Il rougit soudain jusqu’aux cheveux. Il avait à dire, de toute évidence, quelque chose de difficile. Pour l’encourager, Dauphine répéta :
— A ce propos ?
— Je… oui ! A ce propos je suis… heureux de l’occasion qui m’est donnée d’approcher, enfin, quelqu’un du château. Les gens espèrent de tout leur cœur pouvoir bientôt reprendre le chemin de la chapelle Saint-Christophe pour le pèlerinage d’antan. Ils ne comprennent pas que Monsieur le Marquis s’obstine à garder fermé et même barricadé, interdit à toute prière, le sanctuaire du saint protecteur des voyages et des errants. Ils disent que les chemins ne sont plus sûrs depuis que la chapelle est fermée.
Il lâcha un gros soupir, traduisant ainsi le soulagement qu’il éprouvait à s’être délivré de son message. Mais Mlle de Combert avait froncé le sourcil :
— Allons donc, Monsieur le Curé ! Fit-elle. Vous me la baillez belle. Les gens d’ici savent bien que la chapelle ne tient plus debout et que le marquis mon cousin est beaucoup trop pauvre pour pouvoir la restaurer. Ce que c’est que priver les gens de leurs terres et de leurs moyens d’existence !…
— Certains, ici, ne demanderaient pas mieux que d’offrir leur obole…
Mlle de Combert se mit à rire.
— Une obole ? Au marquis ? Vous sentez-vous le courage, Monsieur le Curé, d’aller la lui offrir ? Je ne suis pas certaine que votre soutane soit assez imposante pour vous protéger de sa colère. Une « charité » de ses anciens paysans ? Comme à un mendiant ?…
— Ne déformez pas ma pensée, ni celle de mes ouailles, Mademoiselle ! Cet argent ne serait pas pour lui mais pour saint Christophe, gémit l’abbé prêt à pleurer.
— La chapelle a toujours été considérée comme celle du château. Elle appartient aux Lauzargues…
— La maison de Dieu n’appartient qu’à Dieu !… Et nous avons eu tant d’espoir l’autre nuit, en entendant sonner de nouveau la cloche des « perdus » !
— La cloche ? Vous avez entendu sonner la cloche ?
— Aussi clairement que je vous entends, Mademoiselle !
— Vous avez rêvé ! C’est impossible !
— Je l’ai entendue aussi, intervint Hortense, et Godivelle et tous ceux du château et de la ferme. C’était le soir où mon oncle était parti pour se rendre chez vous !… Ne perdez pas espoir, Monsieur le Curé. Je vous promets d’intercéder auprès de mon oncle, de tout faire pour que la chapelle revive…
— Nous en reparlerons plus tard. Venez, nous sommes déjà en retard !… coupa Mlle de Gombert avec agitation.
Laissant à peine à Hortense le temps de saluer l’abbé Queyrol et de tremper sa main dans le bénitier, elle l’entraîna au-dehors. Mais elles n’eurent pas non plus celui d’atteindre le traîneau. Une petite femme vêtue de noir qui se tenait assise sur le banc du porche se dressa devant elles, une petite femme sans âge dont les mains tremblaient en se posant sur le bras d’Hortense et dont les joues étaient inondées de larmes.
— Ma petite demoiselle ! Fit-elle, riant et pleurant tout à la fois. Ma petite demoiselle Victoire ! C’est donc bien vrai que vous êtes revenue ? Oh, le Seigneur est bien bon qui permet que je vous revoie…
Elle s’accrochait à la jeune fille comme celui qui a une grâce à demander s’accroche à la statue d’un saint. Touchée par ces larmes, ce visage qui lui semblait curieusement familier, Hortense aurait voulu parler à cette femme dont le costume et surtout le châle noir posé sur la tête et d’où dépassait à peine la toile tuyautée de la coiffe lui rappelait Mère Madeleine-Sophie. Mais déjà Dauphine s’interposait…
— Ce n’est pas Mademoiselle Victoire, ma bonne femme, c’est sa fille. Vous êtes victime d’une ressemblance…
— Non. C’est Victoire… c’est ma petite Victoire. Oh, je l’aimais tant. Et elle m’aimait elle aussi…
Elle refusait de lâcher prise et Hortense n’osait pas lui demander qui elle était. Mais déjà Jérôme avait quitté son siège et s’emparait de la femme en noir, l’arrachant à Hortense sans trop de douceur…
— Allons, la mère ! Ça suffit comme ça ! Laissez la demoiselle tranquille ! Puisqu’on vous dit que c’est pas votre pouponne !
Le mot entra comme une vrille dans l’esprit de la jeune fille qui, impulsivement, se jeta en avant, obligeant le cocher à lâcher prise
— Laissez-la !
— Mais… not’demoiselle, cette femme vous importune. Elle est à moitié folle et plus collante qu’un gluau…
— Ne vous occupez pas de ça ! Que venez-vous de dire ?
— Est-ce que cette femme était la nourrice de ma mère ?
— Oui, fit une voix grave que Hortense avait déjà appris à reconnaître. C’est Sigolène qui a nourri votre mère de son lait.
Jean de la Nuit venait de surgir derrière la femme qu’il abritait à présent de sa haute taille et de son bras passé autour de ses épaules. Une grande cape de berger l’enveloppait. D’un seul coup, par sa seule présence, il fit paraître plus petits les participants de la scène. Mais Hortense ne s’en aperçut même pas. Elle ne voyait plus que le groupe étrange formé par ce garçon en qui s’incarnait la force et par cette femme fragile qui pleurait, le visage contre la poitrine du meneur de loups.
— La sœur de Godivelle, n’est-ce pas ?
— Godivelle n’a plus de sœur depuis longtemps… exactement depuis que le marquis de Lauzargues le lui a interdit. Celle-ci c’est Sigolène l’abandonnée, Sigolène la réprouvée…
— Mais pourquoi ? Est-ce parce qu’elle a gardé le souvenir de ma mère ?
— Non. Parce qu’elle m’a servi de mère à moi, quand la mienne est morte. Elle n’a pas permis que je sois abandonné au froid, à la faim, aux loups qui n’avaient pas encore appris à me connaître, ou encore aux bohémiens. Alors le marquis l’a chassée… Quant à toi, le Jérôme, si tu oses encore porter la main sur elle comme tu viens de le faire, il vaudra mieux pour toi éviter les bois trop noirs et les fourrés trop épais. Tu es fait de mauvaise viande… mais les loups ne sont pas difficiles !
Comme l’autre nuit, le cocher reculait sous le geste menaçant de Jean. Il se sauva même vers l’église, disparut un instant puis revint, agitant dans la direction de son ennemi sa main trempée d’eau bénite.
— Maudit, Maudit ! Trois fois maudit !… Tu brûleras en enfer jusqu’à la consommation des siècles.
— J’y serai en bonne compagnie alors ! Il ne doit pas y avoir beaucoup de Lauzargues qui manquent à l’appel. Et, en un sens, ce sera justice !
Ayant salué Hortense et Mlle de Gombert, Jean de la Nuit tenant toujours sa mère adoptive sous l’abri de sa cape s’éloignait en direction de deux femmes qui, sous l’auvent du four banal, avaient suivi la scène sans oser y participer, quand Hortense ramassant ses jupes s’élança et rattrapa le groupe qu’elle arrêta.
— Je veux l’embrasser ! S’écria-t-elle.
Puis, se penchant, elle posa ses lèvres sur la joue humide de Sigolène : « Je serai toujours Victoire pour vous… mais pour vous seule ! Et je viendrai vous voir. »
— Je ne crois pas qu’on vous le permettrait, Mademoiselle, dit Jean. Et je crois savoir que vous avez déjà suffisamment d’ennuis comme cela !… Mais que Dieu bénisse votre cœur généreux !
Après avoir confié Sigolène aux deux femmes, il disparut à l’angle d’une maison avec cette agilité et cette prestesse qui n’appartenaient qu’à lui. Et, comme à chacune de leurs précédentes rencontres, Hortense éprouva l’impression de solitude et d’abandon qui devenait habituelle. Elle revint lentement vers le traîneau dans lequel Mlle de Combert avait repris place et dont un Jérôme hargneux lui souleva la couverture pour lui permettre de se réinstaller.
Le traîneau partit en silence. Dauphine s’était contentée, quand Hortense était revenue, d’un regard un peu appuyé et d’un demi-sourire. Pour sa part, Hortense n’éprouvait aucune envie de parler, préférant s’enfermer dans des pensées qui erraient dans une sorte de brouillard de plus en plus épais. Ce fut seulement quand on eut atteint le bas du versant qu’elle murmura, comme pour elle-même, traduisant tout haut sa pensée :
— Pourquoi chasser une femme au cœur généreux qui prend soin d’un enfant orphelin et abandonné ?…
Le silence reprit mais un silence d’une qualité différente que Hortense respecta. Mlle de Combert, visiblement, réfléchissait…
— Parce que, dit-elle enfin, ce garçon était déjà, à la mort de sa mère, ce qu’il est devenu tout à fait : un gaillard éclatant de santé, un superbe poulain ombrageux que les filles ne peuvent s’empêcher de regarder tandis que l’enfant mis au monde par la pauvre Marie de Lauzargues un an avant cette mort était frêle, chétif et sujet aux convulsions, ce qui entretenait chez mon cousin une fureur latente.
— N’est ce pas un sentiment bien mesquin de la part d’un homme qui se veut un esprit éclairé ?
— L’éclairage de l’esprit n’a pas grand-chose à voir en pareil cas, ma chère enfant. Votre oncle a toujours détesté ce Jean sans nom. Peut-être parce qu’il aurait tellement voulu en être fier.
— Fier ? Comment cela ?
— Oh, c’est fort simple, parce que le vrai Lauzargues c’est ce meneur de loups. Il est le fils du marquis. Son fils bâtard mais son fils tout de même et les deux hommes se haïssent faute de pouvoir s’aimer.
— Son fils ! répéta Hortense abasourdie. Ce n’est pas possible !
— Pourquoi donc ? Cela se faisait beaucoup jadis. Aux temps féodaux, le bâtard était élevé avec les autres garçons, aussi bien ou aussi mal. On n’avait jamais assez d’hommes pour la défense des châteaux. Et quelquefois c’était le préféré car la mère, toujours belle, avait été choisie, aimée souvent, non imposée par l’exigence de la fortune ou le désir d’agrandir les terres…
— Voulez-vous dire que le marquis n’a pas aimé la mère de Jean ?…
— Il n’a jamais aimé que votre mère, sa propre sœur ! Mais Catherine Bruel était la plus jolie fille du village. Il l’a voulue, il l’a prise… et puis il l’a abandonnée. Rien que de très normal, au fond, ajouta Mlle de Combert avec une désinvolture qui choqua Hortense, avant de reprendre sur le même ton léger : « Racontez-moi donc à présent cette histoire de cloche. »
Mais Hortense n’avait pas envie de raconter. A cet instant elle aimait moins cette femme qui la tenait captive de son charme depuis plusieurs jours.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, fit-elle. La cloche de la chapelle s’est mise à sonner en pleine nuit et personne n’a pu trouver ce qui la faisait sonner. C’est tout !
— Comment, c’est tout ?
Apparemment, on ne se débarrassait pas si facilement de Dauphine de Combert quand elle voulait savoir quelque chose. Hortense néanmoins tint bon.
— Je ne peux rien vous dire de plus. Interrogez Godivelle !
— Interroger Godivelle ? Autant essayer de tirer des confidences d’un mur… Y a-t-il d’ailleurs quelque chose qu’elle pourrait m’apprendre et que vous ne puissiez dire ?
— Je ne sais pas. Tout ce que je peux ajouter c’est que tous ceux qui ont entendu la cloche pensent la même chose : c’est un avertissement de l’au-delà. Plus précisément… de feue la marquise ma tante…
— La marquise ?…
A la surprise de sa jeune compagne, Dauphine ne dit plus rien et tourna la tête comme si le paysage enneigé avait pris soudain pour elle une extrême importance. Le large bord de sa capote de velours déroba son visage et Hortense ne vit plus qu’une cascade brillante de plumes de coq mordorées. On arriva au château sans qu’aucune autre parole eût été échangée mais la jeune fille ne put s’empêcher de remarquer la mine préoccupée de Mlle de Combert au moment où elle s’engouffrait dans le vestibule.
Toujours en silence, elles secouèrent de concert leurs bottines enneigées mais personne ne vint les aider à se débarrasser de leur manteaux que l’on remplaçait immédiatement par des châles de laine douce, ou de cachemire quand on en avait les moyens. Godivelle, qui se chargeait toujours de ce rite, ne parut pas et pas davantage Pierrounet. Mlle de Combert marmotta quelque chose où il était question de « château de la Belle au Bois Dormant » et commençait à monter l’escalier quand Godivelle en surgit.
Cette fois encore elle portait un plateau où rien n’avait été touché mais la pauvre femme avait perdu toute sérénité et pleurait sans retenue, reniflant à s’éclater le nez et libérant de temps en temps une main pour s’essuyer les yeux à sa manche. On n’eut pas le temps de la questionner. Regardant les deux femmes de ses yeux rougis pleins de colère et de chagrin, elle leur jeta :
— Il ne mange rien, vous entendez ? Rien !… Il se laisse mourir de faim… Mon petit ! Mon pauvre petit !…
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