— Voilà que ce malaise vous reprend, Leonora ? C’est cette température orageuse que nous avons depuis deux jours… Peut-être n’auriez-vous pas dû sortir ?…
Talleyrand s’empressait, offrait son bras pour conduire Mrs Sullivan jusqu’à un fauteuil où elle se laissa aller avec un soupir de soulagement, en assurant qu’un peu de champagne la remettrait tout à fait. Son époux resta en face de Guillaume et des Lecoulteux, auxquels se joignirent plusieurs personnes. Quand il les rejoignit, Talleyrand fut assailli de questions touchant le château que le Premier Consul souhaitait voir acquérir par son ministre des Relations extérieures. Bonaparte voulait, en effet, que celui-ci pût réunir dans une demeure de prestige les étrangers de distinction, comme le duc de Choiseul faisait autrefois à Chanteloup. Tous y mettaient tant d’ardeur que Talleyrand éclata de rire.
— Si je vous entends bien, vous désirez savoir où je vous inviterai un jour à partager avec moi les joies de la campagne ? Alors, soyez rassurés : j’ai trouvé !
Prenant la main de la duchesse de Laval (Mme de Vaudémont, Mme de Jaucourt et elle constituaient un trio d’inséparables), il l’effleura d’un baiser où la galanterie se mêlait à quelque chose de plus intime.
— Alors, dites-nous vite ! Où est-ce ? s’écria la duchesse.
— À Valençay, un fort bel endroit du Berry qui appartient encore à M. le comte de Luçay, mais que je pense acheter un jour prochain. En revenant de notre habituelle saison de bains à Bourbon-l’Archambault, nous avons fait un détour pour nous y arrêter, Mme de Talleyrand et moi. C’est une grande terre étendue sur près de vingt mille hectares et vingt-trois communes. Quant au château, s’il est moins original que Chenonceaux et moins fantastique que Chambord, il est tout aussi imposant. Il offre, en équerre, deux grands corps de logis aux lignes puissantes mais harmonieuses. C’est, à mon sens, une œuvre capitale de la Renaissance française, et nous y aurons une trentaine d’appartements de maîtres. J’ai hâte de vous le montrer.
Guillaume n’écoutait plus. Il regardait Crawfurd et Crawfurd le regardait. Au-delà du petit discours de Talleyrand décrivant sa future demeure estivale, quelque chose passait entre ces deux hommes : un courant ou se mêlaient méfiance et inquiétude d’un côté, ardente curiosité et instinct du chasseur de l’autre. Pour Tremaine, les réactions différentes du couple à l’annonce de son nom étaient significatives : ces gens ne l’entendaient pas pour la première fois ; ils savaient quelque chose. Peut-être même où se cachaient Louis-Charles et Elisabeth.
Soudain l’Écossais tressaillit : le maître de maison s’adressait à lui.
— Ayez donc la bonté, mon cher Crawfurd, d’aller présenter M. Tremaine à Mme de Talleyrand ! Voilà Montrond qui nous arrive et j’ai deux mots à lui dire avant le souper. Présenté par vous, ce nouvel ami sera accueilli favorablement… du moins je l’espère ! ajouta-t-il mezzo voce.
Le mariage de l’ancien évêque d’Autun avec la belle Mme Grand, sa dernière passion, conclu l’année précédente, eût été le scandale du siècle en d’autres temps, mais, selon les mœurs relâchées du Directoire qui avait vu naître leur liaison, on la considérait alors avec une certaine indulgence. Talleyrand n’en était pas à sa première maîtresse. Malheureusement, la liaison dura en dépit du fait que cet homme d’esprit s’était entiché d’une femme passablement sotte. Avec le Consulat, la morale publique reprit du poil de la bête : Bonaparte tenait à la parfaite respectabilité d’un entourage dont il songeait déjà à faire une cour. Talleyrand fut mis en demeure d’épouser sa maîtresse s’il tenait à la garder. Or, même après les débordements de la Révolution, marier un évêque dûment sacré présentait un problème épineux. D’autant qu’à la fin de l’année 1800 s’étaient ouvertes les négociations pour le Concordat qui devait ramener la religion en France et les cloches dans leurs clochers.
Ce Concordat, Talleyrand y prit une part d’autant plus active qu’il en espérait sa sécularisation pure et simple : n’était-il pas, au fond, entré dans les ordres sans en avoir la vocation, presque de force, parce que c’était la seule voie possible pour un cadet de famille, boiteux de surcroît ? Hélas ! en dépit des instances personnelles du Premier Consul – ne s’agissait-il pas de son ministre des Relations extérieures ? –, soutenu d’ailleurs par le cardinal Consalvi, secrétaire d’État, tout ce qu’on put obtenir fut un bref papal où l’on accordait à Talleyrand son admission dans la communion des laïques, le droit de porter des habits séculiers et de remplir des fonctions publiques. Du mariage, pas un mot ! Bonaparte n’en fit pas moins enregistrer ledit bref par le Conseil d’État, et, le 9 septembre 1802, Talleyrand épousait sa belle amie dans la villa qu’il possédait à Neuilly, et, le lendemain, il faisait « bénir » son mariage par un prêtre complaisant dans une petite église d’Épinay-sur-Seine. Depuis, l’ex-Mme Grand trônait avec délices dans le bel hôtel de la rue du Bac, n’ayant cure de ce qu’avait bien pu devenir son premier mari, M. Grand, divorcé et envoyé se faire oublier au fin fond de l’Afrique australe avec une situation et une somme d’argent suffisantes pour qu’il s’estime satisfait. Talleyrand pour sa part allait regretter ce mariage dès sa conclusion…
Renseigné par Le Coulteux, Guillaume connaissait à peu près l’histoire mais, tandis qu’au côté de Crawfurd il se dirigeait vers l’héroïne, il demanda :
— D’où vient que votre parrainage soit si important auprès de notre hôtesse ? Est-elle de votre famille ?
— Pas du tout, mais j’ai longtemps vécu aux Indes, et elle-même y est née, à Tranquebar, une petite ville peu éloignée de Pondichéry. C’est un détail qu’elle apprécie.
— Alors, elle m’appréciera peut-être aussi, fit Tremaine avec une apparente bonne humeur : j’ai passé de nombreuses années à Porto Novo.
— Je s…
L’Écossais retint le mot qu’il allait prononcer et qui n’échappa pas à son compagnon, bien qu’il le corrigeât en enchaînant aussitôt :
— Je suggère que vous le lui disiez tout de suite. Cela vous vaudra sans doute la fameuse réplique dont s’est tissée sa réputation dans la société : « Je suis d’Inde ! » Vous voilà prévenu ! Cela vous évitera de rire…
En s’inclinant devant Catherine de Talleyrand, Guillaume l’admira sans réserve, pensant qu’une telle beauté méritait la peine que son époux s’était donnée pour elle. Sous une forêt de cheveux blond clair comme on n’en avait jamais vus, elle était la perfection faite femme : une grande statue digne de Praxitèle, un ravissant visage spiritualisé par un charmant petit nez retroussé et d’énormes prunelles d’un azur ravissant, qui eussent été irrésistibles si leur expression ne se fût apparentée à celle de la race bovine. Merveilleusement habillée de surcroît, elle possédait le teint le plus éclatant du monde.
Elle accueillit Guillaume avec d’autant plus d’enthousiasme que les invités de son mari ne se bousculaient pas autour d’elle. Sans d’ailleurs qu’elle en souffrît vraiment : du moment qu’on l’admirait et qu’on lui accordait les prérogatives dues à son rang, elle se tenait pour satisfaite, mais celui qu’on lui présentait eut l’heur de lui plaire. Elle le retint auprès d’elle tandis que Crawfurd allait rejoindre sa femme, et lui parla longuement de Porto Novo et de toute cette côte de Coromandel qu’elle connaissait bien. Elle en causait même avec une sorte de nostalgie qui lui valut la sympathie de son interlocuteur. Il pensa que l’on était peut-être injuste envers cette femme indolente et gracieuse, bonne très certainement si cela ne lui demandait pas trop d’efforts. Et, naturellement, il profita de l’occasion pour amener la conversation sur l’Écossais qui faisait, lui aussi, partie de ses souvenirs.
— C’est un homme généreux et aimable mais fatiguant : il ne tient pas en place, même maintenant qu’il commence à se faire vieux. Je n’ai jamais vu tant de vitalité chez un être humain : il a toujours été prêt à courir à l’autre bout du monde pour satisfaire ses caprices ou ses passions. De toutes, il lui en reste une seule : celle qu’il voue à Marie-Antoinette, et il ne cesse de rechercher des objets lui ayant appartenu.
— Serait-il prêt à risquer sa vie pour un… objet particulièrement précieux, particulièrement cher à la reine défunte ?
— Sans aucun doute.
Tremaine allait peut-être tenter de préciser sa pensée quand on annonça le souper. Il se retira pour retrouver ses amis Lecoulteux.
La soirée se termina tard dans la nuit. On joua au whist, en gens que ce jeu passionne, et Guillaume enchanta son hôte en perdant sans sourciller une assez jolie somme d’argent.
— Vous êtes un homme comme je les aime, monsieur Tremaine, lui dit Talleyrand en lui serrant la main à la mode anglaise. Venez donc un soir prochain souper ici en petit comité. Disons… mercredi ? Je serais très heureux que vous me parliez encore de votre belle nièce !
À dire vrai, Guillaume se sentait aussi peu enclin aux mondanités qu’à entendre chanter les louanges de Lorna, cause première de ses graves ennuis ; cependant il s’entendit accepter en donnant toutes les marques d’une grande satisfaction. Dieu seul savait où il se trouverait dans cinq jours ! Il était décidé, en effet, à surveiller la maison de ce Crawfurd et à ne lâcher prise qu’après avoir acquis une certitude : la présence ou l’absence d’Elisabeth dans ses murs.
Le jour se levait quand la voiture de Lecoulteux le déposa devant l’hôtel de Courlande où les femmes de ménage étaient déjà à l’œuvre, lavant à grande eau les dallages de marbre. Seul un noctambule, appuyé à l’un des pilastres, fumait un cigare en suivant d’un œil rêveur les volutes bleues de la fumée. Une fumée qui s’éteignit comme par miracle dès que la voiture eut tourné le coin de la rue des Champs-Élysées3.
— Auriez-vu du feu, sir ? fit le jeune Guimard avec un furieux accent britannique. Cette… chose vient de s’éteindre.
— Ne vous fatiguez pas, mon vieux ! grogna Tremaine. Il n’y a personne que des matous attardés qui rentrent chez eux.
— Ces femmes ont des oreilles. Je le sais : il m’est arrivé d’en faire partie. Je suis divin en ménagère !
— Vous avez quelque chose à me dire ? fit Guillaume en s’efforçant de ranimer le tabac éteint.
— Oui. Vous ne me verrez pas demain… enfin, tout à l’heure, ni d’ailleurs le jour d’après. Une mission particulière. Alors, si vous avez des révélations à me confier ? On dirait que vous avez fait merveille ce soir ! Je vous ai vu avec Crawfurd. Vous voilà amis ?
— Oh ! non ! Je ne crois pas qu’il m’aime beaucoup. J’ai même l’impression que mon nom ne lui a pas plu du tout.
— À sa femme non plus, d’ailleurs, fit le policier avec un sourire en coin tout en exhalant une bouffée voluptueuse. Ces gens-là savent quelque chose.
— Si vous avez remarqué ça, pourquoi me posez-vous des questions ?
— Peut-être… pour vérifier la qualité de votre coopération. Allons, ne vous fâchez pas ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant Tremaine devenir aussi rouge que le ciel où se levait l’aurore. S’il y a quelque chose que vous désirez savoir, c’est le moment de le demander.
— Oui. L’adresse de ces gens.
— Facile. Rue de Varenne, vers le milieu. Crawfurd habite un petit palais derrière de grands murs et un énorme porche arrondi où il y a écrit « Hôtel de Matignon ». Vous ne pouvez pas le manquer.
— Un palais ?
— Princier. Il appartenait au prince de Monaco. N’exagérons rien, tout de même : ce n’est pas Versailles, mais c’est joli. Que voulez-vous faire ?
— Voir d’abord. Entrer ensuite, si c’est possible.
— Prenez garde ! Les serviteurs mâles sont des espèces d’ours assez bien stylés. Certains sont indiens, et il y a aussi les enfants que le couple a eus ici ou là, chacun de son côté, d’ailleurs. Enfin, il est probable que si le prince est là, il n’est pas tout seul…
— Soyez tranquille ! Je sais me garder. Mon intention est d’entrer par la grande porte. La première fois tout au moins.
— Quel prétexte allez-vous invoquer ?
Le sourire de Tremaine fut un poème d’ironie dédaigneuse :
— Curieuse question pour un homme du monde, mon cher… baron ? À propos, il faudra que vous m’expliquiez ce titre un de ces jours. Lady Crawfurd a eu un léger malaise cette nuit. Il est normal que j’aille prendre de ses nouvelles…
En fait, il avait une autre idée qu’il préféra garder pour lui. Sur un « au revoir » rapide, il rentra chez lui et se coucha pour quelques heures de sommeil indispensables s’il voulait avoir l’esprit clair et mener à bien son plan.
"L’Exilé" отзывы
Отзывы читателей о книге "L’Exilé". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "L’Exilé" друзьям в соцсетях.