Elle avait décidé de descendre calmement mais, entendant soudain les aboiements frénétiques des chiens, elle dégringola presque en courant. Elle arriva dans le vestibule juste à temps pour voir rentrer Eugène Garland.

La tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, il marchait comme un héron précautionneux sur les galets glissants. Son habit brun était tout moucheté de neige et des gouttes coulaient sur ses lunettes qu’il ôta pour les essuyer.

— Eh bien ? interrogea M. de Lauzargues qui arrivait derrière Hortense.

L’homme eut un geste des épaules qui traduisait son impuissance :

— Rien. J’ai donné vos ordres à Chapioux. Il vient de partir. Jérôme est avec lui…

— J’ai entendu. Nous y allons aussi ! Mettez quelque chose de plus chaud que cette guenille !

Lui-même attrapait une grande cape noire, comme en portent les bergers, qui pendait à une patère près de la porte, en drapait sa maigre silhouette tandis que Garland s’emmitouflait dans une sorte de châle qui, cette fois, lui donna l’air d’une sorcière.

La porte claqua derrière eux avec un bruit définitif, une sorte de défi de la rouvrir sans l’assentiment du maître. Hortense demeura seule dans le vestibule mal éclairé par la lointaine fenêtre qui s’ouvrait au fond. Elle se sentait frustrée, mécontente et terriblement seule… Le doux autrefois reculait, reculait dans les profondeurs du temps… Même l’austère existence du couvent, vue du fond de ce tombeau antique, paraissait à présent pleine de joie et de gaieté. Au moins elle portait la vie et il arrivait que l’on s’y amusât…

Brusquement, ses nerfs la lâchèrent. Elle était trop jeune pour cette souffrance et ce déracinement brutal et il y a des limites à la résistance. Sans même trouver le courage de remonter jusqu’à sa chambre, elle se laissa tomber sur le vieux banc de chêne qui faisait face au saint de bois, imperturbable sur son coffre, et éclata en sanglots… Le soulagement fut immédiat. Pourtant, elle avait la sensation qu’il n’y aurait jamais de fin à ses larmes. Elle allait pleurer là, dans ce vestibule glacial où le froid vous tombait sur les épaules comme une chape de neige, jusqu’à épuisement, jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de forces du tout… Par les romans de chevalerie, comme par ceux échevelés et douceâtres de Mme de Genlis, elle savait que l’on pouvait mourir de chagrin. Peut-être, pour y arriver, suffisait-il de pleurer assez longtemps pour que le cœur cède ?…

Le premier signe avant-coureur d’une vie qui n’était sans doute pas décidée à la quitter si vite fut une chaude odeur de pain cuit jointe à une autre, inconnue mais suave. Cependant, elle ne consentit à en prendre conscience qu’au moment où deux mains fermes la prirent aux épaules pour l’obliger à se lever.

— Ne restez pas là, demoiselle Hortense ! fit Godivelle qu’elle n’avait pas entendue venir sur les grosses pantoufles qu’elle ne quittait jamais, se contentant de les glisser dans des sabots quand elle sortait. Il fait un froid à prendre la mort dans cette salle. Allons, venez à la cuisine ! Au moins il y fait bon…

Comme l’enfant qu’elle était encore, Hortense se laissa emmener sans résistance. C’était vrai qu’elle avait froid, froid au plus profond de l’âme, ce genre de froid que devaient éprouver les nouveau-nés que l’on abandonnait aux tours des couvents. Au fond de son chagrin pourtant, quelque chose était venu la frapper :

— Vous… vous m’avez donné… mon nom, Godivelle ?…

— Je crois que vous en avez besoin. C’est pas bon d’avoir l’impression de ne plus être soi-même. Et puis, tant que les oreilles de Monsieur le Marquis ne traînent pas aux alentours…

La cuisine fit à Hortense l’effet d’un coin de paradis. Le feu flambait joyeusement dans l’âtre immense dont l’arc de pierre outrepassé abritait le foyer et le four à pain. Les murs en étaient noircis, aussi bien par le temps que par des milliers de feux, mais, sous sa voûte vénérable qui avait abrité les gens de tous les Lauzargues du passé, elle gardait quelque chose d’accueillant. Cela tenait à une foule d’humbles détails : la grossière faïence fleurie qui s’alignait sur un vieux buffet de chêne foncé, la longue table usée par le frottement de centaines de coudes et qui, entre ses deux bancs, trouvait le moyen, par la grâce de Godivelle, d’être aussi luisante que la peau d’une châtaigne, les ustensiles de cuivre rouge, les pots de grès et, pendus à des crocs de fer plantés dans la voûte, les jambons, les saucissons et les chapelets d’oignons qui attendaient d’être consommés.

Dans l’angle le plus proche de l’étroite fenêtre enfoncée dans l’épaisseur du mur, une sorte de monument de bois découpé, accolé d’une grande horloge, abritait un lit clos de rideaux rouges assortis à l’édredon épais, piqué de dessins fantastiques qui, avec une pile d’oreillers bien blancs, constituait l’alcôve de Godivelle. Comme dans toutes les maisons paysannes c’était un lit court où l’on dormait assis plus que couché et étayé par les oreillers. Un petit bénitier de porcelaine où trempait un brin de buis était accroché au fond de l’alcôve sous un Christ de bois noir. Un banc de bois était fiché sous l’ouverture du lit et permettait d’y monter…

La souillarde occupait la tour attenante avec son grand évier de grès, ses cruches, son seau, ses torchons et son chaudron de cuivre rouge que l’on pouvait porter sur la tête grâce à son fond arrondi qui se plaçait bien dans le coussinet rond. Il y avait là aussi le puits grâce auquel jamais, au cours des siècles, Lauzargues ne s’était rendu à quelque ennemi que ce soit. Seuls, la trahison ou l’or avaient jamais pu en venir à bout tant ses murs étaient solides et ses défenseurs valeureux.

Quant à l’éclairage de la cuisine, il était fourni, comme au Moyen Age, par deux torches enduites de résine qui dégageaient une senteur forestière mais aussi une noire fumée qui veloutait les murs comme s’ils avaient été tendus de daim noir. Au-dessus de la cheminée – on disait le « canton » – s’alignaient lanternes de fer noir et bougeoirs de cuivre brillant destinés les unes aux vents du dehors, les autres au service des chambres.

Dans la cheminée, de petites niches étaient creusées pour le sel ou les allumettes et, sur le feu qui flambait dru, une grosse marmite de fonte noire était accrochée à une crémaillère faite d’anneaux. Il y avait aussi une longue pelle plate et un vaste récipient pour les cendres de bois que l’on recueillait en vue de la lessive.

Debout devant la gueule rougeoyante du four à pain ouvert, le jeune valet porte-torche de la veille venait de saisir la longue pelle et s’occupait à sortir trois grosses miches rondes à la croûte brune et odorante qu’il déposait dans des corbillons. Mais, comme il se disposait à mettre en ses lieu et place un grand plat qui reposait sous une serviette blanche, Godivelle lui sauta littéralement dessus.

— Touche pas, Pierrounet ! Depuis le temps, tu devrais savoir que je ne laisse jamais personne enfourner le « pounti[8] » !

— C’est qu’je ne savais point combien de temps que vous seriez dehors, la tante, s’excusa le gamin, et l’four il est juste à point.

— Qu’est-ce que tu croyais ? Que j’étais partie à la foire de Chaudes-Aigues ? Allez, ôte-toi de là ! C’est pas demain la veille du jour où je laisserai un galapiat s’occuper de ma cuisine. Ça serait du beau !

— C’est pas sûr, la tante ! Depuis le temps que j’vous vois faire, j’ai pris du savoir qui pourrait vous surprendre !…

— On verra ça plus tard ! Pour le moment je n’ai pas envie d’être surprise. Va plutôt me tirer de l’eau et laisse la place. Venez vous asseoir ici près, notre demoiselle. Vous avez l’air d’un petit chat qui vient de passer la nuit dans la neige…

Tandis que Godivelle, avec des gestes onctueux d’officiant à l’autel, enfournait le grand plat de terre et l’accompagnait du traditionnel « piquant » aux pommes[9], Hortense vint s’asseoir sur l’un des deux bancs de pierre qui flanquaient la cheminée. Cette petite scène domestique, si simple et si familière, la réchauffait presque autant que le feu qui lui rougissait les joues. Elle sourit au jeune garçon qui la saluait gauchement en tirant son bonnet de laine avant de s’en aller exécuter l’ordre reçu :

— C’est votre neveu, Godivelle ? Il vous appelle « tante ».

— Mon petit-neveu, mais il n’a plus que moi. Sa pauvre mère est morte en lui donnant le jour. Quant à son père…

Elle s’arrêta comme si quelque chose la gênait ou comme si elle en avait trop dit.

— Eh bien, son père ? insista Hortense.

— Il a été tué en 1812, au fond de la Russie, en passant une rivière dont j’ai même jamais été capable de me rappeler le nom.

— La Bérézina ?

— Oui. Je crois que c’est ça… Un nom de sauvages. Il paraît qu’il y faisait encore plus froid qu’ici.

Godivelle s’était retournée vers la table et, attirant à elle un panier, elle y prit un gros chou vert, rond et serré qu’elle se mit à éplucher avec application. Un silence tomba peuplé seulement par l’éclatement des étincelles et le grincement du treuil que Pierrounet manœuvrait pour tirer de l’eau.

— Vous n’avez pas beaucoup de raisons de regretter l’Empereur, n’est-ce pas ? Et ça ne doit pas vous faire très plaisir de voir ici sa filleule ? murmura tristement Hortense.

Godivelle se retourna brusquement, le couteau en bataille.

— Vous ne devez pas être la seule à être sa filleule, demoiselle Hortense ! Par contre, vous êtes la seule fille de votre mère, notre demoiselle Victoire qui était si belle et si douce. Quant à Napoléon, faut pas croire qu’on était contre, dans nos campagnes. Il régnait mais, avec lui, il n’y avait plus de dîme ni de droits seigneuriaux. On le regretterait même s’il n’avait pas battu notre Saint Père le Pape et, surtout, pris tant de nos hommes et de nos garçons. Seulement il a exagéré…