— Et moi, appuya la jeune femme, je ne renoncerai jamais à mon époux. Père, il faut comprendre et admettre.
— Quoi ? Que je doive désormais m’incliner devant toi en t’appelant Votre Altesse ? lança Guillaume avec rage. N’y compte pas ! Tout cela me fait l’effet d’un affreux cauchemar…
— Ne dites pas de sottises, Père ! fit tendrement Elisabeth en venant à lui. Je ne serai jamais pour vous que votre fille, une fille qui vous aime… Oh ! papa, ajouta-t-elle en se haussant un peu pour l’embrasser, vous savez bien que dans notre famille, on n’est pas vraiment faits pour une destinée paisible et sans relief. Vous avez vécu tant d’aventures, tant de drames…
— Excellente raison pour t’éviter d’en connaître de semblables !
Incapable de résister plus longtemps, il avait pris sa fille dans ses bras pour poser ses lèvres sur ses cheveux comme il aimait tant à le faire avant leur séparation. La douceur retrouvée fit fondre sa colère et ce fut avec une certaine amabilité qu’il s’adressa au jeune homme :
— Si vous l’aimez tant, pourquoi vouloir à tout prix l’entraîner dans votre quête ? Vous êtes environné de dangers : tenez-vous vraiment à les lui faire courir à elle aussi ? Songez qu’elle pourrait y laisser la vie !
— Soyez certain que j’y pense. Nous sommes une poignée d’hommes résolus, et elle une fragile jeune femme. J’aimerais pouvoir vous la confier.
— Mais moi je ne le veux pas ! trancha Elisabeth. On nous a mariés pour le meilleur et pour le pire. Pour l’instant, c’est peut-être le meilleur mais, croyez-moi, père, il vaut la peine que l’on risque le pire. Je ne veux pas être séparée de mon époux. Je le suivrai jusqu’au bout.
— En prison, vous pourriez être séparés pendant des années.
— Espérons que cela ne nous arrivera pas ! Et puis, ajouta-t-elle en offrant à son jeune mari un rayonnant sourire, au cas où les choses tourneraient mal, nous aurons toujours la ressource de repartir vers le pays d’où Louis est venu. Il a là-bas une maison, des amis, presque une famille et il paraît que Smyrne est un endroit plein de beauté.
À nouveau, Guillaume se sentit envahi par la douleur et l’amertume.
— Si loin ? Tu pourrais aller vivre si loin de nous, de ta maison, de tes frères ?
— Vous savez ce que je pense de la maison, père. Il faut laisser le temps au temps. Oh ! mon ami ! ajouta-t-elle vivement en rejoignant Louis-Charles, je vois M. de Sainte-Aline qui descend les marches. Il faut que vous sachiez tout : quand je suis arrivée, il méditait d’abattre mon père et de l’enterrer dans ce jardin…
— Soyez sûre qu’il n’en fera rien. L’ordre que je vais donner ne saurait être transgressé. Quant à vous, monsieur Tremaine, je n’oublie pas ce que je vous dois et je vous supplie de chasser vos craintes. Elisabeth a trop d’imagination et, avant de faire voile vers la Méditerranée orientale, il nous reste bien heureusement d’autres moyens. À commencer par ma Normandie, où nous avons des amis et pourrions nous retrancher. Soyez en paix, je vous en supplie ! C’est peut-être moi qui ramènerai Elisabeth aux Treize Vents… En attendant, vous aurez de nos nouvelles. Embrassez votre fille et donnez-moi la main !
Comme dans un rêve, Guillaume serra la main offerte. Il se sentait presque subjugué par l’étrange autorité émanant de ce garçon de dix-huit ans. Il se savait battu et, cependant, n’en éprouvait pas autant de tristesse qu’il l’aurait imaginé. Peut-être parce qu’il comprenait l’amour qu’Elisabeth lui portait. Un amour dont elle pouvait être fière : le roi errant était digne d’elle. Il n’en fut pas plus heureux pour autant.
Mais il en eut une autre preuve lorsque Sainte-Aline les rejoignit. D’un ton où perçait la hauteur de sa mère, Louis-Charles fit entendre sans ambages qu’il ne tolérerait pas la moindre atteinte à l’intégrité physique de celui qui se retrouvait son beau-père. M. Tremaine devait être ramené à sa voiture avec toute la déférence due à un homme de son courage et de sa qualité. Néanmoins, têtu comme un Breton, le petit baron essaya encore de discuter :
— Je n’en ai jamais douté. C’est pourquoi je lui avais demandé sa parole…
Ce fut Guillaume qui lui répondit :
— Je vous la donne ! Personne ne saura jamais ce que j’ai vu dans cette maison ni qui j’ai rencontré. Souvenez-vous seulement que je vous confie Elisabeth, Monseigneur, et qu’il pourrait m’arriver de vous en demander compte.
Cela dit, il s’inclina, tourna les talons et remonta vers la maison où s’allumaient les lumières, emportant avec lui la double image de ces deux êtres jeunes et beaux, identiquement vêtus de noir comme s’ils portaient déjà le deuil d’espoirs insensés.
— De toute façon, lui confia Sainte-Aline en le remettant aux soins de l’habituel valet de pied, nous ne resterons plus longtemps ici. L’endroit commence à être un peu trop fréquenté. (Puis, comme il allait descendre vers sa voiture, il le retint :) Veuillez attendre un instant ! Vous oubliez les objets que vous aviez apportés. Vous n’avez pas, j’imagine, l’intention d’en faire cadeau à Mr Crawfurd ?
— Sûrement pas ! Bien qu’il en ait grande envie, mais je me sens peu enclin à lui être agréable. Dites-lui de les offrir à leur légitime propriétaire. Moi, je n’en ai plus besoin. Encore un conseil cependant : partez d’ici le plus vite que vous pourrez ! J’ai tout lieu de croire que l’on s’intéresse à la maison de Mr Crawfurd…
— Merci, mais soyez tranquille ! Nous avons d’autres refuges.
La portière claqua tandis que la porte cochère s’ouvrait sans un grincement. La nuit était tombée mais la pluie revenait, fine, drue, glissant sur le vernis de la voiture qui, le cintre de pierre franchi, s’enfonça dans l’humide obscurité où s’affairait de son mieux un allumeur de réverbère attardé. Le résultat obtenu par deux lanternes jaunes ne changea d’ailleurs pas grand-chose à l’atmosphère lugubre. Des ténèbres encore plus froides, encore plus épaisses, régnaient dans l’âme de Guillaume. Une grande lassitude aussi, et il ne se retourna pas une seule fois pour regarder l’endroit où il venait d’abandonner un morceau de son cœur. Mais que faire d’autre ? Comment lutter contre ce double amour, cette double volonté, puisque ces deux enfants avaient mis Dieu de leur côté ? Pas grand-chose, sinon essayer, tout au moins, de les protéger de son mieux.
S’il n’avait écouté que son désir profond, il fût reparti le soir même pour rentrer aux Treize Vents où l’attendait Lorna, cet autre problème qu’il devenait urgent de régler. Comment, il n’en savait rien, mais il était décidé à y réfléchir sérieusement : il fallait que les Treize Vents puissent accueillir Elisabeth et son époux au cas où ils y chercheraient asile. Avec cette Anglaise hostile, ce serait impossible.
En attendant, il fallait demeurer : un départ brusqué serait trop significatif aux yeux de Fouché et de sa bande. S’il voulait réussir à les duper, il devait rester, continuer en apparence ses recherches, aller souper chez Talleyrand, se montrer avec les du Moley, être à l’écoute des murmures et des bruits de Paris et, peut-être, finalement, prendre la route d’Auvergne afin d’entraîner les policiers à la suite. Demain, le jeune Guimard se montrerait pour avoir des nouvelles. Il en aurait, mais soigneusement épluchées.
Quand il descendit de son appartement, vers neuf heures, Tremaine n’eut pas à chercher longtemps : le jeune policier au brin de bruyère, en costume d’équitation – habit gris souris, culotte blanche finement rayée de gris et bottes à revers jaune –, dégustait une tasse de café dans le salon que l’hôtel de Courlande réservait à cet effet.
Comme les gens de la maison les avaient déjà vus causer ensemble, Guillaume alla droit vers lui, appela un valet pour se faire servir, et se carra dans un petit fauteuil « cabriolet », les mains nouées sur l’estomac :
— Alors ? fit-il. Cette mission ?
— Satisfaisante. Et vous ? Avez-vous pu mener à bien ce plan dont vous me parliez ?
— Absolument. À deux reprises, je me suis rendu rue de Varenne : avant-hier sous le prétexte courtois de prendre des nouvelles de Mrs Sullivan, dont le malaise m’avait inquiété chez le ministre. J’ai été reçu… sans grand enthousiasme, il faut bien le dire : ces gens-là me font l’effet d’être les plus casaniers qui soient. Qu’ils soient riches, je n’en doute pas, mais on économise beaucoup sur la lumière comme d’ailleurs sur les paroles. Pourtant, j’y suis retourné hier… et sur invitation.
— Que leur avez-vous fait ? Vous avez séduit la dame ? fit Guimard, les yeux au ras de sa tasse.
— Plutôt le mari ! Il m’avait accordé l’honneur de me recevoir dans la pièce… l’une des pièces où se trouve rassemblée sa collection de souvenirs de la reine, et c’est surtout de cela que nous avons parlé. J’avais réussi à me procurer, grâce à un ami, certain petit objet provenant d’un nécessaire de voyage de Marie-Antoinette acheté soi-disant pour ma nièce : il a naturellement demandé à le voir ; je me suis donc fait un plaisir de le lui apporter… et même de le lui revendre. Du coup, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Madame m’a offert le thé ; j’ai visité les salons, le parc…
— Et le pavillon qui est au fond, vous l’avez vu aussi ?
— Bien sûr. Un joli petit bâtiment dont Crawfurd songe à refaire un salon de musique. Vous aviez raison en m’annonçant une superbe demeure.
— Je vous félicite sincèrement… mais n’avez-vous rien d’autre à m’apprendre ?
Un serviteur se penchait sur le guéridon placé entre les deux hommes pour y déposer une tasse, une cafetière et un sucrier.
— Laissez ! je me servirai moi-même, dit Tremaine tout en offrant à son vis-à-vis un sourire désabusé. Rien, malheureusement ! poursuivit-il, soupirant. J’ai vu bien des choses : des serviteurs indiens, d’autres un peu mulâtres, mais rien qui permette de supposer une présence cachée. Ou alors dans des placards…
— On ne vous a tout de même pas conduit dans les chambres ?
— Si. Pour me montrer certains portraits, et en outre je suis cordialement invité à revenir quand il me plaira. (Puis, quittant le ton léger pour revenir au soucieux :) Je crois que nous avons fait fausse route en nous fixant sur ce vieux couple. Ils vivent dans le passé.
— Et quelle meilleure occasion de le ressusciter qu’en abritant un survivant prestigieux ?
— Possible, mais pas certain. C’est de Marie-Antoinette que Crawfurd est entiché ; pas de son fils. J’ai même l’impression qu’il ne l’intéresse guère. J’ai dit que l’on m’avait offert un gant lui ayant appartenu et il a refusé d’un geste qui balayait la chose comme sans importance. Je me demande s’il ne croirait pas à cette fable selon laquelle le Dauphin ne serait pas le fils de Louis XVI.
— Il aurait sans doute la meilleure des raisons, puisqu’il fréquentait beaucoup Fersen. Ce qui ne veut pas dire qu’il l’aimât. Comment comptez-vous agir à présent ?
— J’ai passé une partie de la nuit à y réfléchir. Peut-être retournerai-je rue de Varenne demain avant d’aller souper chez M. de Talleyrand, avec qui j’aimerais causer en tête à tête. Je me demande si en lui faisant certaines confidences…
— Méfiez-vous ! C’est l’homme le plus habile et le plus fin qui soit. Il est capable de vous rouler dans la farine.
— Je ne suis pas complètement idiot non plus, riposta Tremaine, abrupt. Cela dit, si je ne découvre pas d’autre piste, je me déciderai peut-être pour le voyage d’Auvergne. Après tout, rien ne confirme que ce jeune homme et les siens soient encore à Paris.
— Monsieur Fouché en est persuadé. Moi aussi, d’ailleurs, mais lui se trompe rarement et nos plus fortes présomptions s’attachaient à l’Écossais. Maintenant, il est possible que votre première visite ait effarouché nos oiseaux et qu’on les ait transférés ailleurs. Au moins pour pouvoir vous faire visiter la maison…
Il réfléchit un moment tout en finissant son café puis, se levant, prit le chapeau, le stick et les gants déposés sur une chaise.
— Agissez à votre guise, conseilla-t-il. Moi, je vais rue du Bac !
— Au ministère des Relations extérieures ?
— Non, mais pas loin. Quand il a quitté la police, M. Fouché s’est d’abord installé rue Basse-du-Rempart puis dans la rue en question, pas bien loin de son « ami » Talleyrand. Il a quitté sa terre de Ferrières et a regagné Paris il y a cinq ou six jours.
Resté seul, Guillaume le regarda s’éloigner, fouettant martialement ses bottes du bout de sa cravache. Il espérait s’être montré suffisamment convainquant sans en être absolument persuadé : marier la vérité et le mensonge représentait un exercice qu’il maîtrisait assez mal, mais il fallait compter aussi avec la chance.
"L’Exilé" отзывы
Отзывы читателей о книге "L’Exilé". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "L’Exilé" друзьям в соцсетях.