Ces détails, Tremaine les apprit par la suite, Talleyrand se contentant de raconter ce qu’il savait, s’attardant même à plaisir sur l’histoire de la célèbre danseuse plus que sur celle du baron poète. C’était pour lui une façon comme une autre de faire une incursion dans ce XVIIIe siècle dont il disait volontiers que pour connaître la douceur de vivre, il fallait y avoir vécu.

Le palais de Saint-Cloud, mais surtout son cadre et ses jardins, séduisirent Guillaume, sensible depuis toujours à la beauté d’un bâtiment, au charme d’un parterre. L’ancien château de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, puis de Marie-Antoinette qui l’avait acheté sur le tard et trop près de la Révolution pour qu’on ne le lui reprochât point, étalait sur une succession de terrasses d’où l’on dominait la Seine et tout Paris, l’ordonnancement harmonieux de ses pilastres corinthiens entre lesquels des bas-reliefs symbolisaient, au-dessus des fenêtres, les douze mois de l’année. L’avant-corps central se composait de quatre colonnes surmontées des figures de la Force, de la Sagesse, de la Prudence et de la Guerre placées sous un fronton où le Temps, accompagné des quatre parties du Jour, découvrait une superbe horloge. L’air y était remarquablement pur, cependant que l’automne commençait à dorer les cimes des arbres formant écrin aux bâtiments ainsi qu’à un vaste bassin habité de jets d’eau. L’espace entre les uns et l’autre grouillait de domestiques en livrée et de soldats de la Garde consulaire :

— Le général Bonaparte n’avait-il pas acheté la Malmaison, la propriété de notre ami Le Coulteux pour ses séjours d’été ?

— Il l’a toujours mais ce n’est plus suffisant pour sa gloire. L’an passé, il s’est installé ici après y avoir fait quelque six millions de travaux. C’est tout un programme que cette demeure… royale, notez-le bien ! Depuis, il a élu les Tuileries pour l’hiver.

— S’il veut vraiment devenir empereur, pourquoi pas Versailles ?

— Il n’oserait. Et je crois même qu’il n’osera jamais. Le palais du Roi-Soleil est un fantôme trop impressionnant. Même pour lui ! Mais nous voici arrivés ! Le cabinet du Premier Consul se trouve dans l’aile gauche, de plain-pied avec la terrasse que vous apercevez de l’autre côté.

— Croyez-vous qu’il nous recevra ?

— Lorsque je demande à lui parler, il me reçoit toujours. Vous me laisserez d’ailleurs aller seul et m’attendrez dans le salon des aides de camp.

La voiture était connue. Des laquais en livrée verte s’empressaient, bientôt relayés par deux préfets du palais. Conduits par eux, les visiteurs franchirent une porte gardée militairement, de chaque côté de laquelle s’alignaient des orangers en caisses. Cette entrée privée était un privilège accordé aux conseillers immédiats du Premier Consul. Au seuil d’un salon, un jeune homme brun aux yeux vifs et au visage aigu portant une liasse de papiers à la main vint à leur rencontre et salua :

— Est-ce que M. le Premier Consul vous attend, monsieur le ministre ?

— Non, monsieur Méneval. Je n’en souhaite pas moins lui parler pour une affaire urgente… et grave.

— Cela devrait être possible. Mais je vous préviens : il est de fort méchante humeur.

— Acceptons-en le risque ! soupira Talleyrand. Voulez-vous m’annoncer et trouver un coin pour M. Tremaine que voici ? Il se peut que le général souhaite lui parler.

— Aucune difficulté ! Veuillez m’attendre un instant.

Le jeune homme repartit dans la direction d’où il venait.

— C’est le secrétaire du Premier Consul, souffla le diplomate. Bonaparte l’a « soufflé » à son frère Joseph quand il a dû se séparer de Bourrienne, qu’il aimait bien cependant. Toujours décidé à aller jusqu’au bout ?

— Plus que jamais !

L’attente fut brève. Méneval revint au bout d’une ou deux minutes et pria les deux hommes de le suivre dans le salon voisin où, devant une double porte, veillait une sorte de génie des Mille et Une Nuits enturbanné de blanc et fastueusement vêtu de drap bleu brodé d’argent : le mameluck Roustan, que Bonaparte avait ramené d’Égypte. Tremaine fut laissé sous la surveillance de son œil presque aussi menaçant que le long poignard arabe qui lui barrait le ventre. Il choisit de s’approcher des fenêtres. Peut-être pour ne rien distinguer des éclats de voix qui s’élevèrent soudain à l’intérieur du cabinet de travail.

Un siècle s’écoula. Enfin, Méneval reparut dans l’encadrement de la porte.

— Voulez-vous venir ?

Guillaume marcha vers lui, prit une profonde respiration et franchit le seuil redouté.




1- Voir tome I, le Voyageur.

Chapitre V

La justice de Bonaparte

En pénétrant dans la vaste pièce largement ouverte sur le parc, Guillaume eut l’impression d’entrer dans le soleil lui-même. Soudain sortis d’un nuage, les rayons encore chaleureux intensifiaient le jaune éclatant des tentures et des sièges. Et il était là, lui, l’homme du miracle, le génie qui à la force du poignet ramenait la France du fond de ses ténèbres sanglantes, rebâtissait, décidait, créait, essayait aussi de réconcilier, de rassurer, porté par une gloire telle qu’on n’en connaissait plus depuis des siècles. Il était là, debout devant une table couverte de papiers sur lesquels voguait l’immense carte d’un port. Tête baissée, les mains nouées au dos, sourcils froncés, il scrutait ce plan comme s’il lui en voulait personnellement. Au bout d’un instant, il s’y appuya des deux poings, poursuivant son examen sans se soucier de celui qui venait d’entrer. Quand il releva la tête, ce fut pour s’adresser à Talleyrand assis dans un fauteuil :

— Comprenez donc ! Les préparatifs du camp de Boulogne ne vont pas assez vite ! Les Anglais en profitent ! Savez-vous qu’ils sont allés bombarder Granville ? Heureusement, la 24e légère sur ses bateaux canonniers a pu leur courir sus et les disperser. Il faut en finir avec ce piratage, et pour cela il nous faut une quantité de bateaux !

Brusquement, il tourna la tête vers Guillaume, dardant sur lui son regard gris bleuté qui, à cet instant, avait l’exacte couleur de l’acier.

— Vous êtes armateur, je crois ?

— Oui, monsieur le Premier Consul.

— On dit citoyen Premier Consul !

— Veuillez me pardonner. Je n’ai jamais pu m’habituer à cette appellation qui, d’ailleurs, si vous le permettez, ne vous va pas… citoyen Premier Consul.

— Cela ne m’étonne pas que vous soyez un ami de Taillerand. Lui non plus n’aime pas ça, mais lui, c’est un grand seigneur (Et soudain, avec dans l’œil une étincelle d’espièglerie :) Comment souhaiteriez-vous donc m’appeler ?

Tremaine devinait ce que Bonaparte souhaitait entendre. Cependant il se résignait mal à la flatterie. Ce fut un coup d’œil suppliant de Talleyrand qui le décida :

— Si l’avenir s’accomplit selon des vœux que j’entends de plus en plus souvent, pourquoi pas Sire ?

— Vraiment ? Vous pensez que cela m’irait ?

Guillaume s’accorda le temps de considérer ce petit homme dont le pâle visage au front haut, au menton puissant, aux traits d’une régularité remarquable sous les cheveux châtains coupés court et déjà un peu clairsemés à la partie supérieure de la tête, surmontait de larges épaules et un buste d’une grande noblesse qui aurait pu servir de modèle pour celui d’un empereur romain. Aussi fut-ce avec une totale sincérité qu’il répondit enfin :

— Oui, je le crois.

Quittant sa table et nouant à nouveau les mains dans son dos, Bonaparte se mit à arpenter le ravissant tapis de la Savonnerie couvrant le plancher de son bureau. Il fit ainsi quelques allées et venues pour se planter finalement devant son visiteur, qu’il toisa de la tête aux pieds.

— Ce sont de curieux propos chez un royaliste.

— Je n’ai jamais été royaliste au sens plein du terme. J’entends que je n’ai jamais éprouvé de grande passion pour les rois.

— Un révolutionnaire, alors ?

— Pas davantage. Vous me comprendrez mieux si je dis que, né en Nouvelle-France et l’ayant vue mourir, j’ai détesté presque autant le roi Louis XV qui nous abandonnait que le roi anglais qui nous asservissait. En fait, je souhaite seulement la paix et la grandeur de mon pays, quel que soit son régime. Cette grandeur, vous la lui apportez, monsieur le Premier Consul.

— Mais votre famille est royaliste, elle ?

— Mon épouse, Agnès de Nerville, l’était passionnément : elle l’a payé de sa vie. Mes fils sont trop jeunes encore pour avoir une opinion tranchée. Quant à ma fille, son amour va à un homme beaucoup plus qu’à un prince.

— Voulez-vous dire qu’elle l’aimerait même s’il n’était qu’un simple pêcheur ou Dieu sait quoi d’autre ?

— Sans aucun doute. Elle n’a jamais triché ni raisonné avec son cœur. J’admets qu’à l’origine, lorsque l’enfant du Temple s’est réfugié chez nous, l’auréole d’une destinée si tragique ait pu influencer une imagination qu’elle a vive et ardente, mais l’attirance de cette petite fille et de ce petit garçon a été visible dès qu’ils se sont vus. À présent, elle l’aime comme on aime à seize ans et qu’on s’appelle Elisabeth Tremaine : elle donnerait sa vie pour lui.

— À cet âge, on a tous les courages, toutes les audaces, toutes les certitudes. Heureusement, cela passe.

La voix nonchalante de Talleyrand se fit entendre :

— Pas si on la laisse en prison ! Les âmes bien nées se forgent davantage dans l’épreuve quand s’y mêle le goût de l’héroïsme. Une femme trouve plus de difficultés à oublier un homme pour qui elle a souffert ; plus encore une jeune fille : son amant se double alors du paladin dont elle espère le retour du bonheur avec la liberté.

Dans la voiture qui les conduisait à Saint-Cloud, le diplomate avait réussi à convaincre Tremaine de ne parler à aucun prix du mariage d’Elisabeth. Bonaparte se laisserait peut-être persuader de libérer une adolescente partie sur un coup de tête à la suite d’un prince charmant, mais il y regarderait peut-être à deux fois avant de lâcher l’épouse de qui ne pouvait être pour lui qu’une menace, un rival que sa jeunesse et les légendes courant déjà autour de lui pouvaient rendre dangereux. Néanmoins, à ce mot d’amant il sentit que son cuir tanné rougissait comme si Talleyrand venait d’infliger une flétrissure à la pureté de sa fille.

Un silence suivit ses paroles. Bonaparte réfléchissait. Il chercha parmi le désordre de sa table une tabatière d’or, y prit une pincée de tabac qu’il aspira par les narines, non sans en répandre une partie sur son uniforme vert à parements rouges porté sur un gilet bleu assez long. Curieusement, ce mélange de couleurs lui seyait, sauvé d’ailleurs de l’excès par le noir des culottes et des bas de soie. Après avoir humé voluptueusement son tabac, il revint à Guillaume :

— Je vais vous rendre cette jeune folle, monsieur Tremaine.

— Comment vous dire ma reconnaissance, monsieur le Premier Consul ? murmura Guillaume, ému.

— N’essayez pas pour le moment : je ne vous la libère pas sans conditions. Qu’allez-vous en faire dans l’immédiat ? La ramener chez vous, j’imagine ?

— Naturellement ! approuva sans hésiter Guillaume, remettant à plus tard l’examen de ce problème-là. Nous rentrerons chez nous, à Saint-Vaast-la-Hougue.

— Un tragique et sublime souvenir dans l’histoire de la marine ! Ceux de chez vous l’ont-ils gardé ?

— Fidèlement ! L’image de M. de Tourville et de ses vaisseaux assassinés par l’Anglais n’est pas près de s’effacer.

— J’espère fermement lui faire payer ça avec le reste ! À présent, voici mes conditions : vous me répondrez de la conduite de votre fille sur votre propre liberté ainsi que sur vos biens.

Tremaine eut un haut-le-corps et bénit le hâle profond qui le mettait à l’abri d’une certaine pâleur.

— Mes biens ?

— Oui. Vous êtes, m’a-t-on dit, un homme riche, et j’entends que cette fortune ne profite pas à ce jeune présomptueux que l’Angleterre nous envoie. Aucune aide, vous m’entendez ? De quelque sorte que ce soit ! Et pas davantage d’hospitalité au cas où, poussé par la nécessité ou le désir de revoir votre fille, ou les deux, l’ex-Dauphin viendrait vous demander asile. Je veux votre parole… mais n’allez pas vous imaginer que le fait d’habiter les confins de la France peut vous permettre une certaine latitude. Je sais toujours ce que je veux savoir et j’aurai un œil sur vous !

La voix, où subsistaient les traces de l’accent corse, martelait les paroles pour mieux les enfoncer dans le crâne de Tremaine. Celui-ci devinait que les jours à venir ne seraient pas faciles, mais il était prêt à tout pour sauver une Elisabeth dont il savait d’expérience qu’elle n’était pas facile à manier. Son regard fauve plongea dans celui de cet aigle naissant peu disposé apparemment à refréner son instinct de prédateur.