La joie de tout à l’heure avait disparu chez Hortense. Et aussi sa certitude…
La terreur qui emportait les habitants du château dans ses tourbillons – on avait trouvé Pierrounet tapi, dents claquantes, derrière le pétrin de la cuisine – l’entraînait elle aussi. Pelotonnée au coin d’un feu qu’elle ne se résignait pas à couvrir, pas plus qu’elle ne se décidait à gagner son lit qui dans son ombre verte lui paraissait hostile et froid, elle épia longuement, enveloppée d’une couverture, les chuchotements de la maison et les bruits du dehors.
Jamais, jusqu’à présent, elle n’avait craint les ténèbres ni cru aux fantômes et tout ce qui, en elle, était clarté, courage et simple logique s’opposait encore farouchement à ces croyances obscures venues du fond des âges. Mais ce qui venait de se passer n’en était pas moins inexplicable… Si Jean était venu cette nuit faire tinter la cloche de la chapelle, le fermier et ses limiers auraient trouvé au moins une trace. Or, ils n’avaient rencontré que la vieille peur de l’Invisible qui les avait rejetés, inquiets, à l’abri de leurs murs.
Une chose était certaine : un mystère enveloppait la mort de la marquise. Un mystère qui n’en était pas un pour tout le monde d’ailleurs. Même la douleur la plus cruelle ne peut expliquer les portes barricadées, excuser cette église condamnée, étouffée comme si elle recelait un terrible danger. Un mort bien-aimé cela se pleure, cela se vénère, cela s’enterre bien sûr… mais sous des fleurs. Pas sous des verrous ! Ni sous une inexplicable conspiration du silence… C’était comme si tous ici craignaient cette morte dont pourtant chacun s’accordait à proclamer qu’elle avait été douce, timide et de peu de sens…
Lorsque l’on redoute de voir ou d’entendre quelque chose, il est bien rare que l’on ne réussisse pas, effectivement, à voir ou à entendre. L’imagination stimulée par la peur crée ses propres images. Vers minuit, alors qu’elle commençait à s’assoupir, Hortense se redressa brusquement, le cœur battant la chamade… Dans la pièce voisine, celle qui avait été la chambre de la marquise, un bruit venait de se faire entendre, une sorte de long glissement étouffé par l’épaisseur de la muraille. Puis ce furent trois coups sourds, bien détachés, enfin un sifflement assez semblable à celui du vent sous une porte…
Recroquevillée dans son fauteuil, Hortense osait à peine respirer. L’absence du marquis la laissait seule à cet étage du château… Son courage naturel la poussait à prendre une chandelle et à sortir de sa chambre pour voir… Mais pour voir quoi ? D’ailleurs, la terreur la paralysait.
Elle resta là des heures, incapable de bouger, guettant des bruits qui ne revinrent pas. Ce fut seulement au chant du premier coq qu’elle réussit à se jeter sur son lit pour y sombrer enfin dans un profond sommeil.
CHAPITRE V
L’OMBRE BLANCHE
Assise sur la pierre de l’âtre, un plein panier de châtaignes à côté d’elle, Godivelle épluchait ses fruits comme si elle leur en voulait personnellement. Elle ressemblait à un bourreau du Moyen Age essayant de faire avouer un patient, et arrachait les coques brunes et luisantes avec des gestes farouches. Assise en face d’elle Hortense la regardait faire et mâchonner son indignation et ses craintes. Tout en prenant le Ciel à témoin du peu de considération que les défunts montraient aux vivants, elle affirmait que les événements de la veille ne pouvaient signifier qu’une chose : un malheur allait s’abattre sur la maison avant longtemps.
— C’est un avertissement ! répétait-elle. Et ça ne peut pas être autre chose : Chapioux a refait le tour de la chapelle ce matin et il est certain, à présent, qu’il y a de la diablerie là-dessous !
— Pourquoi en est-il si sûr ?
— Oh, pour ça, il a une bonne raison. Si vous voulez faire sonner une cloche, vous tirez sur la corde, pas vrai ?… Eh bien, il n’y a pas le plus petit bout de corde là-haut. Et pas davantage de trace de quelqu’un qui serait monté par l’extérieur. Ça se verrait sur la neige et il n’en est pas tombé d’autre cette nuit. Mais Chapioux a tort de penser au Malin. Moi, je dis que c’est notre défunte maîtresse qui veut nous faire savoir quelque chose. Et comme il n’y a personne ici qui l’intéresse plus que son enfant j’ai bien peur que ça nous annonce du mauvais pour Monsieur Etienne.
Lâchant son couteau, elle se signa précipitamment puis reprit son ouvrage après avoir essuyé, du dos de la main, une larme qui roulait sur sa joue. Ne voulant pas être indiscrète, Hortense alla jusqu’à l’entonnoir de pierre où se logeait la fenêtre. De la cuisine on découvrait un autre côté du promontoire où se dressait le château. Celui qui se terminait par une sorte de falaise rocheuse tombant à pic sur le torrent… Un endroit où il était facile de quitter ce monde sans doute. Un pas, rien qu’un tout petit, et c’était l’accident mortel. Hortense tressaillit, se secoua. A quoi allait-elle penser ? Mais elle ignorait les cheminements secrets de la pensée.
— Comment est morte ma tante Marie ? demanda-t-elle, employant pour la première fois le titre familial, afin d’affirmer son droit à une réponse…
— Je vous l’ai dit : d’un accident… Où est passé Pierrounet ? Je voudrais tout de même bien qu’il aille me chercher…
Avec une agitation soudaine, Godivelle abandonna son épluchage, se dirigea vers la porte en appelant son neveu, cherchant visiblement des prétextes pour ne pas répondre à d’autres questions. Cette fois, Hortense, décidée à ne pas la laisser lui glisser entre les doigts, s’élança, lui barra le passage au moment même où elle atteignait la porte…
— Quelle sorte d’accident, Godivelle ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi donc n’aurais-je pas le droit de savoir ?
La vieille femme leva sur elle un regard lourd de reproches.
— Ce n’est pas bien, demoiselle Hortense, de m’obliger à parler de ça. C’était si affreux !… Vous y tenez vraiment ?
— Oui. J’y tiens !
— Eh bien… Elle s’était endormie dans le fauteuil au coin de la cheminée de sa chambre et… sa robe a pris feu ! Le malheur, c’est qu’elle était seule au château. Monsieur Foulques était à Pompignac pour négocier une coupe de bois. Le petit… je veux dire Monsieur Étienne, était en campagne avec M. Garland qui cherchait des herbes. Et moi j’étais à la ferme… J’ai entendu crier et je me suis encourue… c’était trop tard ! A présent laissez-moi passer ! Il faut vraiment que je trouve Pierrounet !
Elle sortit comme on se sauve, laissant Hortense seule et un peu encombrée de son personnage. Qu’avait-elle besoin de poser tant de questions ? Elle détestait ce rôle d’inquisiteur qu’elle s’était attribué sans trop savoir pourquoi. Aussi, pourquoi tous ces mystères autour d’une mort, atroce sans doute, mais due au simple mauvais sort ? Cela donnait prise aux plus folles imaginations… Après tout, peut-être cette pauvre Marie, brutalement précipitée du sommeil dans le supplice des flammes sans avoir eu le temps d’un Miserere, n’avait-elle pas réussi à trouver le repos pour son âme ? D’où les étrangetés de la dernière nuit… Hortense se fit à elle-même la promesse de prier désormais pour elle chaque soir.
Elle n’en éprouva pas moins un vrai soulagement quand, vers midi, des bruits de voix et des sonnailles de chevaux, joints au cri de joie de Pierrounet qui jaillit comme une balle de la porte du vestibule pour dégringoler le sentier, lui apprirent que le marquis était de retour et, surtout, qu’il ramenait son fils sain et sauf. De la fenêtre du couloir sur lequel ouvrait sa chambre, Hortense assista à ce retour et vit qu’il était bien différent de ce qu’avait été le départ. D’abord parce que la voiture avait fait place à un traîneau qui, pour avoir vu le jour à la fin du siècle précédent, n’en était pas moins empreint d’une désuète élégance. Ensuite parce que le jeune fugitif, enseveli sous une épaisse couverture de fourrure, y était encadré par son père et par une dame qui riait et avait l’air de le plaisanter.
Ramassant ses jupes, Hortense se jeta dans l’escalier. Elle avait hâte de voir à quoi ressemblait cette Dauphine de Combert – ce ne pouvait être qu’elle – que Godivelle n’avait pas l’air de porter dans son cœur. La mine de la gouvernante qui se tenait au seuil dans son attitude favorite la renseigna d’ailleurs mieux qu’un long discours : cette visite ne lui faisait aucun plaisir. Pourtant, en la regardant monter vers elle, un aimable sourire aux lèvres, Hortense eut l’impression que la nouvelle venue allait lui plaire.
Comme l’avait dit Godivelle, Mlle de Combert n’était plus une jeune fille. Cela se voyait aux mèches argentées qui striaient ses épais cheveux bruns, mais il n’en était pas moins impossible de lui donner un âge. Grande et mince, elle avait la taille la plus fine que Hortense eût jamais vue et une peau d’une fraîcheur de fleur nouvelle. Son sourire à belles lèvres rouges montrait des dents blanches et bien plantées. Quant à ses yeux, noirs et brillants, ils pétillaient de malice. En résumé, c’était une bien agréable personne que Mlle de Combert, encore avantagée par une élégance naturelle et une façon de se vêtir qui ne sentait pas du tout sa province. Son manteau à pèlerine en beau drap vert mousse garni de renard roux et sa capote de velours de nuance assortie ornée d’une cascade de plumes de coq brillantes lui allaient à merveille et mettaient en valeur son teint frais.
Ayant aperçu Hortense, elle franchit presque en courant les derniers mètres du chemin et, bousculant légèrement Godivelle qui ne semblait pas disposée à lui céder le pas :
— Laissez donc un peu de place, ma bonne ! Vous bouchez la porte et cachez complètement cette jeune fille que j’ai si grand-hâte de connaître ! Songez, plutôt à faire porter un fauteuil pour rentrer Monsieur Etienne !…
Déjà, elle s’était emparée des deux mains d’Hortense dans un geste plein de spontanéité :
— Ainsi, vous êtes Hortense ? Eh bien, ma chère, vous êtes telle que je vous imaginais et cela n’arrive pas si souvent ! On m’avait bien dit que vous ressembliez à votre mère mais vous ne m’en voudrez pas, j’espère, si je dis que je vous préfère !
Fidèle aux devoirs de civilité enseignés au couvent, Hortense voulut esquisser une petite révérence mais Mlle de Combert l’en empêcha en l’embrassant sur les deux joues. Privée de parfums suaves depuis des mois – depuis la dernière fois où il lui avait été donné d’embrasser sa mère –, Hortense apprécia à sa juste valeur un parfum de rose, agréable rappel d’une civilisation qu’elle croyait bien disparue. Aussi rendit-elle spontanément baiser et sourire :
— Vous avez bien connu ma mère, Mademoiselle ?
— Appelez-moi Dauphine ! Nous serons amies. Votre mère faisait ainsi et, pour répondre à votre question, je l’ai vue naître. Je suis son aînée, vous savez ?
Hortense pensa que cela ne se voyait guère et le dit naïvement, ce qui fit rire Dauphine d’un grand rire clair et qui devait être singulièrement communicatif car Hortense faillit faire chorus.
— Vous êtes charmante, décidément ! Voyons un peu où en sont les autres !
Elle avait passé son bras sous celui d’Hortense et regardait ce qui se passait près du traîneau où Godivelle venait d’apporter une chaise. Sous les ordres du marquis, Jérôme et Pierrounet s’occupaient à sortir du véhicule, avec un grand luxe de précautions, le jeune homme dont Hortense conservait le souvenir à cette différence près qu’il semblait plus pâle encore que l’autre jour.
— Est-il si malade ? demanda-t-elle. Peut-être eût-il mieux valu ne pas le ramener si tôt ?
— Il n’est pas malade. Il a une jambe cassée. Un chasseur l’a trouvé l’autre matin au bord de la Truyère, pas loin de chez moi. Il est venu prévenir… Étienne souffrait beaucoup…
— Il souffre encore, on dirait ?…
— Il souffre surtout dans son amour-propre car il a été bien soigné par le docteur Brémont, de Chaudes-Aigues, qui est sans doute le meilleur médecin de la région. Mais quitter une maison sans esprit de retour pour courir les aventures et revenir quelques jours après en chaise à porteurs n’a rien de glorieux. Regardez notre Étienne. Il n’est vraiment pas fier de lui-même !
Son rire s’envola de nouveau mais Hortense n’y fit pas écho. Le garçon n’avait pas du tout la mine d’un aventurier déçu mais bien plutôt d’un prisonnier qui a cru tenir sa liberté et qui, repris, va réintégrer une geôle détestée.
Et Hortense pensa que l’avertissement des cloches, s’il avait réellement une cause surnaturelle, pouvait peut-être s’interpréter autrement : Étienne n’avait pas rencontré la mort mais le malheur ne s’en abattait pas moins sur lui.
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