— Cela vaut peut-être mieux qu’une trop vieille noblesse ! La peinture de nos armoiries est à peine sèche, sans doute, mais ne comporte aucune trace de sang. Je n’en dirais pas autant des vôtres…

— Qu’est-ce que la fille d’un usurier enrichi peut comprendre à une famille…

— Mesdemoiselles !…

Les deux antagonistes se retournèrent d’un même mouvement. Debout sur la dernière marche du grand escalier de marbre, la Mère Eugénie de Gramont les regardait avec cet air de majesté tranquille qui impressionnait toutes les élèves de la maison, fussent-elles Montmorency, Rohan-Chabot, fille de ministre ou n’importe quelle autre des plus arrogantes pimbêches que les Dames du Sacré-Cœur étaient chargées d’élever. Félicia Orsini ne faisait pas exception à la règle, sachant d’ailleurs fort bien que la fille de la maréchale de Gramont pouvait étaler encore plus de quartiers de noblesse qu’elle-même. Sa révérence – le règlement était calqué sur celui des demoiselles de Saint-Cyr – s’en ressentit.

— Vous n’avez rien à faire ici, Félicia, s’entendit-elle déclarer. Allez plutôt prier à la chapelle en attendant le déjeuner. La prière vous rappellera peut-être à la sainte humilité. Quant à vous, Hortense, rendez-vous immédiatement auprès de notre Mère générale. Elle vous attend.

— La Mère… générale ? soufflèrent avec un bel ensemble les deux ennemies réunies dans la stupéfaction.

— Je crois m’être exprimée comme il convient. Allez, Mesdemoiselles !

Docilement cette fois, les jeunes filles se dirigèrent vers l’aile droite toute neuve où se trouvaient à la fois la chapelle et l’appartement de celle qui incarnait l’autorité suprême non seulement dans le pensionnat de la rue de Varenne mais dans tous les couvents des Dames du Sacré-Cœur éparpillés à travers le monde et jusqu’en Amérique. Non sans appréhension pour la fille du banquier. Un appel chez Mère Madeleine-Sophie Barat, fondatrice de l’Ordre, ne relevait jamais d’un fait insignifiant. Il y fallait de l’extraordinaire, les affaires de discipline courante se réglant chez la Mère de Gramont, maîtresse principale du pensionnat et supérieure du couvent installé dans les anciennes écuries. Pour être appelée chez la Mère générale il fallait avoir commis une faute d’une exceptionnelle gravité qui pouvait, dans les cas extrêmes, aboutir au renvoi ou qui valait au moins à la coupable une semonce d’autant plus cuisante qu’elle était articulée d’une voix douce et avec une exquise urbanité. Ou alors, chose plus rare encore, il fallait avoir accompli une action particulièrement brillante, méritant des éloges dont la valeur se situait tout de suite au-dessous de la béatification.

N’ayant à son actif aucune action glorieuse et n’ayant d’autre part rien de plus grave à se reprocher qu’une dispute avec Félicia lors de la dernière leçon d’histoire, Hortense n’en était que plus inquiète. Que pouvait signifier cette convocation à l’heure où l’institution se vidait en partie ?

Devant la modeste porte de chêne foncé, Hortense hésita, saisie d’une sorte de terreur sacrée. Comme toutes ses compagnes, elle révérait et aimait la Mère Barat dont la hauteur morale, la culture et l’évangélique douceur forçaient l’admiration et dont on chuchotait qu’elle était une véritable sainte[2]. Mais elle la craignait comme le feu et, douée d’une imagination peu commune, elle se demandait toujours, lorsqu’elle se trouvait en sa présence, si en relevant les yeux après la révérence protocolaire elle lui verrait une auréole autour de la tête ou une épée flamboyante dans la main droite. Finalement, elle approcha un doigt du vantail, s’aperçut qu’elle portait encore ses gants, les arracha puis tout doucement « gratta » au panneau de bois.

Invitée à entrer dans le petit parloir, aussi nu qu’une cellule de carmélite où la Mère générale donnait ses audiences, elle eut la surprise de voir celle-ci derrière la porte et n’eut qu’un pas à faire pour se retrouver à ses pieds… Mais on ne l’y laissa pas. Déjà Mère Madeleine-Sophie se penchait pour l’aider à se relever et l’entraînait vers le banc d’ébène à dossier droit qui, avec un petit fauteuil semblable, constituait l’unique concession au confort de cette pièce austère.

— Venez vous asseoir auprès de moi, mon enfant…

Sa voix, où sonnait toujours une toute légère trace d’accent bourguignon – Madeleine-Sophie Barat avait vu le jour à Joigny où son père était tonnelier – était étrangement émue ; ses yeux bleus pleins de larmes. Mais Hortense n’eut pas le temps de s’étonner. Un visiteur était là qui s’inclinait et ce visiteur, la jeune fille le connaissait bien : c’était Louis Vernet, le fondé de pouvoirs de son père. Mais un Louis Vernet qui lui aussi semblait bouleversé.

Entre les minces favoris blonds qui l’encadraient, son visage était d’une pâleur de cire, ses yeux rougis par des larmes récentes. Sa main gantée tremblait visiblement sur le pommeau d’ivoire de la canne qui avait cessé d’être un accessoire d’homme élégant pour remplir modestement son rôle de soutien. Hortense croisa un regard éperdu et son cœur se serra car tout cela ne pouvait signifier qu’une chose : un malheur était arrivé.

S’efforçant de dominer l’angoisse qui lui venait, elle demanda :

— Comment se fait-il que vous soyez ici, Monsieur Vernet ? J’attendais Mademoiselle Baudoin, ma gouvernante…

— Elle ne viendra pas, Mademoiselle. Il est arrivé… une catastrophe…

— A la maison ?… Une catastrophe ? Mais quoi ? Parlez, voyons !…

— Je… Oh, par pitié, Révérende Mère, dites-lui ! Moi je ne peux pas ! Je ne peux pas !…

Avant que l’on ait pu prévoir son geste, Louis Vernet s’était jeté littéralement hors de la pièce, étouffant ce qui ne pouvait être qu’un sanglot. Hortense sentit ses mains se glacer. C’était comme si son sang refluait tout à coup vers son cœur, abandonnant tout le reste de son corps, lui laissant la gorge sèche, les tempes battantes avec l’impression qu’une chose terrible allait s’abattre sur elle pour l’écraser. Elle regarda la Mère générale sans vraiment distinguer son visage.

— Il est arrivé quelque chose… à mon père ?

— Oui… Oh, mon enfant comme je voudrais ne pas avoir à prononcer de tels mots ! Vous allez devoir faire preuve d’un très grand courage, Hortense. Cette sorte de courage que Dieu seul peut donner et que seul peut conforter le Cœur Très doux et Très compatissant de Jésus…

Alors doucement, lentement, serrant bien fort entre les siennes les petites mains qui se glaçaient, choisissant ses mots avec un soin extrême, avec la délicatesse d’une femme qui en connaissait depuis longtemps la puissance meurtrière, Mère Madeleine-Sophie répéta ce que Louis Vernet venait de lui apprendre… Non, Hortense ne quitterait pas le Sacré-Cœur ce jour-là. Elle ne rentrerait pas dans le grand hôtel de la Chaussée d’Antin où ne l’attendaient plus qu’un troupeau de serviteurs désemparés… et une escouade de policiers. Elle resterait avec ses compagnes étrangères[3] et celles, trop nombreuses, que leurs mères oubliaient au profit d’une vie mondaine intense. Elle resterait à ce foyer que l’on allait s’efforcer de lui faire aussi doux que possible car c’était à présent le seul qui lui restât…

Il y a des mots qu’il faut bien finir par prononcer mais dont la cruauté paraît tellement insensée que l’on ne peut en assimiler le sens. Hortense ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait… Comment concevoir clairement une chose aussi abominable ? Ses parents… son père… sa mère… morts tous les deux ?… Comment surtout imaginer le drame de cette dernière nuit ? Au retour d’un bal, le banquier avait tué sa femme et s’était ensuite donné la mort…

Et soudain, elle prit conscience de la réalité, en même temps que lui revenait le souvenir de son cauchemar. A nouveau, elle entendit hurler les loups, elle revit l’homme et la femme qui fuyaient à travers les arbres ténébreux, les bêtes monstrueuses qui les poursuivaient, celle qui les écrasa… La vision fut si nette qu’elle voulut courir à leur secours, s’élança les bras tendus pour repousser la meute hurlante… Puis tout devint noir et, avec un cri désespéré, elle s’abattit sur le parquet…

Quand elle reprit connaissance, rappelée à la vie par la brûlure des sels d’ammoniaque, elle vit qu’elle était couchée dans l’un des lits de l’infirmerie. Mère Madeleine-Sophie était à son chevet et prenait, des mains de la sœur infirmière, une compresse froide pour remplacer celle, déjà chaude, qui recouvrait son front…

— Je suis… malade ? Souffla-t-elle.

— Non. Pas vraiment… du moins je l’espère. Vous vous êtes seulement évanouie…

— Évanouie ? Moi ?… Je ne me suis jamais… évanouie ?…

— Si, hélas…

Brusquement, la mémoire lui revint avec la conscience claire du drame qui s’était abattu sur elle. Ses yeux noisette piqués d’or se posèrent sur le visage de la Mère générale qu’entourait entièrement la coiffe blanche tuyautée où s’épinglait le voile noir.

— Mon père… ma mère ?… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Elle répéta le mot encore et encore. La question torturante se formait et se reformait derrière son front, se succédant à elle-même comme ces arbres que l’on voit défiler d’une portière de voiture. Mais à cette question, Mère Madeleine-Sophie ne pouvait répondre. Elle savait seulement ce que Louis Vernet lui avait appris. Et d’ailleurs que pouvait-elle savoir de plus ? Il eût fallu mieux connaître cet homme, cette femme dont elle savait peu de chose sinon la haute position sociale et la générosité envers le couvent. Comment deviner ce qui s’était passé entre eux ? Quelles paroles avaient été échangées ? Quel fait, quelle phrase avaient déclenché le geste meurtrier ?…

D’après Louis Vernet, rien dans le comportement d’Henri Granier de Berny ne pouvait laisser supposer, la veille au soir, la moindre tendance au désespoir ou à la colère. Le banquier et sa femme devaient se rendre à un bal donné chez le duc Decazes et si Granier n’aimait guère les bals qu’il jugeait assommants, il ne refusait jamais d’y accompagner sa femme qui, elle, en raffolait. D’après le portier, ils étaient rentrés vers deux heures du matin, étaient montés, comme d’habitude, jusqu’au boudoir de la jeune femme pour y prendre un dernier rafraîchissement avant d’aller dormir. Le double coup de feu avait éclaté environ vingt minutes plus tard…

— Je ne sais rien de plus, soupira Mère Madeleine-Sophie. Quant à expliquer, personne en ce monde ne le pourrait, ma pauvre enfant. C’est le secret des âmes et Dieu seul en est le maître…

Elle parla encore longtemps et sa voix douce endormait peu à peu la douleur cuisante. Pourtant, Hortense n’entendait pas vraiment ce qu’elle disait. C’était trop grand, trop haut pour sa souffrance terrestre ! La Mère générale invoquait la Passion du Sauveur, la Très Sainte Obéissance et l’abandon à la volonté de Dieu. Mais Dieu était trop loin, trop haut pour une enfant de dix-sept ans poussée brutalement hors de l’inconsciente insouciance de l’adolescence et jetée dans l’horreur. Le Ciel s’était fermé. Il allait falloir vivre dans les ténèbres extérieures…

— Ma Mère, dit enfin Hortense d’une voix qui lui parut curieusement étrangère, je désire rentrer chez moi et je vous supplie de m’y faire reconduire. Il faut… oui, il faut que je sache !

— Ne me demandez pas cela ! M. Vernet m’a dit le bouleversement qui a suivi le drame. La maison est aux mains des hommes de loi. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi qui ai vécu la Terreur, je le sais. Partout vous vous heurteriez à des gens, à des mots, à des gestes, à des spectacles qui ne sauraient que vous blesser. Vous êtes trop jeune pour affronter pareille épreuve…

— Mais eux… mes parents ? Je voudrais au moins les revoir !…

La Mère générale hocha la tête. Cela non plus n’était pas possible. L’hôtel de Berny était gardé par la police, d’ordre du Roi. Les scellés y seraient posés plus tard. Hortense ne pourrait y rentrer et c’était peut-être mieux ainsi. Au moins conserverait-elle une image vivante de ceux qu’elle aimait. Pourquoi vouloir confronter un souvenir chaleureux avec une réalité brutale ? Et puis, il y avait tout le reste : le monde, les bavardages, les journaux, la curiosité sans pudeur et la malveillance. De tout cela, les murs du Sacré-Cœur garderaient Hortense. Au moins y aurait-elle la paix et la possibilité de prier pour ses parents…

— Je vous accompagnerai moi-même aux funérailles. Ensuite nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Il vous reste, m’a-t-on dit, de la famille du côté de votre mère ?

— Oui. Maman avait un frère aîné : le marquis de Lauzargues. Mais il vit loin d’ici et je crois qu’ils étaient brouillés. Elle n’en parlait jamais… Il n’est rien pour moi !