— Bien sûr. Tu n’avais pas deviné ?…

— J’avais cru deviner mais cela a semé une telle panique au château…

— Ce n’en était que plus amusant… Chut ! Nous arrivons !

Ils débouchaient à présent dans l’étroite faille tapissée de broussailles au milieu desquelles Jean obligea Hortense à s’accroupir…

— Le cheval est en dessous, caché derrière un roncier. Nous allons seulement attendre un instant pour voir si tout est tranquille…

Il se redressa à demi en évitant de froisser les branchettes mortes, observant les alentours. Hortense l’imita et vit, en face d’eux, le château, dressé sous la lune de printemps, superbe et maléfique…

— C’est le moment ! souffla Jean.

Il voulut aider Hortense à sortir du trou, mais elle s’accrocha à lui, le maintenant à l’abri des broussailles.

— Allons-nous vraiment nous quitter ? Jean… Est-ce donc un adieu ?

— Nous nous étions dit adieu, Hortense. Il faut aller ton chemin. Même s’il a croisé le mien un moment, il ne peut que s’en écarter. Pars en paix, sans crainte pour notre fils… Je te le rendrai ou j’y perdrai la vie. Pas plus que toi je ne souhaite le voir vivre jamais dans cette tour maudite.

— Mais je t’aime… Oh Jean, je t’aime tant !…

— Ma douce… tu ne m’aimeras jamais autant que je t’aime.

Fermement, il l’obligea à se lever et la guida hors de la faille, puis sauta à bas du rocher et la prit dans ses bras pour l’en faire descendre. Mais il ne la reposa pas à terre. Le cheval était là, à quelques pas. Il la porta en selle, non sans l’avoir embrassée une dernière fois… C’est alors qu’un éclat de rire se fit entendre.

— Quelle belle scène, fit la voix goguenarde du marquis. Et quelle belle évasion ! En vérité, vous êtes diaboliques, tous les deux. Dommage que cela ne serve à rien et que cela s’achève ici.

Il était là, armé d’un fusil, sa grande cape noire flottant autour de lui au vent de la nuit, barrant le chemin, tenant les deux jeunes gens sous la menace du canon.

— Otez-vous de là, marquis ! cria Jean. Vous n’avez aucun droit sur cette jeune femme. Elle est libre…

— Elle va l’être dans un instant… de toi ! Et pour toujours !

— Vous voulez me tuer ?

— Moi ? Oh non ! Je crois que, dans ce pays arriéré, on n’aimerait pas ça. C’est Jérôme qui va te tuer… par hasard, ou par maladresse, comme tu voudras. Regarde !

Le cocher que personne n’avait remarqué était là en effet, debout à une dizaine de mètres, sur les marches du calvaire avec lequel il se confondait. Il tenait lui aussi un fusil dont le canon d’acier brilla sous la lune. Il épaula lentement. Mais, au cri d’Hortense avait répondu un coup de sifflet et, soudain, une longue forme rousse jaillit du sommet des rochers et s’abattit sur les épaules de l’homme qui roula à terre. Le coup partit, détournant l’attention du marquis, sur lequel Jean bondit à son tour d’une fabuleuse détente, lui arrachant son fusil.

— Tiens-le, Luern ! Mais ne le tue pas ! Et toi, Hortense, va-t’en !…

— Mais, Jean…

— J’ai dit : va-t’en !

Reculant de trois pas, il allongea une claque sonore sur la croupe du cheval qui s’enleva d’un élan, emportant la jeune femme au long du chemin qui menait au village. Le départ avait été si brutal qu’elle faillit tomber, mais elle était bonne cavalière et reprit très vite son assiette et la maîtrise de sa monture qu’elle retint un instant. Se retournant, elle vit que la scène était toujours la même : Jean tenait le marquis couché à terre sous la menace de son fusil et, un peu plus loin, Jérôme gisait sous les pattes du grand loup dont la gueule ouverte menaçait sa gorge.

— Je t’aime, Jean !… cria une dernière fois Hortense dans le souffle du vent.

Sa voix lui parvint, déjà lointaine :

— Moi aussi… et pour toujours ! Mais cours donc !…

Elle rendit la main. Le cheval s’élança et les tours de Lauzargues disparurent au tournant du chemin… La pluie, en recommençant à tomber, se mêla aux larmes d’Hortense.


Saint-Mandé, janvier 1985.




[1] Les jésuites.

[2] Elle l'est devenue en effet. Canonisée en 1925.

[3] De nombreuses jeunes filles étrangères venaient se faire élever au couvent où l'instruction, semblable à celle des garçons chez les jésuites, était exceptionnelle pour l'époque.

[4] Il ne s'agit pas de la Madeleine mais de l'église de l'Assomption.

[5] Cimetière Montmartre.

[6] Elles y recevaient la même instruction que les pensionnaires. Cela aussi était une innovation due à la Mère Barat.

[7] Bâti de bois contenant un élément de chauffage pour le lit.

[8] Le pounti est une sorte de pâté d'herbes et de pruneaux fait avec de la farine de blé noir. Dans certaines régions on y ajoute un hachis de porc. Le mot, dérivé de « pudding », remonterait à l'occupation anglaise pendant la guerre de Cent Ans.

[9] Très ancien gâteau que l'on faisait, le jour du pain, avec ce qui restait de pâte dans laquelle on mettait — et met encore — des morceaux de pommes ou de poires sauvages.

[10] Jusqu'en 1829, année où fut créé le corps des facteurs ruraux, il fallait aller au relais de poste pour y porter et y retirer le courrier qui attendait « poste restante ». Nous sommes en 1828.

[11] Le champ de foire.

[12] Le pansement à base de tarlatane trempée dans le plâtre date de 1840.

[13] Ancien nom du boulevard des Italiens.