De l’autre côté du ravin, les yeux d’Hortense rencontrèrent la petite chapelle emmaillotée de neige, serrée frileusement contre son rocher avec un air d’abandon qui lui serra le cœur. La maison de Dieu ressemblait à ce qu’elle était : une vieille bâtisse acculée à la mort par la volonté du puissant château dressé en face d’elle, du repaire féodal fort de ses tours, de ses murailles et de son intransigeance qui attendait froidement sa ruine après l’avoir bâillonnée, étouffée. La jeune fille fut prise d’une grande envie de la rejoindre pour la voir de près, la toucher, essayer d’y entrer peut-être. Le danger signalé par le marquis ne lui faisait pas peur : elle voulait aller prier Dieu chez lui ! Mais ni les minces semelles de ses souliers ni sa robe de laine fine n’étaient indiquées pour une expédition dans la neige.
Remontant précipitamment à sa chambre, elle chercha les grosses chaussures dont elle se servait pour courir les bois quand elle se trouvait au château de Berny, la demeure forestière de son père. Elle les chaussa, prit une grande écharpe dont elle enveloppa sa tête puis, redescendant, saisit au passage, au portemanteau du vestibule, l’une des épaisses capes que l’on y laissait en permanence. Il lui semblait que ce vêtement rustique serait mieux adapté à l’expédition projetée que l’un de ses propres manteaux sentant un peu trop la grande ville. La cape était faite d’un tissu brun épais et bourru qui grattait un peu mais qui l’enveloppa immédiatement d’une bonne chaleur. Ainsi équipée, Hortense descendit le chemin, prenant soin de placer ses pas dans les traces laissées par les deux hommes.
Deux minutes plus tard, elle avait atteint la porte de la chapelle, barricadée en effet par deux planches clouées en travers. Des planches qu’elle tenta vainement d’ébranler : c’était du travail bien fait et les planches étaient solides. Aussi solides que la porte qui n’avait pas du tout l’air prête à s’écrouler.
Déçue mais non découragée, Hortense entreprit de faire le tour du bâtiment. S’il menaçait ruine au point qu’il fallût en interdire l’entrée, il devait y avoir quelque part une brèche par laquelle il serait peut-être possible de se glisser. Ce n’était pas une entreprise facile car, si le sentier menant à l’entrée demeurait encore vaguement tracé, les murs étaient défendus par une épaisse couche de broussailles, ronces, genêts et fougères roussis, noircis sous les plumes légères de la neige qui s’y accrochait. En outre, le passage entre la chapelle et le rocher n’était pas très large.
En plongeant au milieu des buissons, Hortense bénit sa grosse cape. Elle permettait d’affronter les épines sans y laisser le moindre lambeau. Ses vêtements parisiens auraient été lacérés. Grâce à sa cape et au prix, modeste, de quelques égratignures, la jeune fille réussit à faire le tour complet puis revint s’asseoir sur les marches usées du petit calvaire après en avoir balayé la neige. Mais en proie à un monde d’incertitudes : la chapelle était en parfait état. Non seulement ses murs n’offraient aucune brèche, mais l’observateur le plus attentif n’aurait pu y trouver la moindre faille.
Levant la tête vers le toit, Hortense considéra la cloche immobile dans son clocher à claire-voie. Elle semblait solidement attachée et, très certainement, ne demandait qu’à prendre sa volée. Le mystère non seulement demeurait entier mais encore s’épaississait. Une colère impuissante envahit la jeune fille. Elle adorait le son des cloches. Ne pouvoir entendre celle-ci la désolait.
— Quel dommage ! murmura-t-elle, navrée.
Un éclat de rire lui répondit et, presque en même temps, Jean de la Nuit fut devant elle, sortant on ne savait d’où. Son grand chapeau balaya la neige dans un salut théâtral tandis qu’il déclamait, moqueur :
« Bon an, bon jour et bonne étrenne
Ma dame, vous soit aujourd’hui donnée…
et bénie soit mon étoile qui me permet de vous rencontrer ! »
— Vous m’avez fait peur. Je ne vous ai pas entendu venir…
— La neige étouffe les bruits mieux que le plus épais tapis… Mais je vous ai entendue soupirer. A quoi donnez-vous tant de regrets ? A cette chapelle bâillonnée par la volonté d’un fou ?
— Le fait de m’avoir tirée d’un mauvais pas vous donne-t-il le droit d’attaquer devant moi le parent qui me donne l’hospitalité ?
— En aucun cas… s’il vous la donnait réellement. Mais il vous la vend, si j’ai bien compris, et vous ne lui devez pas plus de reconnaissance qu’à l’hôtelier qui vous abrite une nuit sous son toit. Si vous étiez misérable, jamais vous n’auriez été admise à l’honneur de pénétrer sous les voûtes séculaires de Lauzargues ! Mais vous êtes riche et, en vertu de cette circonstance, le marquis daigne oublier ce qu’il a toujours appelé la trahison de sa sœur !
Mécontente, Hortense se releva. Il lui déplaisait d’être presque accroupie aux pieds de cet homme. Pourtant, il était si grand que même debout, elle devait lever la tête.
— Vous me faites regretter d’avoir trop parlé, l’autre nuit, dans le désarroi où je me trouvais. Mais je ne crois pas vous avoir jamais confié que j’étais riche !
— Les courants d’air s’en sont chargés. Ces vallons résonnent comme des tambours quand leur tombe une nouvelle extraordinaire. Les colporteurs sur les routes et les commères sur les marchés les font voler. Il suffit de peu de chose vous savez ? Quelques commandes faites par le marquis ou par Godivelle. Il y avait beau temps que l’on ne savait plus, ici, ce que c’était qu’acheter du café ou du chocolat… A présent, si ma jeune fille perdue de l’autre soir s’est muée en nièce affectueuse et dévouée, je retire tout ce que j’ai dit et lui demande mille pardons ! Mais, tout à l’heure vous n’offriez pas l’image même du bonheur. J’ai voulu vous aider… Je voudrais tant vous aider !…
Sa voix profonde et chaude s’était faite si douce, tout à coup, que Hortense sentit s’évanouir son mécontentement. Ce grand diable au comportement si étrange pouvait avoir, quand il le voulait, un charme infini. Peut-être à cause de ses yeux si bleus ou de l’éclair blanc de son sourire dans la broussaille noire qui encombrait son visage. Hortense à cet instant n’avait plus du tout envie de lui dire des choses désagréables et même elle répondit à son sourire. C’était d’ailleurs lassant d’être en guerre perpétuelle avec tout le monde.
— Vous ne pouvez pas grand-chose, soupira-t-elle. J’avais envie d’entrer dans cette chapelle et j’en ai fait le tour pour voir s’il n’y avait pas, quelque part, une brèche. J’aimerais tant… y prier…
Soudain grave, il étendit devant elle ses grandes mains brunes.
— Voulez-vous que j’arrache les planches, que j’enfonce cette porte ? Dans un instant, vous pouvez être à l’intérieur…
Déjà, il se dirigeait à grandes enjambées vers la porte barricadée. Hortense lui courut après, trébuchant dans la neige.
— Non. Je vous en prie !… N’en faites rien !
— Pourquoi, si cela vous fait plaisir ?
— Pas au point d’être, ici, la cause d’un drame. Il m’a semblé, l’autre soir, que vous ne vous aimiez guère, le marquis et vous. Je ne veux pas envenimer les choses. En fait, ce que je regrettais le plus c’était de voir, dans le clocher, cette cloche immobile et muette. Cette cloche qu’on ne doit plus jamais entendre.
Instinctivement, elle avait posé sa main sur le bras du garçon qui tressaillit à ce contact et se pencha pour mieux voir les beaux yeux dorés où montaient les larmes.
— Cela vous fait tant de peine ?
De la tête elle fit signe que oui en ravalant ses larmes.
— Vous n’êtes pas la seule. Ils sont nombreux, aux alentours, ceux qui regrettent de ne plus entendre la cloche des perdus.
— Des… perdus ?
— Voilà des siècles que par la neige, le brouillard et la tempête elle guidait le voyageur égaré sur la planèze. Cette chapelle est dédiée à saint Christophe qui protège les grands chemins et ceux qui les suivent. Le marquis n’avait pas le droit de fermer la chapelle.
— Pourquoi alors les gens d’ici ne l’ont-ils pas obligé à la rendre au culte ?
Jean se détourna et, les bras croisés sur la poitrine, il enveloppa du regard les solitudes environnantes.
— Parce que, même s’il n’est plus riche, même s’il n’a plus qu’un vieux château lézardé, ils ont encore peur de lui. Et aussi… parce qu’il court de mauvais bruits sur Lauzargues.
Brusquement, il se retourna vers Hortense, la prit aux épaules :
— Devez-vous vraiment rester ici ?…
— Je crois que oui…
— Bien sûr ! Pourtant, j’aimerais tant vous savoir ailleurs !… Vous n’êtes pas faite pour ce pays…
Il la lâchait au moment même où, peut-être, elle allait se laisser aller contre lui, poussée par quelque chose de plus fort qu’elle. Elle s’en rendit compte et, honteuse, murmura, d’une petite voix timide :
— Merci, tout de même, de m’avoir proposé d’ouvrir pour moi cette porte… Depuis que je suis arrivée ici, vous êtes la première personne qui essaie, vraiment, de me faire plaisir…
— Est-ce que Godivelle ne vous traite pas bien ?
— Si ! Oh si – Elle est très bonne, très attentive – mais pas au point de risquer une colère du marquis !
— Elle a des excuses. Elle ronchonne bien de temps en temps mais elle le craint. Et puis… elle l’aime !
— Est-ce que c’est vraiment possible ?
— D’aimer Foulques de Lauzargues ?…
Un instant il resta silencieux. Puis, avec un soupir si profond qu’il semblait venir des entrailles mêmes de la terre, il reprit :
— Oui, c’est possible. Terriblement possible. Je sais au moins une femme qui est morte de l’avoir trop aimé…
Tombant des hauteurs de la motte féodale, la voix de Godivelle coupa la question qui montait tout naturellement aux lèvres de la jeune fille.
— Demoiselle ! Demoiselle Hortense ! Voulez-vous rentrer tout de suite.
Toute mélancolie balayée, Jean de la Nuit se tourna vers elle, agitant son chapeau noir :
— Ne crie pas si fort, Godivelle ! Je ne vais pas la dévorer, ta demoiselle ! Je te la rends – tout entière ! Il vaut mieux que vous rentriez, ajouta-t-il pour Hortense. La nuit va bientôt tomber et l’on n’aime guère me voir par ici.
Elle voulut le retenir encore.
— Je vous reverrai ?… J’aimerais tant que nous soyons amis ! J’ai tellement besoin d’un ami !
Il avait recoiffé son grand chapeau et allait s’éloigner mais, soudain, il se pencha vers le petit visage implorant.
— Je serai votre chevalier, votre serviteur s’il vous plaît, Hortense, et vous pourrez m’appeler chaque fois que vous aurez besoin de moi. Mais je ne crois pas pouvoir être jamais votre ami !
— Oh… pourquoi ? fit-elle désolée.
Il se pencha plus bas encore, presque à toucher du nez celui de la jeune fille, et elle sentit la chaleur de son souffle sur son visage.
— Parce que vos yeux sont trop beaux !
L’instant suivant, il était déjà loin, emportant avec lui sa force et sa chaleur. Désemparée, tout à coup, Hortense cria, les mains en porte-voix :
— Mais comment vous appeler… si j’ai besoin de vous ?
— Quand souffle la « traverse », le vent qui vient de l’ouest, criez mon nom ! Il y aura toujours quelqu’un pour vous entendre…
— Et si…
Mais déjà il avait disparu. Il n’y avait plus, dans le vallon, que les cris de Godivelle réclamant le retour d’Hortense. Celle-ci, d’ailleurs, n’avait plus envie de s’attarder. En dépit de son épais vêtement, elle avait froid, de ce froid étrange qui l’avait saisie en arrivant à Lauzargues. Un froid qui venait de l’intérieur comme si, en s’éloignant, le maître des loups avait emporté avec lui toute la chaleur de son sang… Pourtant, en remontant vers le château, elle ne se sentait plus aussi seule. Et cette impression ne venait certes pas de ce que Godivelle, génie familier courroucé, l’attendait au seuil, l’œil en bataille et les mains nouées sur son devancier bleu.
— On voit bien, gronda-t-elle en hochant si furieusement la tête que les barbes de son bonnet s’agitèrent comme les ailes d’un moulin, on voit bien que le maître n’est pas au logis ! Autrement, ce bon-à-rien ne se permettrait pas de venir jusqu’ici !
— Êtes-vous certaine qu’il ait si peur de votre maître ? Et puis le chemin est à tout le monde. Quant à la chapelle, elle est à Dieu, même si le marquis s’en prétend propriétaire au point d’empêcher que l’on y entre !
Godivelle darda sur Hortense un regard soupçonneux :
— Vous voilà bien « remontée » on dirait ?… Je sais bien qu’il n’a jamais peur de rien, ce meneu d’loups ! Ce sont bien plutôt les autres qui ont peur de lui. Vous croyez que c’est chrétien d’entretenir commerce avec ces créatures du Diable, de leur parler, de s’en faire obéir ?
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