Pour se remettre les idées en place, il pensa – l’équipage de Guimard lui en ayant donné l’idée – qu’un temps de galop lui ferait le plus grand bien et il se rendit au bureau de l’hôtel pour demander qu’on lui trouve un cheval de selle tandis qu’il allait changer de costume.

Par la grande avenue au sol irrégulier dont l’une des rives était encore presque en friche et que l’on appelait les Champs-Élysées, il gagna la barrière de Chaillot puis la promenade de Longchamp redevenue à la mode depuis que le pays retrouvait une certaine prospérité. Pourtant, ce matin-là, il n’y avait pas grand monde : quelques cavaliers assez hardis pour affronter le mauvais temps – il avait plu tout la nuit et, par instants, les averses revenaient –, et de rares voitures. Pour sa part Guillaume, en bon Cotentinois, ne se souciait jamais des intempéries lorsque l’envie lui prenait d’enfourcher un cheval et de courir la campagne. Celle-ci, moins sauvage et moins belle que ses paysages habituels, lui fit tout de même grand bien et quand il rentra, trempé mais détendu, il se sentait l’esprit plus clair. Une espèce d’euphorie qu’il n’allait pas conserver au-delà du vestibule où l’attendait Victor Guimard avec une tête qu’il ne lui connaissait pas encore : celle d’un homme très mécontent.

— Je dois vous conduire séance tenante chez M. Fouché, lui déclara-t-il sans autre préambule.

— Pour quoi faire ?

— Il vous le dira lui-même, mais il vaudrait mieux ne pas tarder : il y a déjà un moment que je patiente ici.

— Vous allez patienter encore. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais je suis mouillé. En outre, j’ai faim.

— Vous mangerez plus tard. Je veux bien vous accorder quelques minutes pour vous changer, mais à condition de vous accompagner.

— Cela veut dire quoi ? s’écria Guillaume outré. Que vous m’arrêtez ?

— Je n’en ai pas mandat. En revanche, j’ai celui de vous ramener au plus vite, et vous avez tout intérêt à ne pas pousser M. Fouché à quelque extrémité regrettable.

Tremaine n’insista pas. Quelque chose s’était produit qui, si l’on en jugeait par la mine sévère de ce garçon plutôt affable d’ordinaire, ne laissait rien présager de bon.

— Très bien. Venez avec moi : je n’en ai pas pour longtemps.

Ils montèrent tous deux jusqu’à l’appartement de Guillaume, mais alors que celui-ci pensait laisser son gardien dans le petit salon, Guimard pénétra d’autorité dans la chambre. Tremaine allait protester, mais le policier mit un doigt sur sa bouche :

— Habillez-vous pour un voyage et préparez votre plus petit sac avec juste le nécessaire. Abandonnez le reste ici ! Je m’arrangerai pour vous le renvoyer un peu plus tard. Vous me remettrez ce qu’il faut pour régler l’hôtel.

— Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai pas du tout l’intention de m’en aller !

— Je vous expliquerai dans la voiture. Nous n’avons que trop perdu de temps. Si vous vous opposez à ce départ, vous risquez de coucher en prison. Alors, choisissez mais choisissez vite !

C’était sérieux, apparemment. Tremaine fit ce qu’on lui conseillait et, quelques minutes plus tard, il quittait l’hôtel de Courlande dans le cabriolet que le policier conduisait lui-même. Mais, au lieu de prendre le pont de la Concorde, chemin logique vers la rue du Bac, l’attelage tourna résolument à droite et embouqua les Champs-Élysées.

— Où m’emmenez-vous ? s’inquiéta Guillaume.

— À Versailles, où vous serez libre de prendre une malle-poste pour rentrer chez vous ou de vous cacher suffisamment pour qu’on vous croie parti. Restez tranquille, bon sang ! Qu’est-ce que vous faites ?

Guillaume, en effet, venait d’empoigner les rênes et obligeait la légère voiture à s’arrêter.

— Vous le voyez ! Mon cher monsieur, je ne suis pas de ces gens que l’on peut expédier comme un simple paquet sans un mot d’explication. Alors, ou vous parlez ou je descends et je rentre à pied pour aller voir votre ex-ministre qui, bien sûr, ne m’attend pas.

— Justement si, il vous attend, mais il vous attendra toute la journée s’il le faut. Quand je retournerai chez lui, je lui dirai que vous avez disparu.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? souffla Tremaine abasourdi. Et pourquoi ne voulez-vous pas m’emmener rue du Bac, surtout si c’est la mission dont vous êtes chargé ?

— Parce que si vous y allez, vous n’en sortirez que dans une voiture cellulaire à destination du Temple !

Puis, brusquement, le jeune homme laissa éclater sa colère :

— Et ne me demandez pas pourquoi je fais ça, alors que vous vous êtes fourré vous-même dans ce pétrin en me mentant comme vous l’avez fait ce matin.

— En quoi ai-je menti ?

— Oh ! c’est simple : non seulement vous avez acquis la certitude de la présence chez Crawfurd de ceux que nous recherchons, mais vous avez vu votre fille et le prince. Vous vous êtes entretenu avec eux dans le parc de Matignon.

— Comment savez-vous ça ? tonna Guillaume sans se soucier des rares passants. Je croyais qu’il vous était impossible de pénétrer dans cette maison. En outre, je vous croyais en « mission » ?

— J’y étais. Et si vous voulez tout savoir, Fouché trouvait que ça marchait un peu trop bien, vous et moi, que… je vous montrais trop de sympathie, peut-être. C’est pourquoi, il m’a expédié à Fontainebleau pour deux jours. En fait, j’étais pour vous une sorte de leurre chargé de dissimuler votre vrai suiveur : l’inspecteur Pasques, le policier le plus redoutable de ceux qu’il a formés, conclut-il avec une amertume qui n’échappa pas à son compagnon. Il venait de découvrir que le renard s’était servi de lui, et il n’aimait pas ça.

— Et ce Pasques est entré chez Crawfurd ?

— Non, mais il a trouvé le moyen d’avoir un œil dessus. Hier, quand vous étiez au jardin, vous n’avez pas imaginé un instant que vous étiez surveillé à la longue-vue depuis la cime d’un des grands arbres de l’hôtel de Rohan-Rochefort, un voisin immédiat dont il a réussi à éloigner les propriétaires pour une semaine. Fouché savait ce qu’il faisait en vous lançant sur la piste de Crawfurd, il savait que vous ne lâcheriez pas tant que vous n’auriez pas une certitude, et vous avez mâché la besogne à Pasques. La suite n’a été qu’un jeu.

— La suite ? fit Tremaine qui se sentit pâlir.

— Vers la fin de la nuit, des hommes à nous ont franchi le mur mitoyen pour investir le « Petit-Trianon ». L’un des deux hommes qui veillaient aux abords a été tué ; l’autre a pu avertir ses compagnons. Il y a eu un rapide combat : l’un des serviteurs du prince a été pris.

— Et lui ?

— S’est échappé grâce au dévouement de ce même serviteur… et de quelqu’un d’autre. Il doit y avoir un passage dans la cave mais on n’a pas eu le temps de le chercher pour ne pas donner l’éveil aux gens de la grande maison.

— Vous voulez dire que ce coup de main s’est effectué sans qu’on s’en aperçoive chez Crawfurd ?

— Vous avez vu la distance entre les deux bâtiments ? En outre, ce n’est pas la police officielle qui a opéré : celle-ci ne possédait pas de mandat.

— Et ma fille ? Elle est partie avec lui, bien entendu ?

— Non. Elle a voulu rester pour retarder les assaillants…

Guimard avait détourné la tête mais, l’instant suivant, il étouffait à demi sous la poigne d’un Tremaine devenu apoplectique :

— Et il l’a laissée derrière lui, ce misérable ? Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ?

— Elle va bien, rassurez-vous. Quant à lui, il n’a pas eu le choix : ses compagnons l’ont assommé pour l’emporter. Lâchez-moi ! ça ne vous avancera à rien de m’étrangler.

— Quand vous aurez répondu à ma question : où est-elle ?

— Chez M. Fouché. Tout au moins, elle y était lorsque j’y suis arrivé après notre… entretien.

Guillaume le libéra, mais ce fut pour reprendre les rênes et faire tourner la voiture.

— Et vous vouliez m’empêcher d’y aller ? cria-t-il, furieux. Et vous vouliez me renvoyer chez moi ?

Cette fois, ce fut au jeune homme d’essayer d’arrêter l’attelage mais, surtout lorsqu’il était en colère, Tremaine possédait une force peu commune. Une violente bourrade lui suffit pour se débarrasser de son compagnon, qui manqua rouler hors du cabriolet mais réussit cependant à s’y maintenir.

— Pour l’amour du Ciel, écoutez-moi ! s’écria-t-il. Vous allez perdre toute chance de sauver votre fille !

— J’en aurai toujours plus qu’en reprenant la diligence !

— Je vous avais aussi proposé de vous cacher et je savais bien que vous poseriez des questions. À présent, pour l’amour du Ciel, laissez-moi en finir !

— Allez-y ! Vous avez le temps jusqu’à ce que nous arrivions.

Le jeune policier s’exécuta. Il raconta comment, arrivant chez Fouché pour lui faire son rapport touchant Tremaine, il avait reçu de celui-ci un accueil goguenard. On l’avait écouté avec un aimable sourire, puis l’ancien ministre avait soupiré : « J’avais bien raison de ne pas accorder confiance à ce Tremaine. Cependant, il a joué sa partie de façon tout à fait satisfaisante. Et comme il vient de vous mentir effrontément, nous n’avons plus de gants à prendre avec lui… ni avec sa fille. Alors, à présent, vous allez me le chercher afin que nous ayons ensemble une bonne conversation ! »

— Naturellement, je tombais des nues, soupira Clément, et j’ai demandé que l’on veuille bien éclairer ma lanterne. J’ai eu alors toute satisfaction. On m’a tout raconté en prenant cependant quelques précautions afin de ménager ma susceptibilité : le rôle que je venais de jouer ressemblait beaucoup à celui d’un imbécile, et je ne cachai pas ce que j’en pensais. On m’a même félicité en disant que je n’aurais pas si bien agi si le plan m’avait été révélé dans sa totalité, ajouta-t-il avec une amertume qui réussit à percer la couche de colère dont s’enveloppait Tremaine.

Il y avait, dans les derniers mots, un accent de sincérité qui forçait l’attention mais qui, alors, soulevait de nouvelles questions. Guillaume ralentit la course du cheval :

— Que vous soyez vexé, je peux le comprendre, mais cela n’explique pas pourquoi, au lieu de me conduire tout droit chez Fouché, vous avez voulu m’emmener à Versailles. Vous cherchez à me sauver, ou quoi ?

— C’est un peu ça. Si vous êtes emprisonné – et c’est ce qui va vous arriver si vous vous obstinez –, Mlle Tremaine n’aura plus la moindre chance de retrouver l’air libre.

— Et ça vous tourmente ? Vous, un policier ? lâcha Guillaume avec un dédain qui fit rougir le jeune homme.

— Oui, moi, un policier ! Je sers le Premier Consul de mon mieux ; je traque ses ennemis et les conspirateurs. Si j’avais pu mettre la main sur le prince, je l’aurais fait sans bouger un sourcil… mais cette toute jeune femme si fière… si belle ! Elle n’a commis aucun crime, que je sache ! Elle ne menace pas la vie du général Bonaparte.

— Vous l’avez vue ? demanda Guillaume qui commençait à comprendre.

— Oui. Fouché me l’a montrée, assise en face de Pasques dans la petite pièce voisine de son cabinet de travail dont il se sert quand il a quelqu’un à interroger. Elle ne m’a même pas regardé. Elle ne regardait personne, d’ailleurs. Je n’ai pas davantage entendu le son de sa voix : elle opposait aux questions un silence méprisant. En vérité… elle avait l’air d’une reine !

— On ne lui a pas fait de mal, j’espère ?

— Non. De ce côté, rien à craindre. Ce n’est pas le genre de la maison. Et puis, Fouché a besoin d’elle : il espère bien s’en servir pour piéger son gibier.

La voiture venait de tourner le coin du quai et de la rue de Bac. Cette fois, ce fut au tour du jeune homme de retenir les chevaux.

— Je vous en prie, n’y allez pas ! D’abord, Fouché a dû la transférer au Temple.

— Mais enfin, de quel droit ? Il n’est plus ministre. Ce n’est plus son affaire d’arrêter les gens.

— C’est toujours celle de Pasques. Lui n’a pas quitté la police officielle, ce qui ne l’empêche pas de travailler toujours avec son ancien patron. Il peut obtenir tous les ordres d’incarcération qu’il veut. Il en irait de même pour vous. À présent, si cela vous tente…

— Pas le moins du monde, mais alors que faisons-nous ?

Clément se laissa aller au fond de son siège, ferma les yeux en poussant un soupir de découragement.

— Je n’en sais rien du tout ! Si seulement vous m’aviez fait confiance ce matin, vous auriez pu réclamer hautement votre fille, puisque vous auriez rempli votre contrat, mais à présent…

— Vous êtes certain qu’on me l’aurait rendue ? Vous venez de dire que Fouché compte sur elle pour appâter son… compagnon.