— Ah, j’en serais si heureuse ! s’écria Hortense, sincère. En attendant, je voudrais tant pouvoir aller entendre la messe demain.

— C’est vrai. Vous êtes toute fraîche émoulue de votre couvent et la messe est encore la grande affaire pour vous. Elle a moins d’importance dans nos montagnes, tout au moins l’hiver quand la neige rend les chemins de l’église difficiles. Mais puisque j’ai là mon traîneau, nous irons l’entendre ensemble…

Une impulsion de joie jeta Hortense à son cou et les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement.

— Vrai, dit Dauphine, amusée par l’impétuosité d’Hortense, c’est chose aisée que vous faire plaisir ! A présent, allez dormir. Je vais donner ordre que l’on attelle pour neuf heures…

La porte de la chambre de Mlle de Gombert ouvrait près de l’escalier. En sortant, le sourire aux lèvres, Hortense heurta presque Godivelle qui, un plateau garni dans les mains, descendait du second étage :

— Est-ce que mon cousin ne va pas bien ? demanda Hortense, désignant les assiettes à peine entamées. Godivelle haussa les épaules :

— Il ne va pas plus mal. Mais c’est le diable pour le faire manger. Comment voulez-vous qu’il reprenne des forces s’il refuse de se nourrir.

— Il doit s’ennuyer là-haut ! Est-ce que je ne pourrais pas le voir ?

— Non, pas encore. Il ne veut voir personne… Mais vous me semblez bien gaie, vous, ce soir ?

— C’est parce que Mlle de Gombert va m’emmener à la messe demain matin. Oh, Godivelle, je crois que vous la connaissez mal. C’est une femme merveilleuse ! Si intelligente, si bonne !…

Les petits yeux noirs de la vieille femme s’arrondirent d’une stupeur d’où l’indignation n’était pas absente. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais changea d’avis et la referma brusquement, à la manière d’une truite qui vient de gober une mouche, et se contenta de marquer sa désapprobation par un haussement d’épaules que Hortense jugea beaucoup plus vexant qu’un long discours.

— Je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Hortense ! marmotta Godivelle en reprenant sa descente de l’escalier dont l’axe de pierre la déroba aussitôt à la vue de la jeune fille. Haussant les épaules à son tour mais tout de même un peu moins contente qu’à l’instant précédent, celle-ci traversa le couloir et regagna sa chambre en pensant, pour se consoler de sa défaite, qu’il fallait accorder à l’âge le privilège de l’entêtement. D’autant que, dans l’aversion de Godivelle, si fort attachée à son maître, il devait entrer une bonne dose de jalousie…

Mais, le lendemain, tandis que, sous un soleil pâle aux rayons diffus, le traîneau glissait doucement sur le manteau immaculé de la campagne avec un froissement soyeux et une divine absence de cahots, Hortense avait complètement oublié Godivelle et ses préventions. Là-haut, sur la butte, la cloche du village appelait les fidèles à l’office divin et son tintement pur résonnait joyeux dans l’air vif et serein de ce matin d’hiver. Bien au chaud sous la couverture de fourrure qui embaumait la rose, Hortense respirait avec délices cet air frais qui lui rougissait les joues et le nez…

Comme beaucoup de ses semblables en terre cantalienne, le village de Lauzargues n’aurait eu droit, n’étaient la petite église romane et le four banal élevés en bordure du « coudert » communal[11], qu’au titre de hameau par comparaison avec les bourgs des pays de plaine : seules, quelques longues maisons sous leurs toits de chaume ou de lauzes à double pente qui abritaient aussi bien le logis du maître que son étable, sa fenière et sa grange, le composaient. La plus grande, la plus bruyante aussi était l’auberge où les hommes aimaient à se retrouver l’ouvrage terminé. Mais si le cœur même du village était de peu d’étendue, il prenait une certaine importance du fait des « écarts », fermes isolées ou hameaux qui dépendaient de lui. Jusqu’à la grande Révolution, ainsi que Mlle de Combert l’expliqua à sa jeune compagne, non sans de nombreux soupirs de regret, les seigneurs des lieux, maîtres de tout le pays, avaient connu, sinon la grande richesse, du moins une large aisance dont les fastes n’étaient plus que souvenirs et dont s’aigrissait un peu plus chaque jour l’humeur du marquis.

— Pourtant, les Lauzargues n’ont point émigré et on ne leur voulait aucun mal, par ici. Mais les gens sont ce qu’ils sont et l’idée d’être désormais seuls maîtres sur leur lopin de terre n’était point de celles que l’on refuse. Du grand domaine, il n’est plus resté que le château et la ferme que tient Chapioux. Tout comme chez moi, à Combert : je ne suis plus maîtresse que de la maison de mes parents et de la métairie attenante…

— Votre fermier s’appelle François, n’est-ce pas ? C’est lui qui est venu chercher mon oncle l’autre matin ?

— Vous l’avez remarqué ? fit Dauphine surprise. Pourtant on ne remarque guère ces gens-là, généralement !

— Oh… cela tient à ce qu’il m’a regardée et saluée comme si… oui comme s’il me connaissait.

Mlle de Combert se mit à rire.

— Disons qu’il vous « reconnaissait ». Il faudra vous habituer, Hortense, à l’étonnement de ceux qui vous rencontrent pour la première fois. A la nuance des yeux près, vous êtes le vivant portrait de votre mère…

— Et votre fermier la connaissait ?

— Tout le pays la connaissait, voyons ! Et tout le pays en était fier. Je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire des compliments indirects… mais elle était vraiment ravissante et je crois bien que tous les garçons en étaient amoureux. C’est aussi simple que cela… A présent préparez-vous à subir d’autres regards curieux, ma chère, car nous arrivons.

Le traîneau s’arrêtait en effet devant l’église qui jetait au vent sa dernière volée de cloches. La sensation causée parmi les fidèles qui entraient fut très vive. A défaut de comprendre le patois local, Hortense n’en saisissait pas moins au passage le nom de Lauzargues plusieurs fois répété et sur un ton d’étonnement général compréhensible en toutes langues.

Tout de suite un petit groupe se forma autour de l’attelage : hommes en longues blouses noires portées sur les vêtements de laine mais qui gardaient les beaux plis nets du dernier repassage, le grand chapeau noir enfoncé sur la tête et le parapluie bleu en bandoulière ; femmes en robes, tabliers – on disait devantiers – et châles noirs pour la plupart, devantiers bleus et châles de couleur vive pour les jeunes mais toutes auréolées de leurs coiffes du dimanche, une sorte de hennin de dentelle ou de fine toile suivant la fortune de celle qui la portait. Tout ce monde et ce qu’il avait de plus âgé surtout regardait Hortense avec cette expression de surprise admirative à laquelle on lui disait de s’habituer.

Tenue sous le bras par la main ferme de Dauphine, elle remonta l’allée centrale de la nef. Il y avait déjà du monde et leur entrée ne passa pas plus inaperçue que leur arrivée. Comme au-dehors, les têtes se tournaient puis se penchaient les unes vers les autres et un léger chuchotement se levait.

Tous ces regards, tous ces murmures gênaient la jeune fille qui aurait voulu s’installer discrètement dans l’un ou l’autre des bancs qui offraient des places libres. Mais sa compagne l’entendait tout autrement. Elle alla droit au banc seigneurial occupé d’ailleurs par deux femmes d’un certain âge mais dont la richesse des costumes annonçait des paysannes cossues. Le regard glacé de Mlle de Gombert tomba de toute sa hauteur :

— Place, maîtresse Vidal ! Place à Mademoiselle de Lauzargues !

Un profond silence s’abattit sur l’assistance en dépit du fait que le prêtre en habits sacerdotaux sortait de la sacristie. Groupée autour de l’harmonium, la chorale en oubliait totalement d’entonner le Veni Creator… Au supplice, Hortense ne savait plus où se mettre et commençait à regretter d’avoir tellement insisté pour entendre la messe. Ce ne fut qu’un instant mais qui lui parut durer des siècles. Droite, impérieuse, Dauphine de Gombert attendait, l’œil rivé aux deux femmes qui n’osaient pas la regarder. L’une après l’autre elles se levèrent, glissèrent hors du banc découvrant, sculptées dans le dossier de bois, les armes des Lauzargues.

— Asseyons-nous ! murmura Dauphine qui, redevenue toute grâce, avait offert aux deux femmes expulsées son plus rayonnant sourire en guise de consolation.

Mais, au moment de s’asseoir, elle vit le prêtre, un jeune homme qui, son ciboire à la main, semblait changé en statue, et plongea aussitôt dans une profonde révérence, immédiatement imitée par Hortense. La chorale alors retrouva ses esprits et sa voix. Le prêtre monta à l’autel et l’office divin put enfin commencer…

Cette messe dont elle avait attendu tant de bien n’en fit aucun à Hortense parce qu’elle ne réussit pas à y accrocher son âme. Elle avait trop conscience de tous ces regards fixés sur elle, de tous ces chuchotements qui n’étaient pas des prières. L’ombre discrète d’un pilier, l’abri d’un capuchon lui eussent beaucoup mieux convenu que ce pilori seigneurial où Dauphine l’avait délibérément clouée. Elle se contenta donc des répons habituels et examina cette église inconnue.

Elle était plus grande qu’il n’y paraissait de l’extérieur, et très vieille. Elle avait dû naître quelques centaines d’années plus tôt sous la main d’habiles tailleurs de pierres car ses voûtes, ses arcatures, ses piliers et ses colonnettes étaient de pur style roman. Les chapiteaux aussi, qui coiffaient les piliers, mais si certains offraient une luxuriance de feuillages, d’emblèmes et de figures d’anges ou de diables ou, plus simplement, de petites gens occupées aux travaux des champs, d’autres n’étaient qu’ébauchés comme si le temps avait manqué à l’artiste.

La rage des émeutiers de la Révolution avait épargné le sanctuaire de la planèze. Il avait conservé ses statues, ses vitraux mêmes qui faisaient chanter la lumière. Celui du centre représentait la scène fameuse où saint Martin, patron de l’église, en grand uniforme de soldat romain, partage son manteau rouge pour en donner la moitié à un vieillard pieds nus et en guenilles qui semble grelotter sous la bise. La scène était touchante et les couleurs en étaient si belles que Hortense resta de longues minutes en contemplation. Sans sa compagne, elle eût même oublié de s’agenouiller sous la bénédiction du prêtre…

Celui-ci, d’ailleurs, gagnait sa sacristie en trois enjambées pour y déposer ciboire et ornements et revenait encore plus vite pour constater avec une visible satisfaction que les deux occupantes du banc étaient toujours là.

Mlle de Combert avait pensé, en effet, qu’il serait courtois de saluer le curé de Lauzargues, et plus agréable pour Hortense de laisser s’écouler la foule des fidèles. Toutes deux se levèrent donc en le voyant se diriger vers elles.

C’était un tout jeune homme, mince et fluet, qui semblait aussi peu fait que possible pour les rudesses d’une paroisse montagnarde. Ses yeux gris étaient ceux, candides et confiants, d’un bon chien et ses gestes, nerveux et saccadés, gardaient des maladresses d’enfance. Il n’y avait certainement pas des années que la tonsure marquait d’une blanche hostie la calotte soigneusement peignée de ses cheveux bruns.

— Je… je suis l’abbé Juste Queyrol, le neveu de l’ancien desservant, commença-t-il d’une voix que l’émotion faisait bégayer légèrement. C’est un… grand… grand honneur de vous accueillir aujourd’hui dans la mai… maison du Seigneur… mesdames. Mais c’est… aussi… une vraie surprise…

— Pourquoi donc ? dit Mlle de Combert que l’embarras du petit prêtre amusait visiblement.

— Je n’ai… jamais entendu dire que… le… le marquis eût une… une fille ? Alors…

— J’ai à m’accuser d’un petit mensonge, reprit-elle avec ce sourire qu’elle savait rendre irrésistible. Mademoiselle Hortense Granier de Berny n’est que la nièce du marquis, la fille de sa jeune sœur Victoire, mais elle n’en est pas moins la demoiselle du château de Lauzargues et c’était la seule façon de lui faire rendre la place qui est la sienne. D’ailleurs, personne, ici, ne l’appellera autrement…

L’abbé Queyrol bredouilla ensuite quelques mots indistincts mais d’où Hortense, grandement soulagée, réussit à démêler qu’il aurait plutôt tendance à approuver les dires de Mlle de Combert.

— Il est grand temps, finit-il par articuler clairement, encouragé par les hochements de tête approbateurs de Dauphine, il est grand temps que choses et gens reprennent leur place. Dieu nous a donné, en Charles X, un roi qui se veut le premier serviteur de l’Église, et nous ne pouvons que remercier le Seigneur d’un cœur unanime pour ces bonnes dispositions. A ce propos…