— Ne préjugez pas de l’avenir. Il vous sera peut-être un jour un appui, un secours… Pour l’instant, il faut seulement songer à vous reposer, à dormir. Demain nous entendrons la messe ensemble…
Elle sortit après avoir posé un baiser sur le front de la jeune fille, la laissant à la garde de la sœur infirmière après avoir donné à voix basse quelques instructions. Nantie d’une infusion calmante, Hortense sombra dans un sommeil sans rêves et n’en sortit que pour s’enfoncer dans un silence qui lui parut sans limites.
Autour d’elle les pas se feutraient, les voix baissaient, les conversations devenaient chuchotements et les autres pensionnaires s’écartaient. C’était comme si elle était subitement devenue quelque chose de fragile ou de dangereux… Plongée dans cette atmosphère ouatée, gardée par les voiles noirs des religieuses, elle se retrouvait face à face avec elle-même et s’efforçait de comprendre ce qui lui arrivait.
Pour cela, elle rappelait à son souvenir toutes les images qui lui restaient de ses parents, les examinait, les confrontait. C’est alors qu’elle s’aperçut d’une chose étrange, impensable mais pourtant réelle : ils étaient pour elle presque des inconnus dans leur vérité d’homme et de femme… Elle ne savait rien d’eux…, ou si peu ! Des bribes, bien sûr – et combien précises –, mais entre elles de grandes plages blanches…
Son père ? Un Dauphinois puissant, noir de poil, dur de cuir, aussi solide que les rochers de ses montagnes natales. Sans même avoir besoin de fermer les yeux, Hortense pouvait retracer les traits de son visage où les yeux dorés, vifs et pétillants – ses yeux à elle ! – mettaient une note de gaieté. Ce qui frappait le plus, chez lui, en dehors de sa haute taille et de sa carrure, c’étaient ses mains. Elles étaient blanches, fines, étroites, délicates même comme des fleurs de liseron accrochées au tronc d’un chêne rugueux. L’intelligence était à l’image de l’homme : immense, presque démesurée mais avec d’étranges délicatesses et des subtilités inattendues. Un sens de l’honneur intransigeant, rare dans les milieux des manieurs d’argent, une extrême générosité jointe à une extrême discrétion, tel était Henri Granier, tel il avait toujours été, ce fils de petit aubergiste grenoblois parti de rien et qui, cependant, avait su édifier l’une des premières fortunes de France.
Quand il avait quitté son pays, à dix-sept ans, il n’avait d’autres biens que son courage et sa volonté. C’étaient alors les heures les plus noires de la Révolution. Le Roi venait de mourir sur l’échafaud. La Reine n’allait pas tarder à le suivre et, après elle, le meilleur du sang de France. Mais, à cette époque, le sort des souverains intéressait peu Henri. Ils lui étaient aussi lointains que le soleil et la lune. Encore le soleil le chauffait-il le jour et la lune l’éclairait-elle la nuit. Ce qui attirait le jeune homme à Paris, c’était un monde qu’il devinait en gestation, c’était le besoin forcené de s’affirmer, de réussir. Au milieu de cette apocalypse, il avait su victorieusement se tailler une part de lion.
Sa fortune, Granier la devait d’abord à lui-même puis à Napoléon qu’il avait servi avec une fidélité totale, un dévouement absolu. Non parce qu’il était le maître mais parce que l’homme lui semblait digne d’être servi. Et Napoléon avait donné la puissance à la banque Granier tout en érigeant en baronnie la terre de Berny que son fondateur avait acquise. En échange, la banque Granier avait soutenu l’Empereur jusqu’à l’ultime embarquement pour Sainte-Hélène, et l’Empire tant qu’il avait existé.
L’une était sans doute plus solide que l’autre puisque l’empire était mort alors que la banque vivait toujours, trop importante pour ne pas courir sur sa vitesse acquise.
Les Bourbons, à peine débarqués avec leurs bagages usés et leurs idées de l’autre siècle, avaient eu besoin d’argent, et plus encore la France qui devait faire face à l’énorme rançon extorquée par les vainqueurs du César corse. Henri Granier en avait payé une partie. Non pour les nouveaux maîtres qui n’obtenaient de lui qu’un respect de commande et le dédaignaient presque ouvertement. Ils n’étaient pour lui que des Pygmées perdus dans les bottes d’un géant et jamais, après Waterloo, on ne l’avait vu aux Tuileries en dépit des prières de sa femme.
Sa femme ? Elle avait tout juste seize ans quand, après Wagram, Henri Granier l’avait rencontrée à Clermont où il s’était rendu pour traiter quelques affaires. Elle y soignait une tante malade, la comtesse de Mirefleur, cliente d’Henri. Et, tout de suite, le jeune banquier avait été l’esclave de cette enfant blonde, exquise et délicate comme une fleur d’amandier, sans même chercher à en apprendre davantage sur son caractère. Or, en fait de caractère, Victoire de Lauzargues n’avait que de l’obstination et une vive admiration pour sa jolie personne. La passion de ce jeune homme que l’on disait si riche l’avait séduite, conquise presque autant que l’idée d’aller briller dans une Cour, même un peu fraîchement peinte, plutôt que de végéter sa vie entière dans quelque vieux château d’Auvergne.
Elle avait épousé Henri malgré la volonté de sa famille indignée de voir une aristocrate de vieille souche tendre la main à un « fils de la Révolution ». A l’exception de Mme de Mirefleur, les Lauzargues l’avaient maudite, reniée et jamais la jeune baronne de Berny n’avait revu ses parents. A leur mort, le marquis, son frère aîné, n’avait même pas daigné l’avertir. Pour tous les Lauzargues, Victoire était morte.
Elle ne semblait pas en souffrir outre mesure. La fortune de son époux, la faveur impériale et sa beauté en avaient fait l’une des reines de Paris. On citait ses toilettes, on copiait ses attelages et les couleurs de ses livrées, on se pressait aux fêtes qu’elle donnait dans son hôtel de la Chaussée d’Antin ou dans le superbe château de Berny, près de Fresnes, construit au temps du Grand Roi par François Mansart lui-même et où, au XVIIIe siècle, le cardinal de Fürstenberg avait donné des fêtes inoubliables… mais que Victoire de Berny s’efforçait de faire oublier.
La vie de la jeune femme se déroulait tel un tourbillon de plaisirs perpétuels dont son époux était à la fois l’esclave et le magicien et que la naissance d’Hortense avait à peine interrompu. La ravissante Victoire avait supporté avec quelque impatience de voir sa beauté mise un moment sous le boisseau mais Leroy, le couturier impérial, avait créé pour elle de si adorables négligés qu’elle avait fini par s’en accommoder. Ils paraient de nuages neigeux, de dentelles diaphanes sa taille déformée et lui permettaient de recevoir étendue sur une méridienne de satin azuré. Et puis, Hortense avait eu la triomphante idée de naître le 20 mars 1811, le même jour exactement que le petit roi de Rome, et sa mère en avait tiré un surcroît de félicité car la faveur impériale s’était encore accentuée : l’Empereur lui-même et sa belle-fille, la reine de Hollande, avaient tenu l’enfant sur les fonts baptismaux. Le bébé y avait reçu, en même temps qu’une layette véritablement impériale, les prénoms d’Hortense-Victoire-Napoléone.
Tout cela, bien sûr, Hortense l’avait entendu raconter principalement par le vieux Mauger mais, par la suite, elle n’avait rien remarqué, entre ses parents, qui pût laisser supposer une quelconque mésentente. Ils semblaient, au contraire, s’entendre assez bien si l’on tenait compte du fait que chacun avait sa vie propre : les affaires pour Henri, les plaisirs pour Victoire, mais le couple paraissait uni.
A deux occasions seulement, l’enfant avait pu entendre des éclats de voix venant de la chambre de sa mère. Une fois même, le bruit d’une porte claquée l’avait réveillée en pleine nuit. Elle s’était levée et, prenant bien garde de ne pas réveiller sa gouvernante, elle s’était glissée dans l’escalier. Là, assise sur le marbre froid à l’abri de la rampe de bronze doré, elle avait aperçu son père : adossé à la porte de Victoire, le visage congestionné, il arrachait sa cravate blanche d’une main nerveuse. Il haletait comme s’il avait couru longtemps… Terrifiée, la petite fille l’avait cru malade et avait voulu lui porter secours mais elle n’en avait pas eu le temps. S’arrachant à cette porte, il s’était jeté dans l’escalier. La porte du grand vestibule avait claqué avec un bruit de tonnerre. Ensuite, il y avait eu le galop d’un cheval. Puis plus rien…
Hortense était trop jeune, alors, pour tirer conclusion de cette scène étrange mais le souvenir lui en revenait à présent. L’entente de ses parents n’était-elle que façade ? L’amour de son père pour sa mère – qui aurait éclaté même aux yeux d’un aveugle – n’était-il pas payé de retour ? Dans le silence de la petite chambre qu’on lui avait donnée pour la tenir un peu à l’écart des autres jeunes filles dont la Mère Madeleine-Sophie savait qu’elles pouvaient être cruelles, Hortense cherchait à rassembler les souvenirs qu’elle gardait de ses derniers séjours à la maison mais n’en avait pas tiré grand-chose. Peut-être la gaieté de sa mère avait-elle quelque chose d’un peu forcé ? Peut-être son père était-il plus silencieux que de coutume mais il y avait toujours tellement de monde autour d’eux, tant de visages, qu’il devenait difficile de les isoler. Juste avant la dernière rentrée d’octobre, le temps des grandes chasses les avait emportés dans l’habituel tourbillon de mondanités et, les derniers jours, Hortense les avait à peine vus. Mlle Baudoin l’avait ramenée au Sacré-Cœur et, réinstallés dans le cercle studieux et paisible où les Dames enfermaient leurs élèves, Hortense s’était trouvée coupée des siens…
Elle n’en avait pas souffert, alors, mais à présent l’idée de ne plus les revoir lui était insupportable. Elle découvrait qu’elle les aimait très fort et qu’elle tenait à eux par toutes les racines profondes de son être. Avec peut-être une préférence pour son père dont elle admirait passionnément le courage et la combativité. Pour sa mère son amour se teintait d’indulgence. On disait, dans le cercle des amis intimes – ou tout au moins de ceux qui se voulaient tels –, qu’elle lui ressemblait, mais Hortense savait bien que ce n’était pas tout à fait vrai. Victoire était une sorte de fée dont les cheveux d’or étaient faits pour porter aussi bien le diadème de diamant que la toque de zibeline piquée d’une émeraude ou l’absurde enroulement de velours noir auréolé de « paradis » doré qu’elle avait mis à la mode l’hiver dernier. Ses yeux changeants se reflétaient dans les mousselines et les soies languides dont elle se parait et qui rappelaient davantage les grâces de la Grèce que les tendances bourgeoises qui venaient à la mode. La nouvelle silhouette « en sablier » l’amusa un moment car elle lui permettait de souligner d’un large ruban une taille incroyablement fine, mais elle refusait farouchement les amas de boucles des nouvelles coiffures et les énormes manches à gigot qu’elle trouvait ridicules parce qu’elles cachaient la forme exquise de ses bras… En fait, c’était son rire dont Hortense se souvenait le mieux : une cascade aérienne, perlée, un pizzicato de petites notes argentines qui s’envolait comme une chanson. Il poursuivait la jeune fille dans la nuit silencieuse du couvent et lui arrachait des larmes désespérées. Victoire, elle, ne pleurait jamais…
Les doubles funérailles eurent lieu le 28 décembre à l’église Sainte-Madeleine[4]. Elles furent imposantes et fastueuses mais houleuses, déshonorées par une foule avide de sensations malsaines. Hortense les suivit dans le calme relatif d’une chapelle latérale puis cachée au fond de la voiture de son père, sa main serrée dans celle de la Mère générale, les yeux secs à force d’avoir trop pleuré, le cœur en détresse, incapable de reconnaître un visage. D’ailleurs on aurait dit que tous les amis avaient fui et qu’à cette fête de la Mort, il n’y avait que des étrangers…
Heureusement pour elle, l’orpheline n’entendit rien des bruits venimeux, des potins perfides qui couraient jusqu’au ras du dallage de l’église. Elle n’entendit pas les hypothèses insultantes des gens « bien renseignés » – le banquier aurait tué sa femme dans une crise de jalousie après l’avoir surprise, dans un salon de l’hôtel Decazes, en la compagnie plus que galante de Don Miguel, prince de Portugal et époux, à demi sauvage, de la jeune reine Maria, qui visitait alors Paris… La petite silhouette noire de Mère Madeleine-Sophie, son regard si ferme tenaient la foule à distance et protégeaient Hortense plus encore que ses voiles de crêpe. Sur le passage de la religieuse on se taisait, on s’inclinait presque car on connaissait sa haute vertu et aussi la protection totale que lui accordaient non seulement l’entourage royal mais aussi la toute-puissante Congrégation… C’était elle qui avait exigé les funérailles religieuses, non seulement pour la victime mais aussi pour le meurtrier coupable de s’être « donné la mort ». On avait conclu pudiquement à une crise de folie pour lui éviter le sort ignominieux des suicidés…
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