— On vient à votre secours, dit Jean de la Nuit. Le fermier Chapioux, son fils Robert et votre cocher…
Et comme Hortense déclarait son impuissance à distinguer autre chose que l’éclat sourd des lanternes, il se mit à rire :
— J’y vois dans la nuit aussi bien qu’un chat et, surtout j’y vois de très loin. Je peux vous assurer qu’il y a là-bas ce que nous appelons un « barot », une espèce de tombereau à deux roues, et que, dans ce barot, il y a de quoi remplacer la roue brisée de votre voiture. Il y a aussi des fusils…
Quelques minutes plus tard, on rejoignait, au pied de la colline, le petit cortège qui se composait, en effet, d’une sorte de char paysan transportant une roue de rechange et de deux hommes dont l’un était à cheval et l’autre assis auprès du conducteur de la charrette. Le tout s’arrêta net à la vue du cavalier qui, de loin, leur jeta :
— Toujours aussi courageux, hein, Jérôme ? Ta demoiselle aurait pu mourir cent fois dans le bois. Si c’est comme ça que tu veilles sur ceux qu’on te confie, je ne fais pas mon compliment au marquis sur la qualité de ses serviteurs.
— L’avait qu’à pas y aller ! gronda l’interpellé. J’y avais dit que c’était mauvais…
— Il ne suffisait pas de dire. Il fallait la suivre. Tu n’as d’ailleurs pas hésité à l’abandonner, seule et en pleine nuit. Avais-tu reçu des ordres pour ça ?…
— Fallait bien qu’j’aille chercher d’l’aide ! J’y avais dit. L’avait qu’à rester bien tranquille dans la voiture.
— Au risque de mourir de froid… ou d’autre chose !
Sans écouter la protestation du cocher, Jean de la Nuit talonna son cheval et s’engagea dans le sentier rocheux du château que la lune dessinait à présent avec la précision d’une niellure d’argent. Les vieilles pierres de lave y trouvaient une grâce inattendue, un peu précieuse, qui adoucissait ses contours et leur communiquait une sorte d’enchantement. Les toits pointus des tours reflétaient la lumière et l’on ne savait plus très bien si le château venait du ciel ou y retournait, mais on avait envie de tendre la main et de toucher, comme en face d’un bel objet.
— Vous aviez raison, souffla Hortense émerveillée. Il est bien beau.
— Il a la beauté de la femme qu’on aime… ou que l’on voudrait pouvoir aimer.
— Pourquoi dites-vous cela ? fit la jeune fille surprise de l’étrangeté de la comparaison.
— Pour rien. Vous ne pourriez pas comprendre…
— Qu’en savez-vous ! Si vous expliquiez et si…
— Non ! coupa-t-il brutalement. Disons que nous n’avons que faire, lui et moi, de votre compréhension. D’ailleurs nous arrivons. Et l’on vous attend.
En effet, au seuil de la haute porte timbrée d’un écu de pierre rongé par le temps, un homme se tenait debout. La lumière diffuse d’une torche tenue par un jeune garçon vêtu comme un paysan le distinguait de l’ombre portée des murailles. Il était grand, sec et anguleux mais son habit noir à l’ancienne mode ne l’en vêtait pas moins avec une extrême élégance. Il portait, négligemment rejetée en arrière, une masse de cheveux blancs, aussi légers et brillants que la soie floche mais, sous cette auréole quasi virginale, apparaissait le visage le plus arrogant qui soit. Hautes pommettes, menton volontaire et bouche mince au pli narquois s’ordonnaient autour d’un nez que n’aurait pas désavoué Louis XIV : un grand, un implacable nez « Bourbon »… Quant aux yeux dont il était difficile de distinguer la couleur sous une lumière aussi incertaine, ils brûlèrent littéralement de fureur quand ils reconnurent cheval et cavalier. Arrachant la torche des mains du jeune valet, il se jeta au-devant d’eux.
— Qui t’a donné l’audace de venir jusqu’ici ? cria-t-il dans le vent qui se levait. Va-t’en !…
— Vous n’imaginez pas que j’y suis par plaisir ? riposta Jean de la Nuit avec une ironie amère. Si vos domestiques vous obéissaient mieux, je n’aurais pas été obligé de me déranger.
Puis, tournant la tête vers Hortense qui, toujours accrochée à lui, suivait la scène avec inquiétude :
— Descendez, demoiselle ! Ce gracieux personnage est votre oncle : très haut, très noble et très puissant seigneur Foulques, marquis de Lauzargues… et autres lieux qu’il serait fastidieux de citer ici.
Il n’eut pas le temps de l’aider à descendre. Déjà Hortense, avec l’aisance d’une amazone accomplie, était à terre. La torche haute, le marquis vint à elle mais se figea brusquement sous les effets d’un immense étonnement.
— Victoire ! murmura-t-il avec une soudaine douceur. Victoire… Tu es revenue !…
— Mon nom est Hortense… monsieur.
Elle avait hésité imperceptiblement. Face à cet homme au profil de rapace et à la chevelure d’argent qui sentait le féodal à une lieue, elle avait failli se laisser entraîner à un « Monseigneur » parfaitement hors de saison. Quant à l’idée de l’appeler « mon oncle » elle ne l’avait même pas effleurée. Mais il ne remarqua pas l’hésitation légère, tout occupé qu’il était à la dévisager.
— On ne s’appelle pas Hortense ! gronda-t-il. C’est un prénom qui ne signifie rien et que l’on n’a jamais entendu ici. Sauf peut-être chez une servante ou une paysanne…
Les fermes propos d’aménité que Mère Madeleine-Sophie avait arrachés à son élève au moment du départ ne résistèrent pas à ce mépris hautain.
— Pourquoi donc pas une vache ? lança-t-elle indignée. Je ne crois pas, en effet, qu’on l’ait jamais entendu ici car il est assez récent et vient d’une fleur exotique rapportée de ses voyages par un compagnon de Monsieur de Bougainville. Quant à celle dont je le tiens, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande et ma marraine, elle n’a jamais rien eu de commun avec la valetaille !
— Une reine de pacotille, à couronne de carton, sortie comme tant d’autres du sac à malices de Buonaparte…
— Décidément, je crois que nous ne serons jamais d’accord sur les titres, marquis, lança Hortense indignée. Votre Buonaparte est toujours pour moi Sa Majesté l’Empereur et Roi…
— Un Corse usurpateur qui s’est couronné lui-même…
— En présence et avec la bénédiction d’un pape ! Et dont j’ai l’honneur d’être la filleule. A ce propos, si Hortense vous déplaît, vous pourrez toujours m’appeler Napoléone, c’est mon second prénom.
— Je vous appellerai Victoire.
— C’est la même chose. Mais j’aurai le regret de ne jamais répondre à votre appel… sauf le respect que je crains de vous devoir. D’ailleurs…
La torche s’agita si dangereusement au poing du marquis que, se penchant brusquement sur l’encolure du cheval, Jean l’empoigna au passage.
— Pourquoi ne pas aller continuer dans la maison cette affectueuse prise de contact ? railla-t-il. Vous me faites l’effet, tous les deux, d’avoir le même fichu caractère et l’on voit bien que vous êtes de la même famille. Quant à celle-ci, marquis, attendez un peu avant de la faire flamber. Il n’est pas bon que trop de gens meurent de la même manière dans ce château.
Lançant la torche à terre, le maître des loups fit tourner son cheval et entreprit de redescendre, lançant dans la nuit-:
— Je remettrai cette bête à Chapioux car je ne suis pas d’humeur à rentrer à pied. C’est bon pour les vilains.
— Vilain tu es et vilain tu resteras ! hurla le marquis hors de lui en esquissant le mouvement de s’élancer à sa poursuite mais Jean était déjà loin. Foulques de Lauzargues et Hortense demeurèrent face à face en la seule compagnie du jeune valet qui s’efforçait de rallumer la torche malgré le vent.
Le marquis prit une profonde respiration dans le but évident de retrouver son calme, puis déclara :
— Rentrons !
Sans même regarder la jeune fille ou lui offrir la main, il revint vers le château. Après une courte hésitation – son impulsion du moment la poussait à courir après Jean et à le supplier de la ramener à Saint-Flour pour y attendre la prochaine diligence remontant sur Paris –, Hortense se résigna à le suivre en prenant bien soin de ne pas trébucher sur le sol inégal. Il eût été profondément pénible pour son amour-propre d’aborder cette maison à plat ventre, surtout après ce qui venait de se passer… L’accueil d’un oncle aussi étrange lui donnait à penser qu’elle allait avoir besoin de tout son courage et même de toute sa combativité. Apparemment il n’y avait pas que les loups, dans ce pays, qui devaient être capables de dévorer quelqu’un…
Dans le vestibule lourdement voûté et pavé de galets ronds peu agréables pour des pieds chaussés à Paris, une femme attendait. Aussi raide, aussi immobile que le vieux saint de bois qui régnait sur cette entrée, posé, en compagnie d’un chandelier de fer, sur un coffre qui avait dû connaître les guerres de religion.
Courte, trapue, vêtue de noir sous la blancheur du tablier amidonné, elle avait un visage rond où le lacis serré des rides évoquait irrésistiblement une vieille pomme. Les yeux, noirs et vifs, coincés entre l’encorbellement des sourcils gris et le ressaut des joues jaunies, évoquaient assez bien les pépins du fruit qui perdit notre mère Ève.
— Voilà Godivelle, présenta le marquis. Elle a été ma nourrice et, parfois, il lui arrive de s’imaginer qu’elle l’est toujours. Il se tourna ensuite vers la femme : « Voici ma nièce, ma vieille. Elle prétend s’appeler Hortense mais je soutiens qu’un seul nom peut convenir à ce visage. »
— Non, coupa Godivelle dont le regard scrutait avidement l’arrivante. Elle ne lui ressemble qu’en apparence. Jamais notre demoiselle n’eut ces yeux de guerrière ni cette façon de porter la tête. Et puis, elle était plus petite. Et puis…
— Tu finiras l’inventaire demain, au jour. Conduis-la à sa chambre. Puis, s’inclinant à peine, comme à contre-cœur, il ajouta : « Je vous souhaite une bonne nuit ! »
Sans attendre la réponse, il disparut derrière l’une des portes basses qui ouvraient sur le vestibule. Godivelle regarda la jeune fille :
— Avez-vous soupé, demoiselle ?
— Oui et non. Après l’accident arrivé à notre voiture, j’ai rencontré un homme qui a partagé une tourte avec moi. Un homme…
— Je sais. Je vous ai vus arriver. Je vous porterai du lait chaud tout à l’heure. Voulez-vous me suivre ?
Tout en parlant, elle avait pris un bougeoir de cuivre sur une étagère, l’enflammait au chandelier et se dirigeait vers un escalier de pierre pris dans l’une des tours dont les marches coulaient, hors d’une trouée d’ombre, à l’entrée du vestibule. Envahie d’une profonde lassitude, Hortense suivit une fois de plus.
Usées par le temps, les marches étaient basses, irrégulières et plutôt douces, mais les ténèbres épaisses dans lesquelles se perdait l’escalier avaient quelque chose de vaguement menaçant. Peut-être parce que la mince flamme qui tremblait sur le bougeoir brillant déplaçait des masses d’ombre et semblait leur donner vie.
Hortense avait beau se dire, pour se réconforter, que cette demeure avait été celle de sa mère, qu’elle y était née, qu’elle y avait vécu son enfance et que, somme toute, elle avait tout de même réussi à en rapporter un caractère gai et primesautier, l’impression pénible demeurait. Le rire maternel, en claires cascades, résonnait encore aux oreilles de sa fille. Pourtant celle-ci, qui ne se sentait ni gaie ni primesautière, en était encore à ne voir, dans ce Lauzargues inconnu, qu’une espèce de prison.
L’épaisseur des murs féodaux, le gris sombre des pierres de lave y étaient pour quelque chose et Hortense, cheminant derrière la chandelle de la nourrice, en venait à regretter le bois sous la neige, le grand feu, si rassurant en dépit de ses hôtes inquiétants, et la rude silhouette de Jean de la Nuit lui offrant une part de tourte qui lui avait paru la meilleure chose du monde.
En ouvrant une porte au fond d’un couloir, Godivelle interrompit du même coup les réflexions désenchantées de la jeune fille.
— Voilà votre chambre, demoiselle ! C’était celle de votre mère et rien n’y a été changé depuis qu’elle nous a quittés.
Comparativement à ce que Hortense avait pu voir jusque-là, cette chambre offrait un aspect très accueillant. Cela tenait essentiellement au bon feu de la cheminée et à l’ameublement emprunté au XVIIIe siècle.
Les meubles légers, le tapis fleuri et la soie vert d’eau contrastaient vigoureusement avec les murailles d’un autre âge, l’étroitesse de la fenêtre et les poutres énormes qui formaient, très haut, le plafond. Mais il y avait là une volonté d’adoucir, de rendre plus confortable qui offrait une sorte de réconfort.
— C’est la seule jolie chambre de la maison, reprit Godivelle en se hâtant d’allumer les bougies de la cheminée. Même la marquise n’en a jamais eu d’aussi agréable de son vivant…
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