Quelques minutes après dix heures, il pénétrait dans le cabinet de travail de Lecoulteux où celui-ci l’accueillait d’un joyeux :

— J’espère que vous venez me demander à dîner ? Avec ce jeu d’enfer, vous n’avez guère eu le temps de me confier vos impressions. Comment trouvez-vous notre ministre ?

— Tout à fait remarquable ! Un personnage exceptionnel, mais ce n’est pas lui qui motive cette visite matinale, encore que je vous doive de grands remerciements. Pas davantage d’ailleurs la gourmandise… Je veux vous demander un service un peu particulier.

— Encore mieux ! Si c’est possible, c’est fait, si ce ne l’est pas, cela se fera, comme disait M. de Calonne à la défunte reine.

— Vous êtes charmant comme toujours… et un peu devin peut-être, car c’est justement son souvenir qui m’amène.

— Marie-Antoinette ? C’est Crawfurd qui déteint sur vous ?

— Disons… qu’il m’a rappelé quelque chose. Ma nièce Lorna, dont M. de Talleyrand a gardé un souvenir si enthousiaste, voue une sorte de culte à cette malheureuse femme. Avant mon départ elle m’a demandé d’essayer de trouver un objet quelconque lui ayant appartenu. Vous qui connaissez tout le monde ici, sauriez-vous me dire où je pourrais avoir une chance d’exaucer son souhait ? J’ai pensé un instant m’adresser à cet Écossais, mais…

— Vous auriez perdu votre temps, Guillaume ! Le bonhomme ne se séparerait même pas d’un centimètre de dentelle déchirée. Voyons un peu qui serait disposé, parmi ceux que je sais plus ou moins collectionneurs, à vous céder une babiole ? La reine possédait tant de choses qu’il en reste beaucoup éparpillées dans diverses maisons, mais il y a ceux qui considèrent ces reliques comme objets sacrés et ne s’en déferaient pour rien au monde : inutile d’essayer ! Restent ceux qu’une affaire pourrait séduire et qui, peut-être, vous arracheraient la peau du dos.

— C’est sans importance ! Je voudrais vraiment lui faire plaisir.

— Le chiendent est que je n’en connais pas beaucoup. Laissez-moi réfléchir un instant…

La méditation dura dix bonnes minutes, à l’issue desquelles le banquier jaillit de son fauteuil et quitta son bureau en courant presque, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne prit même pas le temps d’annoncer où il allait.

Lorsqu’il reparut, un sourire éclairait son large visage et il semblait plutôt satisfait :

— Pardon de vous avoir abandonné, mais il m’est revenu tout à coup une idée et je tenais à m’en éclaircir dans nos livres. Nous comptons au nombre de nos anciens clients un homme qui traverse en ce moment une période difficile. C’est un ancien conventionnel, l’un de ceux qui ont voté la mort du roi, ce qui ne l’a pas empêché de jouer un rôle assez important le 9 thermidor pour qu’on lui ait confié l’examen des papiers de Robespierre ainsi que ce qui se trouvait dans les bureaux de Fouquier-Tinville. Je sais qu’il s’est emparé de certaines pièces plutôt compromettantes pour des gens actuellement en place, afin de s’assurer une tranquillité d’esprit. Et aussi qu’il a gardé quelques souvenirs enlevés aux victimes de l’échafaud. Il doit avoir deux ou trois objets qui devraient vous intéresser. Voulez-vous que j’aille le voir ?

— Je vous en saurai un gré infini, cher ami… surtout si vous vouliez bien vous y rendre le plus tôt possible. Aujourd’hui, par exemple.

— Vous êtes pressé à ce point ? Votre nièce doit être en effet bien belle.

— Elle l’est, mais surtout je n’ai pas l’intention de m’attarder encore longtemps à Paris. Aussi j’aimerais être fixé rapidement, afin de chercher ailleurs si votre ancien conventionnel nous décevait… ou si Crawfurd était déjà passé par là.

Un valet vint annoncer que le dîner était servi. Lecoulteux prit son ami par le bras :

— Allons nous mettre à table ! Mme du Moley déteste attendre. Après le café nous irons chez cet homme, mais vous resterez dans la voiture pour ne pas l’effaroucher. Seul, d’ailleurs, j’obtiendrai de meilleures conditions. Quant à Crawfurd, je ne crois pas qu’il soupçonne seulement l’existence de ce Courtois, qui se garderait bien d’ailleurs de nouer la moindre relation avec un Anglais.

L’ancien client du banquier détenait en effet plusieurs objets ayant appartenu à la famille royale4 mais ne se montra guère disposé à s’en séparer. Après bien des palabres, il finit tout de même par accepter de mettre à la disposition de son acheteur un petit peigne de poche venant de la reine et un gant d’enfant, jadis propriété du Dauphin. Le tout, bien sûr, à prix d’or. Prudent, Le Coulteux acheta le peigne et ne cacha pas sa surprise quand Guillaume le renvoya chercher aussi le gant.

— Vous trouvez que vous n’avez pas encore dépensé assez d’argent ? s’indigna-t-il. Il me semblait que seule la reine vous intéressait.

— Un objet de coiffure n’a qu’une importance relative pour une mère, mais le moindre des petits riens laissés par l’enfant qu’on lui a arraché doit lui être infiniment cher.

— J’y vais ! Vous avez fichtrement raison ! Voulez-vous que je rende le peigne ?

— Non. Je le donnerai à ma nièce. Quant au gant, je sais déjà à qui je vais l’offrir.

Vers la fin de l’après-midi, Tremaine se faisait conduire rue de Varenne, trouvait sans peine l’adresse indiquée par Guimard, mais se faisait arrêter un instant à quelque distance afin d’examiner la maison.

Un sifflement d’admiration lui échappa. Il fallait que l’Écossais fût vraiment riche pour s’offrir une demeure de cette dimension ! De la rue il était impossible d’apercevoir les bâtiments d’habitation, défendus par de hauts murs qui s’incurvaient en demi-lune autour d’un gigantesque porche arrondi, encadré de deux paires de colonnes ioniques. Essayer de pénétrer dans ce monument sans l’aveu du propriétaire relevait de la pure folie, à moins que l’on n’eût pris la précaution d’acheter la valetaille au complet ou d’amener des canons. On comprenait sans peine les difficultés d’un ancien ministre de la Police privé de la majeure partie de ses moyens ! Mais, ayant déjà opté pour une première visite de courtoisie – il fallait qu’il pût voir l’intérieur et surtout la fameuse collection qui l’amènerait à parler de ce qu’il possédait lui-même ! –, Guillaume fit avancer sa voiture jusqu’à l’immense porte cochère et ordonna à son cocher de demander au portier si Sir Quentin Crawfurd se trouvait chez lui et voulait bien recevoir M. Guillaume Tremaine.

L’équipage de location était élégant et la mine altière de son occupant plaidait largement en sa faveur, mais le cerbère – une sorte de heiduque moustachu comme un vrai Hongrois dans la meilleure tradition viennoise – ne consentit à ouvrir ses énormes vantaux qu’après de longues minutes meublées par le tintement d’une cloche et sans doute l’avis du majordome. Enfin l’attelage pénétra dans une vaste cour encadrée de belles dépendances, au fond de laquelle on découvrait une superbe demeure. La façade, surmontée d’une balustrade ajourée, présentait un avant-corps central semi-circulaire avec consoles sculptées supportant un beau balcon orné de trophées qui rappelaient les victoires du maréchal de Luxembourg, pour le fils de qui l’hôtel avait été construit. Par-dessus le toit les frondaisons d’un parc apparaissaient5.

« Même un roi couronné pourrait se contenter d’un logis comme celui-là, pensa Guillaume, à plus forte raison un roitelet errant… » Mais l’idée que sa fille habitait peut-être là ne lui causait aucune joie ni fierté.

Lorsque Tremaine y pénétra, la maison lui parut curieusement sombre et silencieuse, sans doute à cause des grands rideaux de velours garnissant les hautes portes-fenêtres du vestibule. Un laquais impassible en sévère livrée brune le précéda dans un large escalier de marbre ourlé d’une très belle rampe de bronze doré jusqu’au palier de l’étage, sur lequel ouvrait une enfilade de salons. Un serviteur en turban blanc veillait devant une porte qu’il ouvrit en s’inclinant devant le visiteur. Celui-ci se trouva dans une sorte de grand cabinet tellement empli de meubles, de tableaux, de livres et d’œuvres d’art de toute sorte que, s’il n’était venu à sa rencontre, Guillaume aurait sans doute eu quelque peine à découvrir la silhouette lourde et la calvitie de l’Écossais. D’autant que les rideaux étaient déjà fermés et que de longues bougies plantées dans des candélabres précieux accentuaient le côté sanctuaire de la pièce.

À leur lumière, Tremaine put voir que tableaux et œuvres d’art représentaient tous le même personnage. En bronze, en toile, en marbre, en albâtre, en argent, c’était partout le beau visage altier de Marie-Antoinette que rencontraient les yeux du visiteur. Les meubles faisaient sans doute partie, jadis, du mobilier de Versailles ou du Petit Trianon et, dans les vitrines, s’épanouissaient éventails, flacons, tabatières, mouchoirs. Un peu partout, des livres portant soit les armes soit le monogramme de la souveraine et, sur les murs tendus de soie grise, quelques billets écrits de sa main, encadrés d’or, alternaient avec ses effigies.

— Pardonnez-moi de ne pas vous recevoir dans un salon d’apparat, dit Crawfurd en indiquant un siège, mais je me tiens plus volontiers dans ce cabinet.

— Croyez que j’apprécie, au contraire, l’honneur que vous me faites, et c’est à moi d’offrir des excuses pour me présenter chez vous impromptu, mais je désirais beaucoup prendre des nouvelles de lady Leonora. Son malaise d’hier au soir m’a inquiété d’autant plus que j’ai craint, sans trop savoir pourquoi, d’en être la cause.

— Qu’est-ce qui a pu vous donner cette idée ?

— Les circonstances. Souvenez-vous, je venais de lui être présenté, elle me tendait déjà la main quand elle l’a retirée en devenant très pâle. J’ai même cru un instant qu’elle allait s’évanouir. Je ne me savais pas si effrayant ou si antipathique.

Cette fois l’Écossais se mit à rire :

— Ni l’un ni l’autre, mon cher monsieur. Vous avez simplement été victime d’une coïncidence. Mon épouse, qui est italienne, a le malheur d’être extrêmement sensible aux différences de température et, surtout, aux parfums. Au moment de votre rencontre, elle a senti une odeur de tubéreuse qu’elle ne supporte pas. Vous voilà rassuré, j’espère ?

L’explication eût été valable pour quelqu’un pourvu d’un nez moins sensible que celui de Tremaine. Il ne voyait pas bien comment on pouvait démêler une senteur bien définie au milieu de toutes celles qui encombraient des salons plus fleuris qu’un jardin au mois de juin. Cependant son infaillible odorat lui assurait qu’à cet instant précis personne ne sentait la tubéreuse autour de leur groupe. C’était donc bien lui qui avait suscité l’émotion de la dame, et cette émotion ne pouvait avoir qu’une seule cause. Il fallait toutefois continuer à jouer le jeu.

— Tout à fait rassuré. Aurai-je, ce soir, le plaisir de lui offrir l’hommage de mon respect ?

— Malheureusement non. Elle est sortie. Croyez qu’elle le regrettera infiniment.

Il y eut un silence que Guillaume n’eut pas de peine à interpréter : son hôte n’avait qu’une hâte, c’était de le voir tourner les talons. Mais il n’était pas venu pour le seul plaisir d’échanger des banalités, et, pour la première fois de sa vie, il se conduisit en homme mal élevé. Il se leva comme s’il se disposait à sortir, mais ce fut pour aller se planter devant l’une des vitrines dont il examina le contenu en prenant bien son temps, avant de consacrer son attention à l’un des billets encadrés d’or et à un ravissant pastel représentant Marie-Antoinette au temps où elle était Dauphine. Finalement, il se tourna vers son hôte forcé dont depuis un moment il sentait le poids du regard dans son dos :

— Mes compliments ! fit-il avec suavité. J’avais entendu vanter votre collection mais je ne pensais pas qu’elle fût si importante.

— Le mot collection me choque, monsieur ! Vous ne voyez ici que des témoignages de dévotion à la mémoire d’une femme admirable. Depuis le jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, je voue à la reine martyre un culte dont vous constatez ici les effets. De son vivant, j’ai tout tenté pour l’arracher à ses ennemis. À présent, j’essaie d’arracher à des mains trop souvent indignes les objets dont elle s’entourait ou qui lui étaient chers.

Le ton était rude mais Tremaine, bien décidé à ne pas s’offenser, se contenta d’un sourire amer et d’un dédaigneux haussement d’épaules.

— Vous ne pensez pas être le seul dans ce cas ? Chez nous aussi nous vénérons son souvenir. Vous n’avez aucune raison de le savoir, mais mon épouse est au nombre des victimes de la Terreur. Il est vrai que la reine était déjà morte quand elle est montée à l’échafaud… pour son fils ! Nous possédons aussi quelques objets.