Adélaïde de Coucy récupéra la première.

— Quelle mouche vous pique, princesse ? Voilà une étrange idée de vous faire le champion de cette fille ? Nul n’ignore ici que vous la détestez.

— Je ne crois pas vous en avoir jamais fait confidence. En tout cas, je ne vous permets pas de préjuger de mes sentiments.

— C’est le secret de Polichinelle, ricana Jeanne de Chaniac.

— Il vous plaît de le dire. Mais pour vous éviter de vous poser des questions et de vous livrer à votre habituelle entreprise d’espionnage, je veux bien vous dire ceci : la grandeur de la catastrophe qui vient de frapper Mademoiselle de Berny devrait inciter toute âme bien née à lui porter, au moins, compassion et respect. Mais apparemment, aucune de vous n’est bien née ! conclut Félicia en glissant son bras sous celui d’Hortence qui, elle, n’était pas encore revenue de sa surprise.

— Faisons quelques pas, reprit la jeune fille tandis que le groupe reprenait, sans demander son reste, le chemin de la maison. Tout à coup, elle se mit à rire :

— Vous semblez abasourdie. L’êtes-vous vraiment ?

— On le serait à moins. Je croyais que vous me détestiez.

— Pas vraiment. Je dirais plutôt que vous m’agaciez avec votre supériorité…

— Ma supériorité ? Où la prenez-vous ? Tout de même pas dans ma noblesse… adolescente ?

— Non. Dans une circonstance où vous n’êtes pour rien : vous êtes la filleule de l’empereur Napoléon. Moi, je ne suis que celle du cardinal Pallavicini. Il y a un monde. Et ce monde, il est de votre côté…

— L’Empereur est mort, dit Hortense tristement. Le monde qu’il avait créé est mort avec lui.

— Non, car il est entré désormais dans la légende. Ne confondez pas les quelques serviteurs renégats qui, par intérêt, ont été s’agenouiller aux pieds des vieux Bourbons poussifs, avec l’immense armée de ceux qui rêvent encore de lui…

— Je n’aurais jamais cru entendre une princesse Orsini s’exprimer ainsi…

— Parce que vous ne savez rien de nous ! riposta Félicia non sans hauteur. Depuis le XVIe siècle une branche de ma famille est établie en Corse. Le fondateur s’appelait Napoléon… Votre empereur, il nous appartient plus qu’à vous, même s’il a aimé la France par-dessus toutes choses ! En outre, il nous a débarrassés des Autrichiens. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas…

Le tintement d’une cloche arrêta la lente promenade des deux jeunes filles.

— Le déjeuner ! dit Félicia. Il faut rentrer. Mais… auparavant je tiens à vous dire combien je suis désolée de ce drame qui s’est abattu sur vous et qui vous éprouve si cruellement… Et je veux vous dire aussi… n’en veuillez pas à votre père de ce qu’il a fait. L’amour est un sentiment terrible qui a fait dans ma propre famille de tels ravages…

— Je lui en veux d’autant moins que j’ai acquis aujourd’hui même la certitude qu’il n’a pas tué ma mère et ne s’est pas suicidé…

Tout en retournant vers la maison, elle raconta rapidement la scène qui s’était déroulée au cimetière du Nord. Félicia l’écoutait passionnément.

— Ce jeune homme, dit-elle enfin, avez-vous pu savoir son nom ?

— Personne ne semblait le connaître. D’ailleurs, il parlait avec un léger accent étranger comme le vôtre ! J’ai pensé un instant qu’il pouvait être italien…

— On n’est pas italien, hélas, fit la jeune Romaine avec amertume. On est romain, vénitien, romagnol, napolitain… Au fait, comment était-il ? Pouvez-vous le décrire ?

Hortense s’efforça de rendre un portrait aussi fidèle que possible mais, à mesure qu’elle parlait, elle constatait avec étonnement que Félicia devenait pâle et que ses yeux se chargeaient de nuages…

— Ce n’est pas lui ? Murmura-t-elle pour elle-même plus que pour sa compagne. Ce ne peut pas être lui ?… Pourtant, il est si fou !…

— Le connaîtriez-vous ? Qui est-ce ?…

Elle ne devait pas recevoir de réponse. Une surveillante se précipitait vers elles pour les faire presser. Quant à Félicia, le seuil à peine franchi, elle s’élança en courant vers l’escalier et disparut dans les profondeurs de la maison. Elle ne parut pas au réfectoire où d’ailleurs, en prévision du grand goûter, on ne servait qu’un repas léger et vite avalé à l’issue duquel les élèves reçurent l’ordre d’aller se préparer pour la visite royale de l’après-midi.

Hortense, alors, se mit à la recherche de Félicia, ne la trouva nulle part et finit par s’enquérir d’elle auprès de la sœur Bailly qui était la maîtresse de leur classe. Elle apprit ainsi que sa compagne avait demandé une permission extraordinaire de sortie et qu’une religieuse venait de l’accompagner chez la comtesse Orlando, l’une de ses cousines qui habitait Paris et qui était sa correspondante ordinaire. On ne savait quand elle rentrerait.

— Vous n’êtes pas en tenue, Hortense ? ajouta sœur Bailly. Le port de l’uniforme et même celui du ruban de votre classe ne sont pas incompatibles avec le deuil…

— Je sais, ma mère, mais notre Mère générale a bien voulu me dispenser de paraître devant Madame. Je me rendais de ce pas à la chapelle où je resterai tout le temps de sa visite…

En fait, Hortense n’aimait guère la chapelle qu’elle trouvait trop dorée et trop riche. L’autel – cadeau personnel du roi Louis XVIII – était surmonté d’une « gloire » – cadeau personnel de celui qui n’était pas encore le roi Charles X – que la jeune fille jugeait d’un goût contestable et, en outre, peu propice au recueillement. Ce n’était pas noble, c’était ostentatoire. Néanmoins, en ce jour de deuil pour elle-même, de fête pour le couvent, c’était le seul endroit où elle pût être certaine de trouver silence et solitude, car elle avait besoin de l’un comme de l’autre. Ne fût-ce que pour réfléchir à la curieuse attitude de Félicia Orsini. Peut-être, après tout, l’étrange fille, tellement imprévisible dans ses comportements successifs, connaissait-elle le perturbateur du cimetière Nord ? C’était du moins ce que laissaient supposer les quelques paroles qu’elle avait laissées échapper avant de s’enfuir. Car c’était à cela que ressemblait son départ : une fuite. Mais vers où ? Vers quoi ?…

Autant de questions auxquelles Hortense était incapable d’apporter une réponse. Elle finit par y renoncer, s’efforça de s’absorber dans la prière pour ne plus entendre les bruits de l’extérieur : l’arrivée fracassante des voitures de la Cour, les acclamations des pensionnaires à l’entrée de l’auguste visiteuse. Le regard fixé sur la petite lampe rouge qui brillait au pied de l’autel, marque de la Présence divine, elle s’ensevelit dans le souvenir de ses parents, implorant le Seigneur de leur accorder la douceur de la vie éternelle, la paix qu’ils avaient si peu connue sur cette terre, et de ne pas permettre que ce crime odieux demeurât impuni.

Si la vengeance n’appartient qu’à Vous, Dieu Tout-Puissant, accordez-moi la faveur d’en être l’instrument…

Elle pria longtemps puis, vaincue enfin par tout ce qu’elle venait de vivre, elle se laissa tomber sur un banc et sanglota éperdument, la tête enfouie dans ses mains. Ce fut en cet état que la trouva Mère de Gramont.

— Il faut sécher vos larmes, mon enfant, et venir vous rafraîchir rapidement le visage. Madame la Dauphine vous demande…

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Je ne me suis pas permis de le lui demander. Elle désire vous parler…

Un instant plus tard, recoiffée et le visage lavé à grande eau, Hortense était introduite dans le parloir de la Mère générale et exécutait les trois révérences protocolaires devant celle qui l’y attendait.

A qui la voyait pour la première fois, il était difficile de faire admettre que Marie-Thérèse, Dauphine de France et duchesse d’Angoulême, pût être la fille de ce miracle de charme, de grâce et d’élégance qu’avait été la Reine martyre. Et surtout le même personnage que l’enfant blonde, timide et réservée mais infiniment gracieuse et séduisante, que sa mère avait surnommée « Mousseline-la-Sérieuse » et qui, au Temple, avait su charmer ses geôliers eux-mêmes. Des bruits couraient. On chuchotait qu’il ne s’agissait pas de la même femme, qu’il y avait eu substitution, au moment de la remise à l’Autriche. On murmurait que si elle était fort attachée au souvenir de son père, Madame l’était moins à celui de sa mère et beaucoup moins encore à celui de son frère, le petit roi prisonnier du Temple. On disait beaucoup de choses sous le manteau mais ce manteau avait des trous si gros qu’il multipliait les bruits plus qu’il ne les retenait…

En sa cinquantième année – elle avait eu quarante-neuf ans onze jours plus tôt –, la princesse apparaissait comme une grande femme maigre et lourde aux yeux bleus délavés cernés de paupières rougies. Dans son visage on ne voyait guère que son grand nez agressif, un véritable nez Bourbon celui-là. Le teint était médiocre, l’élégance nulle car elle avait un talent particulier pour rendre à peu près informes les créations les plus réussies des meilleurs modistes. Qu’elle eût grand air était incontestable mais contrairement à celui de Marie-Antoinette, fait de dignité souriante, le grand air de la Dauphine se nuançait de dédain et d’une éternelle mauvaise humeur entretenue d’ailleurs par les foucades incessantes de sa belle-sœur, la jeune et turbulente duchesse de Berry.

Ce n’était jamais un grand plaisir que se trouver en sa présence. Pour Hortense cette entrevue représentait une dure épreuve en un tel jour, car, après les trois révérences, Madame la Dauphine se mit à examiner avec attention et en silence la fille d’Henri Granier. Un silence que nul ne pouvait se permettre de rompre mais qui ne tarda pas à devenir si pénible que Mère Madeleine-Sophie prit sur elle de le briser.

— Madame, dit-elle doucement, si Votre Altesse Royale veut bien me pardonner, je me permettrai de lui rappeler que cette enfant a subi aujourd’hui une épreuve capable d’abattre les plus braves et les plus solides. Elle n’a que dix-sept ans…

— Elle est grande, pour son âge, et semble vigoureuse, remarqua la princesse de sa voix rauque due à une ancienne laryngite mal soignée. Nous avons voulu vous voir, Mademoiselle, pour vous dire toute la part que nous prenons à votre deuil et examiner, avec vous, ce qu’il convient de décider pour votre avenir. Vos études sont dans leur dernière année, paraît-il ?

— En effet, Madame, et s’il plaît à Votre Altesse Royale, si notre Mère générale le veut bien, mon avenir immédiat se situe ici jusqu’à la fin de l’année scolaire.

— C’est la sagesse, dit Mère Madeleine-Sophie avec un sourire encourageant. Hortense est une excellente élève, très douée en toutes sortes de matières… Et nous souhaitons vivement la garder. Plus longtemps même que cette année si elle le désire. Notre maison est, je crois, un bon refuge pour ceux qui souffrent.

— Sans doute, sans doute, fit la princesse d’un ton agacé en agitant sa tête chapeautée de plumes noires qui lui donnaient assez l’aspect d’un cheval de corbillard, mais il n’entre pas dans les vues du Roi que Mademoiselle demeure ici plus longtemps. Et vous ne devriez pas le souhaiter, ma Révérende Mère. Ce qui vient de se passer ne peut que créer une atmosphère de trouble et d’agitation au sein de votre communauté. Les bruits qui courent sur les derniers instants de son père…

Le mince visage de la Mère Barat s’empourpra.

— Puis-je rappeler à Votre Altesse Royale que cette maison, placée sous le vocable et sous la protection du Cœur Sacré de Jésus, ne connaît pas les bruits et qu’il ne saurait être question d’agitation ou de troubles là où mes sœurs et moi nous trouvons. Toutes ici nous aimons et nous plaignons Hortense !

— Votre générosité nous est connue, Mère Barat, mais vous ignorez à la fois ce qu’est le monde et ce que veut la loi. Mlle Granier n’est pas seule au monde. Elle a de la famille et, Dieu merci, une famille autrement convenable…

Instantanément Hortense plongeait dans une nouvelle révérence :

— Daigne Votre Altesse Royale me permettre de me retirer. Mon père vient à peine d’être déposé dans sa tombe et il m’est impossible de supporter sur lui la moindre parole critique.

— Vous resterez ici tant que nous le souhaiterons, Mademoiselle ! Mais quelle humeur est la vôtre ? Vous oubliez à qui vous parlez !

— Non, Madame. Votre Altesse Royale voudra bien accueillir mon respect et mes adieux. Puisqu’elle désire me voir quitter cette maison, il me reste à rentrer chez mes parents…

— Il ne peut en être question ! Votre oncle, le marquis de Lauzargues, sera vraisemblablement nommé tuteur. Ou tout au moins chargé de vous garder par-devers lui jusqu’à ce que vous vous trouviez en puissance de mari. Le désir du Roi est que vous le rejoigniez sur ses terres afin d’y vivre en famille comme il convient à une fille de votre âge… et de votre condition.