Un sec claquement de doigts et les loups, quittant leur position couchée, se redressaient tous ensemble. Assis sur leur train arrière, ils dardèrent sur la jeune fille dix paires d’yeux flamboyants. Il n’était pas difficile de deviner qu’un autre signe pouvait les jeter sur elle…
Terrifiée, Hortense ferma les yeux, serrant fort ses paupières pour être bien sûre de ne plus rien voir. En même temps, elle se rapprochait de l’étranger dans le geste instinctif d’un enfant qui cherche protection. Quelques secondes passèrent qui lui parurent une éternité. Puis, elle l’entendit siffler doucement et se recroquevilla, croyant déjà sentir sur elle l’haleine brûlante des fauves. Mais rien ne vint, sinon un éclat de rire.
— Ouvrez les yeux, jeune sotte ! gronda l’homme. Vous êtes bien une fille de la ville ! Peureuse et…
— Je ne suis pas peureuse ! protesta-t-elle en levant sur lui un regard indigné. Connaissez-vous donc beaucoup de femmes qui pourraient affronter des loups sans crainte aucune ?…
— Avez-vous cru vraiment que je pourrais les lancer sur vous ? Regardez ! Je les ai renvoyés !
En effet, le cercle des loups avait disparu. Il ne restait plus auprès de l’homme que la grande bête rousse qu’il appelait Luern et qui lui avait servi de guide. Encore que cette présence formidable fût suffisamment inquiétante, Hortense éprouva tout de même un soulagement. Mais elle n’en était pas moins curieusement vidée de ses forces.
— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-elle en désignant le rocher où il se tenait auparavant.
— J’allais vous en prier ! Vous n’avez vraiment pas bonne mine. Voulez-vous manger quelque chose ?
— Oh oui ! avoua-t-elle. Je meurs de faim. Mais que peut-on manger ici ?
— Ceci !
D’une besace posée à terre, il tira une tourte qu’il coupa en deux après avoir tracé dessus une croix rapide avec le plat du couteau pris dans sa poche. Le loup eut l’une des deux moitiés qu’il dévora en trois coups de dents. De l’autre moitié, l’homme fit deux parts égales, offrit l’une à son invitée et attaqua l’autre, montrant dans cet exercice des dents aussi blanches que celles du fauve. Hortense mordit dans la croûte dorée avec d’autant plus d’appétit qu’elle sentait bon et que d’ailleurs l’intérieur, fait de lard et de champignons, était excellent. Pensant qu’elle avait rarement mangé quelque chose d’aussi bon, la jeune fille dévora sa part sans la moindre honte. Un peu gênée seulement sous l’œil clair et visiblement ironique de l’homme qui ne la quittait pas. Mais elle avait tellement, tellement faim après la fatigue du voyage, le chagrin qu’elle avait eu à se séparer de Mme Chauves et la terreur de cette dernière heure ! Elle avait soif aussi car le lard était un petit peu salé et elle accepta avec reconnaissance la gourde en peau de chèvre que son compagnon lui tendait sans mot dire.
Le vin âpre et fort lui râpa la langue et la fit tousser mais c’était la première fois de sa vie qu’elle en buvait et elle ne trouva pas cela désagréable. Il fit merveilleusement glisser la tourte et lui réchauffa la poitrine. Elle but une seconde gorgée mais, peu habituée à l’usage de l’outre de chèvre, s’étrangla tandis que quelques gouttes coulaient sur la bride de velours nouée sous son menton. L’homme lui tapa dans le dos sans ménagements :
— Manque d’habitude ! commenta-t-il. Ça viendra ! A présent dites-moi qui vous êtes et ce que vous venez faire à Lauzargues ?
— Ne ferais-je pas mieux de remonter là-haut ? Jérôme doit me croire morte et s’inquiéter…
— Il est possible qu’il vous croie morte. Quant à s’inquiéter, je gagerais qu’il est parti pour le château il y a beau temps. Assez de faux-fuyants, à présent ! Qui êtes-vous ?
— La nièce du marquis, je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Hortense Granier de Berny…
L’homme fronça les sourcils.
— Sa nièce ?…
— La fille de sa sœur si vous préférez !
Il courba sa haute taille pour mieux voir son visage qu’il prit même entre ses mains, sans trop de douceur, pour le tourner vers la flamme…
— La fille de celle dont on ne parle jamais, fit-il comme pour lui-même. La fille de la morte, de l’excommuniée, de l’interdite, de la trahison faite femme… De celle que le marquis a juré de haïr jusqu’à sa mort… Et pourtant, voilà que vous allez chez lui ?
— Ma mère est morte, murmura Hortense dont la voix s’étrangla tant le mot lui paraissait encore cruel. Et aussi mon père !… Je n’ai plus personne…
L’homme éclata de rire et Hortense, le cœur glacé, pensa que si ses loups riaient ce devait être comme cela : une sorte d’aboiement sonore lancé à belles dents blanches…
— Cela vous fait rire, fit-elle amèrement en penchant la tête pour cacher une larme.
Il s’arrêta net.
— Ce n’est pas de votre malheur que je ris, Hortense ! Seulement, je viens de comprendre. Vous n’avez plus personne… mais vous êtes riche. Très riche même si j’en crois les bruits qui ont couru bien souvent les quatre horizons. Et monsieur le marquis est pauvre comme un rat d’église. Plus encore peut-être ! Cela explique tout. Vous êtes désormais sa pupille…
— En aucune façon ! Mon père n’était pas homme à omettre de régler mon sort en cas de disparition. C’est un conseil présidé par son notaire et surveillé par son fondé de pouvoirs qui gère mes biens. Normalement j’aurais pu rester chez moi mais le Roi a ordonné que je sois confiée à mon oncle. Naturellement, celui-ci doit recevoir une pension pour mon entretien…
— Pension qui, croyez-moi, sera la bienvenue. J’espère qu’au moins on vous traitera convenablement dans ce château de la misère… En tout cas, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre garde à vous !
— Comment cela ? Que voulez-vous dire ? murmura Hortense désagréablement impressionnée.
— Que le marquis est votre unique héritier au cas où il vous arriverait… quelque chose. Ce sont de ces choses qu’il convient de garder présentes à l’esprit ! A présent, je vais vous reconduire à votre voiture…
Il lui tendit la main pour l’aider à se relever, coiffa de l’autre son grand chapeau noir. En dépit du vin avalé, Hortense se sentait glacée de nouveau. Elle n’avait jamais eu envie de rejoindre Lauzargues mais, à présent, elle sentait une véritable peur l’envahir… Tout en la guidant à travers le bois, l’inconnu l’observait…
— Ne faites pas cette tête ! fit-il amusé. Vous n’êtes pas encore morte. J’espère même que vous avez de belles années devant vous… En prenant quelques précautions !
Le ton moqueur lui rendit sa combativité et la réconforta du même coup.
— Pour un meneur de loups, un homme presque sauvage, vous me semblez bien au fait de ce qui se passe dans les maisons, comme dans les consciences ! D’où tenez-vous cette grande science ? Je ne sais même pas qui vous êtes…
— Personne !… Le vent, si vous préférez. Ou l’esprit de la forêt.
— Votre loup a un nom. Pourquoi pas vous ? N’avez-vous pas été baptisé ?
— Si fait. Vous pouvez m’appeler Jean…
— C’est un peu court. Jean de quoi ?…
Il s’arrêta, la regarda et, pour la première fois, elle le vit sourire. Un sourire incroyablement jeune, qui relevait un coin de la bouche ferme plus que l’autre, ce qui lui donnait une légère teinte d’ironie. En même temps, les yeux si durs s’adoucissaient.
— Merci, dit-il.
— De quoi ?
— Justement : d’avoir dit « de quoi » et non pas « quoi »…
Hortense rougit. Au prix de sa vie, elle n’aurait pu dire ce qui l’avait poussée à supposer que cet homme était noble en dépit de tout son attirail sauvage. La façon de s’exprimer peut-être, ou la manière arrogante de porter sa tête, ou encore la finesse des mains. Et puis peut-être aussi sa voix. Profonde, un peu basse avec, de temps à autre, de brèves sonorités métalliques.
Elle s’arrêta pour souffler un peu car, même avec un soutien aussi solide, la montée était plus rude qu’elle ne l’imaginait, et la neige légère qui était tombée la rendait plus glissante encore.
— Alors ? murmura-t-elle. Me direz-vous votre nom ?…
— Je n’en ai pas. Pour tous, je suis Jean de la Nuit… ou Jean des Loups. Et c’est tout à fait suffisant…
Elle comprit qu’il n’en dirait pas plus et se remit en marche. Quelques instants plus tard, tous deux prenaient pied sur le chemin non loin de la voiture. Pour constater que Jérôme avait disparu avec l’un des chevaux. Il n’en restait qu’un, et que l’approche du loup toujours attaché aux pas de son maure affola.
— Rentre, Luern ! cria Jean en se jetant à la tête de la bête terrifiée qu’il eut d’ailleurs quelque peine à calmer. Les yeux fous, le cheval montrait ses grandes dents jaunes dans un rictus de terreur. Mais le loup avait obéi instantanément à la voix du maître et peu à peu tout rentra dans l’ordre. Quand l’animal fut calmé, l’homme entreprit de le dételer, gardant seulement le mors et la bride.
— Je vais vous ramener à Lauzargues, dit-il à Hortense qui, du bord du chemin, avait suivi son combat.
Quand le cheval fut prêt, Jean s’enleva en voltige et tendit la main à la jeune fille.
— Allons ! Venez ! Vous vous tiendrez à moi…
— Mais… la voiture ? Mes bagages ?
Il eut un rire bref.
— Qui voulez-vous qui les vole ? Jérôme va revenir avec du monde et une autre roue…
Aidée par sa poigne vigoureuse elle réussit à s’installer sur la large croupe de l’animal.
— Bien, approuva Jean. Passez vos bras autour de ma taille et tenez bon. De toute façon, nous n’allons pas galoper.
On partit au pas. Le chemin, pierreux et malaisé, serpentait à travers la forêt, descendant toujours plus bas vers ce qui devait être une gorge car le bruit d’abord lointain d’un torrent se rapprochait peu à peu. La chute de neige avait éclairci la nuit.
Pourtant, des nuages erraient encore, s’écartant comme à regret d’une demi-lune pâle et glacée mais qui donnait une lumière suffisante pour que l’on puisse distinguer le paysage de rochers, d’arbres et d’eaux vives dans lequel on semblait s’enfoncer d’instant en instant. Les immenses pins sylvestres, les épicéas noirs et les vieux fayards aux branches tordues dominaient comme autant de géants le cheval et ses cavaliers. Ce décor, d’une dramatique beauté, semblait créé pour illustrer quelque légende, ou pour inspirer la terreur.
Au fond de la gorge, le chemin suivait un torrent dont l’eau blanche se jetait en clapotant au pied d’une noire falaise rocheuse qui semblait figée pour l’éternité en une sauvage malédiction.
Transie de froid mais cramponnée à son compagnon, à sa chaleur rassurante, Hortense croyait être engagée sur le chemin de l’enfer tant ceci ressemblait au bout du monde.
— C’est encore loin ? demanda-t-elle d’une voix si faible qu’elle crut n’avoir pas été entendue. Mais l’homme aux loups avait entendu. Il eut un petit rire
— Vous avez peur ?
— Non. J’ai froid… Et puis, tout de même, ce pays paraît si terrible…
— Il ne faut pas en avoir peur. C’est le plus beau pays du monde. Attendez d’avoir vu notre printemps quand les jonquilles jaunissent les prés, quand les gentianes bleues refleurissent… Attendez d’avoir senti… Après tout, vous jugerez par vous-même ! Tenez ! Voilà Lauzargues !
La gorge parut glisser comme un panneau secret. Irisée par la légère couche de neige, une colline apparut coiffée d’un fort château : un donjon quadrangulaire accolé de quatre tours rondes aux créneaux émoussés qui balayait par sa seule apparition cinq siècles de civilisation. Il surgissait de la nuit des temps dans son arrogance intacte. A son pied, quelques bâtiments pris dans ce qui devait être le reste de ses défenses avancées, mais l’effet de l’ensemble était saisissant.
N’ayant jamais imaginé qu’on pût habiter un tel logis, Hortense murmura :
— Vous voulez dire que… c’est la demeure de mon oncle ?
— Naturellement. Est-ce que le château ne vous plaît pas ? Il est pourtant fort beau… bien qu’un peu délabré.
Impressionnée, la jeune fille ne répondit pas. L’image de sa mère, ravissante, frivole, toujours occupée de toilettes et de plaisir traversa son esprit dans un envol de mousseline claire. Le contraste avec ce rude témoin d’un autre âge fut si frappant que Hortense ne put réprimer un sourire. Ceci expliquait peut-être cela… Au demeurant, à mesure que l’on avançait, le château semblait s’humaniser. Cela tenait surtout aux lumières que l’on voyait briller derrière les étroites fenêtres… D’autres lumières d’ailleurs s’en détachaient et dansaient sur le chemin qui descendait la colline.
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