— Il s’appelle Étienne !
— Il s’appelle comme j’ai décidé qu’il s’appellerait. Et vous le verrez quand je le jugerai bon !
Le monde venait-il de s’écrouler ? Ou bien cet homme était-il devenu fou ? Avait-il vraiment osé…
— Est-ce que cela veut dire… que vous avez confié mon fils à une inconnue ? Que vous l’avez envoyé loin de moi ?…
— Exactement ! Je souligne cependant que cette femme n’est pas une inconnue pour moi.
— Je veux savoir qui elle est ! Je veux savoir où elle a emmené mon enfant.
— Vous n’avez besoin de savoir ni l’un ni l’autre ! L’enfant m’appartient, à moi seul, vous entendez ?
— A vous ? Alors que je suis sa mère ?
— Ce n’est pas mon sentiment. Vous êtes celle à qui j’ai permis de le faire… avec l’aide de mon bâtard ! Vous n’êtes rien… qu’une belle jument que j’ai laissé couvrir par le plus vigoureux étalon de ma race pour en tirer un poulain royal !… Ah, vous ne dites plus rien, à présent ? Vous ne criez plus ? Vous n’imaginiez pas, n’est-il pas vrai, que j’aie pu vous suivre, la nuit de vos noces, alors que vous couriez vers…
— Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez pas pu me suivre ! Les loups vous en auraient empêché…
— Croyez-vous ? J’ai déjà chassé le loup ! Il suffit de ne pas se tenir sous le vent, de rester assez loin. Puis on fait de grandes choses avec une longue vue. Cela m’a valu un fort joli spectacle… Voulez-vous plus de détails ? Je n’oublierai jamais l’instant où, devant lui, vous avez laissé tomber vos robes ! Votre corps, ma chère, est une chose exquise, votre beauté la plus suave qui soit ! Il fallait être l’irréductible imbécile qu’était ce pauvre Étienne pour refuser d’y goûter… dans le seul but de me contrarier !
— Y a-t-il quelque chose que vous ignoriez ? murmura Hortense pourpre de honte.
— Je sais toujours ce que je veux savoir. Il est parfois utile d’écouter aux portes…
— Comme un valet ?
Le marquis balaya l’injure d’un mouvement d’épaules dédaigneux :
— Je n’ai pas eu grand mal à me donner, Votre… mari criait assez fort. Au surplus, je m’attendais à une attitude aussi misérable et je commençais, je l’avoue, à caresser l’idée… agréable de me donner à moi-même un héritier quand je vous ai vue sortir en courant. Votre blancheur était facile à suivre et ce que j’ai découvert m’a ouvert d’autres horizons…
— Vous êtes ignoble ! cria Hortense. Vous êtes un véritable monstre…
— Croyez-vous ? Je me trouve, moi, assez bon diable et vous me devez deux mois de délices… parfaitement défendues mais que j’ai bien voulu vous permettre.
— Pourquoi cela ?
— Mais c’est l’évidence, fit-il en riant. On ne réussit pas toujours un enfant du premier coup. Et je tenais à ce que la semence prenne. Vous savez le reste…
— Étienne, lui, ne savait rien…
— En effet… et je n’ai pas très bien compris l’étrange lubie qui lui est venue. Se pendre parce que son petit plan de rancune venait d’échouer ?… Ridicule !
— Non. Il s’est pendu parce qu’il m’aimait et que je lui faisais horreur. Il a cru que je m’étais donnée à vous.
— Tiens donc ? Il avait, dirait-on, plus de cervelle qu’il n’y paraissait… En ce cas peut-être aurais-je dû suivre ma première idée ? J’aimerais beaucoup vous revoir telle que je vous ai vue par cette belle nuit de la Saint-Jean… mais d’un peu plus près. Et que diriez-vous de cette chambre ?…
Il avait fait un pas vers le lit. Révulsée d’horreur, Hortense s’en arracha, saisit sa robe de chambre au vol et s’en enveloppa étroitement, souhaitant que ce fût une cotte de mailles.
— Allez-vous-en, entendez-vous ?… Sortez d’ici ! Vous me donnez envie de vomir !…
Le marquis leva les yeux au plafond.
— Quel langage ! Tout à fait déconseillé si vous désirez revoir, de temps en temps, votre enfant ! Car il faut bien mettre ceci dans votre jolie tête. J’ai l’héritier que je voulais. Par lui je tiens votre fortune. Je n’ai donc plus aucun besoin de vous…
— C’est une menace ?
— Même pas. Disons… une constatation. Vous n’imaginez pas le nombre de femmes qui meurent de fièvre puerpérale dans notre région arriérée. Or vous avez accouché trop vite pour que l’on appelle un médecin… Et, dans ce château, nous n’en sommes pas à un accident près…
Luttant courageusement contre la panique qui lui venait Hortense trouva le courage de braver ce misérable qui, trop sûr de l’impunité, se montrait à présent à visage découvert.
— Il ne vous vient pas à l’idée qu’une trop grande abondance d’accidents pourrait attirer l’attention de la Justice ? Vous n’êtes plus qu’un sujet comme les autres, marquis ! Et nous ne sommes plus sous l’Ancien Régime même si le Roi s’efforce de le ressusciter. L’Empereur Napoléon, mon parrain, a édicté un Code et les Français ont pris l’habitude d’y obéir. Nul n’a le droit de se mettre hors la loi…
— Si. Moi, car je ne reconnais pas les lois de l’Usurpateur…
— Qui sont devenues celles de Louis XVIII !
— Je ne veux pas le savoir !… Et puis, en voilà assez ! Écoutez bien ceci, ma chère : si vous voulez revoir un jour votre fils… et même si vous voulez que je vous autorise à vivre encore quelque temps, il vous faudra vous montrer affectueuse avec moi… très affectueuse même !
— Ce qui veut dire ?…
Il s’approcha d’elle lentement, pas après pas. Elle recula au même rythme mais, finalement, se trouva acculée à la commode. Son cœur cognait à grands coups dans sa poitrine tandis qu’elle voyait, de plus en plus près, le regard égaré du marquis. Elle crut qu’il allait venir contre elle mais il n’en fit rien et s’arrêta à quelques centimètres, assez près tout de même pour qu’elle sentît son souffle.
— Que le soir où il me plaira de frapper à votre porte, j’entends la trouver ouverte… Et pour mieux appuyer ses intentions, il caressa doucement l’un de ses seins…
Folle de colère et de dégoût, elle lui cracha au visage.
— L’inceste ? Vous prétendez faire de moi votre maîtresse… mon oncle ? A votre âge ?… Cela pourrait vous tuer. Songez-y !
Il s’écarta, essuya sa joue d’un mouchoir négligent puis sourit.
— L’inceste ? Mais oui… J’ai tant regretté de ne pouvoir aimer Victoire comme j’en avais envie. Elle m’a échappé… mais je vous tiens, vous, et vous êtes encore plus belle ! Quant à l’âge, il ne fait rien à l’affaire pour un Lauzargues ! Nous sommes de bon bois. Voulez-vous parier que je vous fais au moins un enfant ?…
Il éclata de rire. La porte se referma doucement derrière lui mais la clef tournant dans la serrure apprit à Hortense qu’elle était désormais prisonnière. Les forces nerveuses qui l’avaient alors soutenue en face de son bourreau l’abandonnèrent brusquement. Elle plia sur ses genoux et s’écroula sur le tapis…
Quand elle reprit connaissance, son premier mouvement fut de se traîner jusqu’à la fenêtre qu’elle voulut ouvrir, mais elle était entièrement épuisée et ne put accomplir ce nouvel effort. Elle demeura appuyée des deux mains à la pierre du meneau, regardant, comme du fond d’un cauchemar, les trombes d’eau qui, depuis le matin, s’abattaient sur le château noyant tout le paysage… Sa première idée avait été de mesurer à nouveau la hauteur de son étage mais elle savait déjà que c’était inutile. Même en nouant ses draps bout à bout, elle ne pourrait atteindre le sol. D’ailleurs, dans l’état de faiblesse où elle était, ses bras n’auraient jamais la force de supporter le poids de son corps devenu pourtant si curieusement léger… En désespoir de cause, elle alla s’agenouiller près de son lit, devant le crucifix d’ébène et d’ivoire si longtemps délaissé et pria comme elle ne croyait plus savoir prier, appelant à son secours Dieu et la Vierge et les saints qu’elle aimait, et l’âme de ses parents dont elle était persuadée qu’ils devaient souhaiter la défendre et la protéger. Elle pria longtemps ; assez pour avoir peine à se relever mais se sentit plus courageuse. Plus calme surtout…
Il restait un peu de tilleul froid dans la tisanière posée la veille à la tête de son lit. Elle y mit un peu de miel et avala le tout. Puis, frissonnant de froid car le feu était éteint et nul ne l’avait rallumé, elle se recoucha pour retrouver un peu de chaleur et surtout réfléchir…
La journée passa sans que personne vînt se soucier d’elle. Hortense se demanda un moment si elle était condamnée à mourir de faim et de froid, si le marquis avait décidé de l’oublier un temps pour qu’une plus grande faiblesse la lui livre plus facilement mais, alors que la nuit était complètement tombée, la porte s’ouvrit et le marquis parut, portant un flambeau allumé.
— Comment, ma chère, s’écria-t-il hypocritement, on vous a laissée sans lumière, sans feu ?…
— Et sans nourriture ! dit la jeune femme du fond de son lit. Vous devriez le savoir puisque vous m’aviez enfermée à clef !
— Simple étourderie, chère Hortense ! J’ai dû me rendre à la ferme et j’ignorais ce qui se passait ici !
Hortense l’entendit appeler les servantes, les tancer brutalement alors que les deux pauvres filles n’avaient vraiment rien à se reprocher. En quelques instants, le feu flamba de nouveau, les chandelles furent allumées et Marthon revint, chancelant sous le poids d’un lourd plateau. Le tout sous la direction sarcastique du marquis. Lorsque tout fut en ordre, il fit signe aux deux filles de disparaître et se disposa à les suivre. Mais la main sur la porte ouverte, il s’arrêta.
— Ces pauvres créatures ne sont bonnes à rien. Jusqu’à ce que vous soyez tout à fait remise, ma fille, c’est moi qui veillerai à votre confort comme disent les Anglais…
— Ne vous donnez pas cette peine. J’attendrai que Godivelle revienne.
— Cela pourrait prendre quelque temps. Je souhaite d’ailleurs qu’elle trouve toutes choses en ordre lorsqu’elle reviendra. Je sais que vous avez toujours souhaité retourner à Paris mais il vous faut, je crois, y renoncer. D’ailleurs, nous pourrions mener ensemble, ici même, une vie infiniment plus agréable que vous ne l’imaginez. Réfléchissez-y ! Mais réfléchissez vite : les fièvres puerpérales ne se déclarent généralement pas au bout de six mois… Je vous souhaite une bonne nuit et de doux rêves… où j’espère trouver place un jour !…
Hortense était passée trop brutalement de la lente et douce attente d’un vrai bonheur à l’horreur vaguement grotesque d’un cauchemar absurde pour être vraiment capable d’y faire face. Devant cet homme glacé qui bafouait avec un tel cynisme les liens du sang, elle se trouvait d’autant plus désarmée que le torturant souvenir de son petit enfant la ravageait…
— Par pitié, implora-t-elle, rendez-moi mon fils ! Vous ne pouvez être à ce point cruel et insensible ?…
— Je ne suis ni l’un ni l’autre. Non seulement je souhaite vous ramener un jour ce bel enfant mais je compte aussi vous donner beaucoup d’amour. Il ne tient qu’à vous de commencer auprès de moi une vie heureuse…
— Que devient Dauphine dans tout cela ? Je croyais que vous l’aimiez…
— Il n’est pas bon de prolonger indéfiniment une vieille histoire et le temps est venu pour elle de se consacrer entièrement à son chat et à ses tapisseries. Moi, je retrouverai la jeunesse auprès de vous…
Découragée, Hortense ferma les yeux. Cet homme avait certainement perdu la raison. Sa double passion de l’or et de la luxure l’avait rendu fou. Et que peut-on dire en face d’un fou ?
La nuit fut terrible pour Hortense qui se savait livrée à peu près sans défense aux lubies criminelles d’un amoureux sénile. Godivelle, son unique recours, sa seule protection, ne lui serait peut-être pas rendue. Pas plus que Mlle de Combert qui n’avait sans doute aucun intérêt, si elle voulait vivre, à réclamer ses droits de maîtresse en titre. Qui restait-il au château en dehors des deux filles visiblement terrifiées par le marquis ? Garland, son exécuteur des hautes œuvres ? Pierrounet ?… On avait dû l’envoyer conduire sa tante… Et, durant des heures, Hortense garda les yeux grands ouverts dans la nuit, fixant la croix de pierre du meneau, luttant contre l’envie d’ouvrir la fenêtre et de lancer au vent le nom de Jean, comme il le lui avait recommandé en cas de danger. Mais à condition que le vent soufflât de l’ouest, et les rafales de pluie qui frappaient les vitres indiquaient qu’il soufflait de l’est… Et puis, l’appeler, n’était-ce pas risquer de le voir tomber lui aussi dans un piège ? Le marquis avait l’oreille trop fine pour ne pas entendre les appels de sa prisonnière…
Quand elle s’endormit, vers le matin, elle avait arrêté une sorte de plan. La première chose à faire était d’essayer de retrouver des forces car son accouchement et sa journée de jeûne dans la chambre sans feu l’avaient beaucoup affaiblie. Il fallait manger car on se bat mieux quand le corps ne réclame rien, mais il fallait aussi faire en sorte de paraître encore faible et malade pour ne pas exciter les désirs de son geôlier. La seconde chose à faire était de prier pour que Dieu lui envoie une chance d’échapper à un sort affreux.
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