Quand Hortense regagnait sa chambre, avant l’aube, elle s’abattait sur son lit pour y dormir d’un sommeil de bête harassée. Plus jamais elle ne trouvait la force de s’agenouiller pour une prière que Dieu, d’ailleurs, n’aurait pas entendue. La jeune femme avait trop d’honnêteté profonde pour tricher avec le Seigneur. Elle se savait adultère, donc réprouvée, mais son péché lui était trop cher pour qu’elle acceptât l’hypocrisie d’un acte de contrition. Jamais plus elle n’avait écrit à Madeleine-Sophie Barat, jamais plus elle n’avait ouvert son journal de jeune fille car cette jeune fille-là était morte. La femme que les baisers de Jean avaient fait naître n’avait plus besoin du Ciel, pas plus que n’en a besoin la femelle d’un fauve. Le dieu d’Hortense, à présent, c’était Jean. Il suffisait qu’il posât sa grande main sur son cou pour qu’elle se sentît défaillir et aucun paradis ne pouvait se comparer à celui où elle planait au moment où il la possédait…

Ce fut au lendemain de l’annonce triomphale que Hortense fut précipitée de son ciel païen et retomba sur la terre si durement qu’elle s’y meurtrit. Ce jour-là, Godivelle, en montant à Etienne son petit déjeuner, le trouva pendu à une poutre de sa chambre…

Le hurlement de la vieille femme emplit le château jusqu’aux chemins de ronde. Il attira Eugène Garland d’abord qui n’eut que le palier à traverser depuis la bibliothèque, puis le marquis hâtivement drapé dans une robe de chambre, enfin Hortense que l’horrible spectacle foudroya au seuil de la chambre…

Quand elle reprit connaissance dans son lit, elle eut l’impression qu’un voile noir s’était abattu sur le château. Godivelle sanglotait tout en lui passant sous le nez un flacon de sels et ne songeait même pas à essuyer ses larmes qui roulaient sans arrêt sur ses joues, inondant son corsage et son tablier.

— Pourquoi ? balbutia la jeune femme dont les larmes avaient jailli dès qu’elle avait levé les paupières. Pourquoi a-t-il fait ça ?…

— Ce… ce n’était pas… la première fois qu’il voulait mourir, vous savez bien ? On l’avait cru guéri de cette mauvaise idée mais faut croire que ça l’a repris ! Et dire qu’hier soir j’ai reproché à Pierrounet d’avoir les idées tourneboulées quand il m’a dit… qu’il avait vu le fantôme à une fenêtre… J’ai cru qu’il avait trop forcé sur la chopine avec les faneurs. Mais il devait avoir raison. Le malheur est sur nous… Tenez, Madame la Comtesse… j’ai trouvé ça par terre… juste sous notre pauvre petit… Il vous a écrit.

De sa poche la vieille femme sortit un billet cacheté qu’elle remit à Hortense. Celle-ci brisa le cachet d’un doigt tremblant et déplia le papier qui contenait peu de mots :

« Je vous aime trop pour supporter de vous voir enceinte des œuvres d’un monstre. Et ce ne peut être que lui. Pardonnez-moi de ne pas prendre congé et prenez garde à vous ! »

Hortense crut que sa raison vacillait. Elle lut une seconde fois le billet avant de le froisser sous sa main crispée. Elle était devenue si pâle en se laissant aller contre son oreiller que Godivelle la crut sur le point de passer et cessa net de pleurer pour prendre les mains de la jeune femme et les frictionner vigoureusement.

— Vous n’allez pas mourir, mon enfant ?… Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il a pu écrire ?… Revenez à vous !… Je vous en prie !… Pierrounet ! Pierrounet !…

Elle s’élançait vers la porte pour chercher du secours, envoyer chez le médecin mais, au prix d’un violent effort, Hortense réussit à se redresser.

— Non, Godivelle ! N’envoyez chercher personne !… Je… je vais mieux…

— Vous vous soutenez à peine. Et vous êtes… si pâle !

— Trouvez-moi un peu d’eau-de-vie !

Il y en avait dans un cabaret de salon posé sur une commode. Godivelle lui en apporta un petit verre qu’elle avala d’un trait, s’étranglant avec la liqueur dont elle n’avait pas l’habitude mais qui ramena, un peu brutalement, des couleurs à ses joues. Retrouvant du même coup quelques forces, elle réussit même à quitter son lit mais ce fut pour s’abattre dans le fauteuil où Étienne avait passé leur nuit de noces. Sa main serrait toujours la lettre. Elle la posa près d’elle sur le guéridon, la défroissa, la lissa, espérant peut-être que les mots auraient changé, qu’elle avait mal lu… Mais les phrases meurtrières étaient toujours les mêmes, effarantes, incroyables…

Debout à quelques pas d’elle, Godivelle retenait son souffle, persuadée que sa jeune maîtresse était en train de devenir folle. Hortense, alors, lui tendit la lettre d’un geste brusque :

— Lisez, Godivelle !…

— Mais…

— Je le veux ! Je ne peux pas porter seule ce secret affreux…

Quand Godivelle eut achevé sa lecture qui fut plus laborieuse que celle de la jeune femme, ses joues à elle aussi étaient décolorées et ses mains tremblaient.

— Un monstre ?… De qui parle-t-il ?

— De son père. Il est mort parce qu’il croyait que j’avais cédé à son père… au frère de ma propre mère !

— Mais enfin… vous étiez bien… sa femme ? Et, durant la nuit de vos épousailles, il vous a bien…

— Non. Il ne m’a pas touchée ! Il ne le voulait pas parce qu’il ne voulait pas continuer sa race… Mais comment a-t-il pu imaginer pareille chose ? Moi… moi et mon oncle !…

— Vous ressemblez trop à votre mère, on vous l’a dit et répété… Et moi, je sais que Monsieur Foulques n’aimait pas sa sœur comme il aurait dû. La mère d’Étienne a assez souffert de ce souvenir. Et lui, il avait vu les yeux du marquis quand il a bu à votre santé devant votre lit nuptial. Alors… De vous savoir grosse quand il était sûr que ce n’était pas de lui…

Brusquement Godivelle réalisa ce qu’elle était en train de dire et fixa, avec une sorte d’horreur, la taille de la jeune femme.

— Mais alors…

— Qui ? Je vais vous le dire, à vous seule : mon fils, Godivelle, sera un vrai Lauzargues. Et le petit-fils de votre maître autant que si Étienne l’avait conçu ! Comprenez-vous ?

— Jean !… C’est Jean ?…

— Oui. Je l’aime autant qu’il m’aime et c’est à lui que j’appartiens… pour toujours !

Il y avait tant d’orgueil dans cette proclamation de son amour que Godivelle, troublée, baissa les yeux. La passion irradiait cette jeune femme avec une telle force que la gouvernante y fut sensible avec cette acuité de perception des vieilles gens qui ont toujours vécu avec la Nature, à ses heures et à ses volontés.

— Pourquoi me le dire à moi qui ne suis qu’une servante ? fit-elle humblement.

— Parce que vous êtes beaucoup plus qu’une servante. Parce que vous avez porté tous les secrets de cette famille et que vous m’aiderez encore à porter celui-là ! Enfin… parce que je veux que vous sachiez tout de cet enfant qui va venir, au jour où il reposera dans vos bras… Acceptez-vous, Godivelle, d’être ma complice ?

Celle-ci n’hésita pas.

— Je vous serai fidèle. A vous et à l’enfant. Et que Dieu pardonne si ce n’est pas sa volonté !

— En ce cas, il saura bien nous le faire savoir…

Deux jours plus tard, Étienne revêtu du bel habit qu’il avait porté au jour de ses noces, était conduit à la chapelle pour y reposer, dans la petite crypte, aux côtés de sa mère. Suivant la coutume, les femmes de la famille n’assistaient pas à l’enterrement et Hortense, vêtue des robes de deuil qu’elle n’avait quittées que si peu de temps, la tête couverte d’un voile noir, monta, en compagnie de Godivelle et de Mlle de Combert, jusqu’au chemin de ronde.

De là-haut, les yeux secs mais le cœur en détresse, elle vit l’étroit cercueil taillé dans un tronc de chêne quitter le château sur les épaules de quatre hommes et descendre le sentier tandis que la cloche de la chapelle faisait tinter sur la montagne la note sinistre du glas. La chaleur était accablante et le jour sombre car un orage menaçait. De lourds nuages accouraient de l’horizon et montaient à l’assaut du ciel blanc. Sous son voile Hortense se sentait étouffer. Peut-être à cause de ces larmes qu’elle ne pouvait verser et de cette angoisse qui lui serrait la gorge. Celui que l’on emportait était mort par elle, à cause d’elle. Il l’aimait et elle n’avait pas deviné cet amour timide et silencieux.

Elle en éprouvait un profond remords mais pas vraiment de regret car elle connaissait à présent la puissance d’un véritable amour. Se fût-elle laissé toucher par Étienne si elle avait su ce qu’il éprouvait ? Ce n’était pas certain. Son amour pour Jean était trop absolu. Il ne laissait aucune place à quoi que ce soit d’approchant. Mais ce que Hortense se reprochait c’était de n’avoir pas su deviner et de n’avoir pas su donner à Étienne la tendresse, l’attention qui peut-être l’eussent sauvé… Elle l’avait laissé seul, tout seul avec l’Enfer.

A présent, le petit cortège atteignait la chapelle. Pour que la pauvre dépouille pût reposer en terre chrétienne, ceux de Lauzargues avaient tissé autour d’elle une vraie conspiration du silence. Le suicide était devenu un accident : Étienne était censé s’être rompu le cou dans l’escalier. Eugène Garland, dont les connaissances chimiques étaient certaines, avait atténué suffisamment l’enflure du visage et, durant la veillée, les Chapioux et ceux du village qui s’étaient proposés avaient vu, reposant sur l’oreiller, une tête soigneusement bandée. Et nul n’avait imaginé qu’il pût en être autrement. Chacun pensait que le jeune châtelain, ayant un peu trop copieusement célébré son futur héritier, avait manqué une marche le plus naturellement du monde…

Pour sa part, Hortense avait eu horreur de cette version qui, sous couleur d’en faire un mort chrétien, avilissait un peu Étienne. Mais elle détesta encore plus l’idée de voir le stupide anathème de l’Église frapper cet innocent, victime d’une trop grande sensibilité et d’un amour mal compris, mal vécu…

Quand le cercueil eut disparu sous le porche où l’attendait l’abbé Queyrol et l’enfant de chœur en chasuble et soutane noires, les femmes sur la tour se signèrent et se disposèrent à redescendre. Étienne, à présent, appartenait à Dieu mais aussi à la terre et sa forme humaine n’apparaîtrait plus sous le soleil…

Dauphine glissa son bras sous celui d’Hortense pour l’entraîner :

— Venez ! Il faut songer à vous à présent… Nous allons prier pour lui dans la grande salle…

— Pourquoi ne pas aller prier dans l’ancien oratoire ? Puisque le marquis a entrepris des travaux de rénovation, on aurait pu refaire, enfin, la chambre de ma défunte tante qui commande l’oratoire ?

— Ne vous souciez pas de ces détails. Il y songera plus tard, j’en suis certaine… Venez !

Au moment de quitter le chemin de ronde, Hortense ne put s’empêcher de faire quelques pas vers le côté du château qui regardait la rivière. Il l’attirait irrésistiblement parce que sa vie était de ce côté. Pourtant, elle savait que le temps du bonheur était révolu. Elle en avait eu la certitude, à l’instant, dans les yeux de Godivelle quand elle s’était retournée. La vieille femme l’avait regardée d’un air à la fois suppliant et apitoyé puis elle avait, résolument, fixé la taille de la jeune comtesse et son message était plus que clair : encore invisible mais terriblement présent, un enfant se formait là, sous cette robe de laine, sous cette douce chair dont il devait être le maître. Et c’était à lui que devaient aller tous les soins, toutes les pensées, tous les désirs de sa mère.

En atteignant l’escalier où Mlle de Combert s’engagea la première, Hortense se pencha vers Godivelle et chuchota à son oreille :

— Je voudrais qu’on lui remette une lettre. Il faut qu’il sache. Sinon, il ne comprendra pas. Voulez-vous vous en charger ?

Godivelle fit signe que oui d’un battement de paupières et ne posa pas de questions. Elle savait bien quel genre de lettre on lui demandait de porter.

Tard le soir, alors que le château était retourné au silence, Hortense écrivit pour Jean la seule lettre d’amour de sa vie. Elle y mit tout ce que contenait son cœur, tout ce qu’elle n’écrirait jamais plus à un homme mais aussi l’expression formelle de la décision prise dans la nuit qui avait suivi la mort d’Étienne, alors qu’elle veillait, avec le marquis, le corps de son époux éphémère :

« … Il est mort de nous, de notre amour qu’il a ainsi condamné. Je t’aimerai toujours mais c’est à notre enfant que je reporterai désormais cet amour. Il le faut si nous ne voulons pas qu’un jour Dieu nous demande des comptes et nous punisse à travers lui. Tu m’as donné assez de bonheur pour une vie entière et, comme ton ami François, je crois que je saurai, à présent, attendre l’Éternité… »

Elle dut s’arrêter car les larmes coulaient sur sa main, sur le papier qu’elles tachaient. Elle écrivait ce qu’elle pensait mais c’était bien dur, à dix-huit ans, de renoncer à l’Amour. Et l’éternité semblait bien loin !… Incapable de continuer, elle sécha la lettre après l’avoir signée, mit un baiser sur le nom de Jean et cacheta le pli. En appuyant le cachet de sa bague sur la cire chaude, elle eut l’impression déprimante que les armes des Lauzargues venaient de verrouiller à jamais son avenir.