— Mais je ne veux pas aller chez lui ! Le marquis a jadis renié ma mère, sa propre sœur. Je n’ai que faire de lui !

— Hortense ! s’écria la Mère de Gramont, vous vous oubliez.

— Laissez, ma chère ! Nous connaissons ces sortes de filles. Les temps barbares que la France vient de vivre n’en ont produit que trop. Celle-ci obéira… comme les autres. Allez, Mademoiselle ! Vous recevrez bientôt nos volontés !

— Madame ! plaida la Mère générale, Votre Altesse Royale est trop dure…

— Et vous trop bonne ! Vous pouvez vous retirer, Mademoiselle !

La révolte au cœur, Hortense fit une dernière révérence, mais une seule. Les jambes lui manquaient pour les deux autres. Elle recula vers la porte suivie des yeux par le regard navré de Mère Madeleine-Sophie, puis se jeta hors de la pièce comme on se sauve. Elle sentait monter les larmes et ne voulait pas donner à cette affreuse femme le plaisir de la voir pleurer. Elle courut d’une traite jusqu’à la chapelle et là s’abattit sur les marches de l’autel, secouée de sanglots désespérés…

Huit jours plus tard, elle recevait l’ordre de partir pour le château de Lauzargues, en Auvergne, où le marquis attendait sa nièce. Il ne pouvait être question de discuter un ordre royal, moins encore d’y résister. La rage au cœur, Hortense Granier de Berny fit ses préparatifs de départ. Quant à Félicia Orsini, elle n’avait pas reparu.

CHAPITRE II

VOYAGE VERS LA TERRE INCONNUE…

La voiture quitta la petite ville dans les dernières heures de l’après-midi, ce qui laissait supposer que l’on pourrait arriver au jour. Pourtant, la nuit s’annonçait déjà. Elle n’avait guère de peine à remplacer les lourds nuages fuligineux qui fuyaient avec le vent d’un bout à l’autre du paysage mais, pour Hortense, qu’il fasse jour ou nuit était de peu d’importance. Elle se sentait si lasse, si moulue que tout s’abolissait qui n’était pas sa fatigue et l’angoisse qui ne la quittait plus depuis Paris.

Six jours ! Six jours depuis Paris. Quatre jusqu’à Clermont-Ferrand, enfermée dans le coupé de la grosse diligence noire et jaune en compagnie d’un curé auvergnat qui sentait l’ail et le fromage, d’un notaire de Rodez et de la riche gantière de Millau, sœur d’une des religieuses du Sacré-Cœur, à qui Mère Madeleine-Sophie l’avait confiée avec toutes sortes de recommandations. Superflues d’ailleurs. Mme Chauvet était une femme à la fois solide et rassurante. Pleine de bon sens et douée d’un cœur généreux, elle était de celles avec qui l’on irait volontiers au bout de la terre tant elles montrent de sang-froid et de placidité en face des menus inconvénients de chaque jour. Et Dieu sait s’il y en avait au cours d’un voyage en diligence !

Mais, dûment renseignée sur la catastrophe dont sa jeune compagne venait d’être victime, Eulalie Chauvet s’efforçait de lui éviter tout tracas et de lui rendre aussi confortable que possible ce long voyage vers l’inconnu. Le tout dans un silence presque total car, timide, elle se montrait peu causante. Ce dont Hortense lui savait gré. Il était déjà bien assez éprouvant de subir, à longueur de journée, les monologues politiques du notaire traitant presque sans discontinuer du nouveau ministère Martignac, du « milliard des émigrés », des abus de la Congrégation et des bals trop somptueux de Mme la duchesse de Berry.

Pour éviter qu’elle n’eût à en subir davantage à la table d’hôtes, au cours des haltes dans les auberges, Mme Chauvet se faisait servir, avec Hortense, dans la chambre qu’elles partageaient. Mais elles n’en arrivèrent pas moins à Clermont sans que la jeune fille eût appris la moindre chose touchant la vie de sa compagne et sans avoir dû répondre à la plus petite question. Ce fut elle d’ailleurs qui, en arrivant dans la capitale auvergnate, se hasarda à parler de sa famille.

— Ma mère me parlait parfois d’une tante qu’elle avait à Clermont. Une tante qu’elle aimait beaucoup et chez qui… elle avait rencontré mon père. J’ignore si elle l’a revue depuis son mariage mais je sais qu’elles s’écrivaient. J’aurais… aimé la connaître. A moins qu’elle ne soit plus de ce monde… De toute façon, je ne sais comment faire.

— Pouvez-vous me donner son nom ?

— Bien sûr. La comtesse de Mirefleur…

— Je vais m’informer.

Une heure plus tard, Hortense avait sa réponse : Mme de Mirefleur vivait toujours, Dieu soit loué, mais son hôtel de la rue des Gras était fermé. Assez secouée par un mauvais rhume à la fin de l’été, la comtesse était allée passer les mauvais jours en Avignon chez sa fille, la baronne d’Esparron.

— Elle reviendra au printemps, dit Mme Chauvet. Vous pourrez sûrement la rencontrer à cette époque-là.

— Le printemps ? Il me paraît si loin…

Tout juste deux mois, puisque nous sommes fin janvier. Elle hésita un instant puis, timidement :

— Pardonnez-moi si je me montre indiscrète et, en ce cas, ne me répondez pas, mais… n’êtes-vous pas heureuse de retrouver votre famille ? Le marquis de Lauzargues est votre oncle, si je ne me trompe ?

— Oui. Pourtant je n’ai aucune envie de le voir. Je ne vais chez lui que contrainte et forcée…

— Pardonnez-moi… mais peut-être que lui sera heureux de vous recevoir. Il paraît que vous ressemblez beaucoup à votre mère. Cette circonstance le touchera très certainement…

— Qui peut savoir ? En tout cas… merci d’avoir essayé de m’aider…

En dépit des encouragements de l’excellente femme, Hortense avait senti s’augmenter sa tristesse quand, au matin du cinquième jour, elles avaient cherché, à travers la boue glacée, les cages de poulets, les cartons et les tas de bagages qui encombraient la place de Jaude, point de départ des Messageries, la diligence pour Saint-Flour, but définitif de son voyage. Elle savait qu’il lui faudrait quitter alors une compagne à laquelle elle s’attachait instinctivement alors que, sans trop savoir pourquoi, ce parent inconnu lui faisait peur. A elle qui pourtant n’avait jamais peur de rien…

Pour se réconforter, elle s’efforçait de se rappeler les paroles que Mère Madeleine-Sophie lui avait murmurées, à la veille de son départ :

— L’essentiel est de vous affermir dans la paix, même parmi les difficultés, même à la suite des fautes que vous pourriez commettre. Cette paix de l’âme vous aidera à calmer votre imagination, à purifier vos affections, à surmonter vos répugnances. Elle vous suggérera la prudence et la discrétion dans vos rapports avec votre famille inconnue. Dieu habite avec la paix…

S’affermir dans la paix alors que le problème consistait justement à découvrir d’abord cette paix ? Les deux derniers jours de voyage avaient représenté une sorte de calvaire. Le temps était affreux. Pluie et neige mêlées s’abattaient sur la diligence qui s’était engagée dans les difficiles routes de montagne, dès la sortie de la grande ville, et qui secouait ses passagers d’une ornière à l’autre comme des pois chiches dans des grelots. Accrochées aux portières, les deux femmes croyaient à chaque instant leur dernière heure venue, surtout quand l’étroite route surplombait des à-pic dont la profondeur leur semblait vertigineuse. Mme Chauvet, tous rhumatismes réveillés, gémissait à chaque cahot et Hortense serrait les dents pour ne pas en faire autant.

Le temps redevint sec mais nettement plus froid lorsque l’on fut en vue de Saint-Flour. Un morceau de ciel bleu traînait sur les tours jumelles de la cathédrale qui dominait la ville haute.

— Une voiture doit vous attendre sur la place d’Armes, à l’arrêt des diligences, soupira Mme Chauves. C’est ici que nous nous séparons. Je dois dire… que je le regrette.

— Moi aussi, dit Hortense spontanément. Vous avez été si bonne. Sans vous, je ne sais pas si je serais allée jusqu’au bout du voyage…

— Qu’auriez-vous fait, alors ?

— Je ne sais pas… J’aurais peut-être cherché à retrouver ma grand-tante de Mirefleur… Ou peut-être serais-je revenue rue de Varenne…

— Vous savez bien que c’est impossible. La Mère Barat aurait été fort embarrassée…

Hortense poussa un soupir. Ses yeux dorés contemplèrent avec une sorte de désespoir le paysage austère qui glissait derrière la vitre de la portière.

— Pardonnez-moi ! Vous devez penser que je perds la tête mais chaque fois que j’essaie d’imaginer le marquis de Lauzargues, je sens… comme une angoisse.

— Cela vient de ce que vous êtes jeune, émotive… et imaginative plus encore ! Vous aurez peut-être la bonne surprise de constater qu’il s’agit d’un charmant vieux monsieur…

— Il n’est pas si vieux. Si je me souviens du peu qu’en disait ma mère, il doit avoir quarante-cinq ans… ou à peine plus.

— De toute façon, c’est un gentilhomme. Il se comportera comme tel envers vous. Allons, ma chère enfant, reprenez courage. Vous verrez que tout s’arrangera…

— Dieu vous entende !…

Une voiture attendait, en effet, à l’arrêt de la diligence. C’était une grosse berline qui avait dû naître sous Louis XV et qui visiblement avait essuyé bien des intempéries. Deux vigoureux chevaux nivernais y étaient attelés. Quant au cocher, il ne ressemblait en rien au vieux Mauger qui, auprès de lui, aurait eu des allures de lord anglais. C’était un homme aussi large que haut, carré, épais, à moins que l’espèce de toge romaine en grosse bure grise qui l’emballait n’y fût pour quelque chose. Sous un chapeau rond et cabossé, d’un noir verdâtre, le visage apparaissait, d’un beau rouge brique entre les épais favoris noirs qui en dévoraient une bonne partie. Des guêtres de grosse toile disparaissant dans des sabots complétaient son équipement.

Tel qu’il était, l’homme vint droit à Hortense qu’il salua gauchement.

— C’est moi Jérôme, le cocher d’ M’sieur le Marquis. Pas la peine de d’mander si vous êtes not’ demoiselle. J’ vous ai reconnue tout de suite…

— Vous m’avez déjà vue ?

— Sûr que non mais c’est vot’ mère toute crachée qu’on voit quand on vous voit. Plus grande, pour sûr ! Et un rien plus solide ! Mais c’est tout de même vot’ mère ! J’ vas chercher vos colis ! Vot’ carriole, elle est déjà arrivée en retard alors faut s’dépêcher si on veut pas arriver d’main matin.

— Le château est loin ?

— Près d’cinq lieues ! Et M’sieur le Marquis il aime pas qu’on lui fasse attendre son souper ! Je r’viens !

Changeant sa chique de joue, le cocher nommé Jérôme tangua en direction des bagages que les gens de la poste déchargeaient. Hortense jeta un regard d’envie vers l’accueillante auberge aux vitres miroitantes derrière lesquelles on voyait flamber un grand feu. C’était là que Mme Chauves allait passer la nuit… sans elle.

Celle-ci intercepta le regard d’Hortense et comprit.

— Croyez-vous qu’il soit possible de convaincre cet homme d’attendre jusqu’à demain matin ?

— Certainement pas. Vous avez entendu : le marquis n’est pas patient… Mais merci d’y avoir songé…

Spontanément, elle embrassa son éphémère compagne puis, comme Jérôme revenait en ronchonnant contre le poids et le nombre des bagages de la jeune fille, elle ajouta :

— Rentrez vite dans l’auberge, chère Madame Chauves. Je ne veux pas que vous attendiez mon départ ! C’est trop triste de laisser quelqu’un derrière soi…

— Vous m’écrirez pour me donner de vos nouvelles ?

— Je vous le promets !

Un instant plus tard, la voiture s’ébranlait en grinçant et se dirigeait vers la rampe raide qui conduisait à la ville basse. Cette fois, plus rien ne séparait la fille d’Henri Granier de ce pays inconnu, de cette existence étrangère qui allaient être les siens…

Avec un soupir, elle s’adossa aux coussins de velours usé qui sentaient l’humidité et l’écurie, ferma les yeux pour ne plus voir la faible lumière d’un gris sulfureux qui avait remplacé le lambeau de ciel bleu. Elle essaya de dormir pour, au moins, cesser de penser mais c’était impossible et elle rouvrit les yeux. Il y avait ses nerfs trop tendus, les cahots de ce grinçant carrosse, plus rudes encore que ceux de la diligence, le chagrin qui revenait avec une horrible impression de solitude. Il y avait ce paysage qui lui semblait le plus sauvage du monde…

Par de mauvais tournants, la voiture, au bas de la côte, franchit le vallon de Lescure sur un petit pont de pierre avant de s’attaquer à la longue et dure grimpée qui, là-haut dans les nuages bas, atteignait la planèze, vaste plateau basaltique troué de ravins, hérissé de rochers dont les formes tourmentées évoquaient de fantastiques animaux revenus du fond des âges, ou encore de forts châteaux écroulés étalant sous le ciel leurs murailles éventrées crachant des entrailles de branches mortes, de broussailles et de pins rabougris. La sauvage végétation que l’hiver avait dépouillée de la rassurante douceur des feuilles montrait à nu ses branches noircies par le gel ou moussues de lichens bleuâtres.