La main posée sur le dossier du siège, une femme au visage hermétique se tenait debout à son côté, un peu en retrait. Grande et de belles proportions, elle était de celles dont on ne peut dire si elles sont belles ou laides. Plutôt laide, peut-être, en dépit d’un regard sombre où passaient des brillances. Imposante en tout cas, évoquant même assez bien l’ange de la mort dressé au-dessus du vieil homme. Du moins, Guillaume la ressentit-il ainsi…

Cependant, la voix du vieux bailli se faisait entendre alors même que Tremaine était encore à l’entrée du salon.

— Ainsi, monsieur Tremaine, vous avez réussi à découvrir ma tanière ? Je vous en fait mon compliment : ce n’est pas si aisé. D’autant que vous ignoriez mon retour ?

— C’était plus facile que vous ne le pensez. Pour avoir de vos nouvelles, il m’a suffi de me rendre à Carrouges. J’y ai appris que vous aviez regagné votre demeure ancestrale. Avec un peu d’étonnement, d’ailleurs : d’où vient que vous n’ayez pas jugé bon d’en avertir vos amis des Treize Vents ? Mais peut-être ne sommes-nous plus amis ? J’aurais tendance à le croire dès l’instant où vous me donnez du « monsieur Tremaine ». Jadis, vous disiez Guillaume.

L’ombre d’un sourire vint éclairer le visage las, cependant qu’une des mains, nouées par les rhumatismes, se tendait vers une vieille chaise d’ébène :

— Les temps ont changé et moi aussi. Pourquoi serais-je allé faire parade de ma déchéance devant vous et les vôtres ? J’aurais souhaité que vous gardiez l’image d’autrefois, mais puisque vous voilà, prenez donc place ! Theodosia voudra bien nous apporter le mait’cidre de la bienvenue, ajouta-t-il en se tournant, avec une visible difficulté, vers la grande femme brune qui s’inclina sans un mot et sortit, suivie des yeux par Tremaine.

Celui-ci, cependant, ne posa pas de questions. Il s’assit ainsi qu’on l’y invitait.

— Je ne suis pas certain de pouvoir accepter votre bienvenue, monsieur le bailli. C’est une affaire grave qui m’amène et, en fait, je n’ai qu’une question à vous poser. Où est-il ?

— Qui donc ?

— Prétendez-vous m’obliger à donner un nom que vous avez déjà deviné ? dit Guillaume avec rudesse. Je parle de ce garçon pour qui l’on peut mourir, et que j’ai cependant accepté sous mon toit…

La réplique partit comme un coup de fouet, cinglante :

— Ne renversez pas les rôles ! C’est Lui qui a bien voulu honorer votre maison d’une présence dont vous et vos descendants pourrez vous glorifier. Il était alors, il est toujours le maître où qu’il aille !

Guillaume se leva si impétueusement que la lourde chaise s’abattit derrière lui.

— Pas à ce point-là ! s’écria-t-il, laissant libre cours à la fureur mêlée d’angoisse qui l’habitait depuis tant de jours. Pas au point de se prendre pour les sultans de Versailles et de ressusciter leurs mœurs ! Pas au point de…

— Plus bas, je vous prie ! ordonna le bailli. D’aussi dangereuses paroles ne doivent pas éveiller les échos. Même dans une solitude ! Surtout dans une solitude ! Elles peuvent porter loin. Que voulez-vous de moi ?

— Je vous l’ai dit : savoir où il est en ce moment.

L’entrée de Theodosia porteuse d’un plateau chargé d’un pichet embué et de gobelets d’étain interrompit le dialogue. Elle versa le liquide blond et mousseux, interrogea le bailli du regard puis s’éloigna de nouveau, lente et silencieuse comme une ombre. Guillaume ne put s’empêcher de remarquer :

— Une personnalité surprenante au cœur de nos forêts normandes ! Celle du jeune garçon qui m’a introduit l’est à peine moins. Mais je me montre indiscret : veuillez me pardonner…

— Du tout ! Aucun secret en l’occurrence. Marcos est le fils de Theodosia. Elle a sauvé le peu de vie qui me reste et comme à cette occasion elle a tout perdu, je lui ai proposé l’abri du seul toit qui me restât sur cette terre. Elle et l’enfant semblent se plaire ici en dépit de l’humidité… Mais revenons-en à votre question et permettez-moi de vous en poser une autre. Pourquoi supposez-vous que je puisse vous répondre ?

Tremaine reposa son gobelet vide. Le cidre, délicieusement frais et parfumé, chassait un peu son humeur noire :

— Cela coule de source, il me semble ! N’étiez-vous pas son guide, son protecteur, son indispensable mentor ? Si quelqu’un peut me donner une piste, c’est vous.

Monsieur de Saint-Sauveur eut un haut-le-corps, cependant qu’un éclair de colère traversait son regard gris.

— Une piste ? Quel mot pour un prince ! Qu’est-il devenu pour vous ? Un vulgaire gibier ?

— Simplement un voleur ! Un « vulgaire » voleur ! Et tant pis si je vous choque. Il a pris ma fille, comprenez-vous ? Ma fille, enlevée sur une plage ! Celle-là même où vous avez embarqué avec lui. Voilà sa façon de reconnaître l’hospitalité reçue, les dangers courus et le sang versé.

L’armure glacée dont le bailli s’enveloppait depuis l’arrivée de Tremaine parut fondre soudain sous l’effet d’une réelle surprise.

— Votre fille ? Vous voulez dire Elisabeth ?

— Je n’en ai jamais eu d’autre. Elle séjournait alors chez Mme de Varanville et faisait chaque matin une promenade à cheval. Un jour sa monture est rentrée sans elle mais avec ceci.

D’un petit portefeuille Guillaume tira le dernier billet d’Elisabeth et l’épingle à la fleur de lys qui l’avait fixé au tapis de selle. Il tendit les deux objets au vieil homme qui parcourut des yeux le billet mais garda un moment entre ses doigts le mince bijou d’or. Finalement, il soupira :

— Que puis-je vous dire ? Si vous avez vu Alexis Le Veneur, il a dû vous apprendre que, depuis bientôt cinq ans, je vis ici, loin de tout et de tous. Comment saurais-je où se trouve mon roi ?

— Vous lui étiez tellement attaché ! D’où vient que vous l’ayez quitté… si vous l’avez quitté ? Après tout, il était en Normandie ces temps derniers et vous y êtes aussi ! Vous êtes certain de ne pas le cacher quelque part dans cette grande bâtisse ?

— Le cacher ? De qui, de quoi ? Oubliez-vous qu’on le dit mort au Temple en 1795 ? Personne ne le cherche. Quant à moi, je mourrais de honte si je devais l’abriter en si misérable demeure. Cherchez-le ailleurs, Monsieur Tremaine ! Il n’est pas ici. Dois-je engager ma foi de gentilhomme ? ajouta-t-il avec une hauteur qui gêna son visiteur.

— C’est inutile, et je vous fais excuse, mais essayez de me comprendre : depuis que ma fille a disparu je vis l’enfer. Elle n’a que seize ans et la voilà engagée dans une aventure dont elle ne mesure certainement pas la gravité. Je ne me suis pas assez méfié des sentiments qui couvent en elle depuis que votre protégé est venu aux Treize Vents. Elle l’a aimé tout de suite, d’une de ces amours d’enfant dont je sais d’expérience qu’elles peuvent marquer une vie. Elle n’a jamais pu l’oublier.

— Lui non plus. Je sais qu’il n’a pas cessé de penser à elle jusqu’au jour de notre séparation. S’il est revenu en Cotentin, ce ne pouvait être que pour elle.

— Pourquoi pas pour rassembler des partisans ? Ne portait-il pas le titre de duc de Normandie ? dit Guillaume avec amertume. Il a pu faire d’une pierre deux coups.

— Songez qu’il n’a que dix-huit ans, mon ami. À cet âge-là, on ne raisonne pas son cœur. Vous avez entrepris des recherches, j’imagine ?

— Bien entendu. J’ai fouillé la plage où ils se sont retrouvés, la côte en interrogeant pêcheurs et paysans. L’un d’eux seul a pu apercevoir un cotre qui approchait la grève dont Elisabeth faisait depuis quelques jours le but de sa promenade, mais il n’a vu qu’une coque noire et une voile blanche. Ensuite le bateau est reparti. Vers Cherbourg, semblait-il, et j’ai interrogé la ville et le port. Sans résultats ! La mer ne garde pas la trace des navires… Alors j’ai pensé que, peut-être, vous étiez toujours avec lui et j’ai voulu savoir si, par ici, l’on avait de vos nouvelles…

— Vous n’imaginez tout de même pas que si j’avais été à son côté j’aurais admis qu’il emmène Elisabeth ? Je conserve une tendresse pour vos enfants, Guillaume : celle du grand-père que j’aurais pu être… Croyez-en ma parole : lorsque je suis revenu à Montrouvres, il y avait plus d’un an que j’avais dû me séparer de lui à Malte.

— À Malte ?

Un coup de tonnerre particulièrement violent lui coupa la parole, presque immédiatement suivi de la zébrure aveuglante d’un éclair qui, un instant, illumina l’étang. L’orage n’en finissait pas, apparemment, de tourner autour du Signal d’Écouves. À cet instant, Theodosia reparut, portant un flambeau allumé. L’obscurité envahissait la vaste pièce et cependant les deux hommes ne s’en étaient même pas aperçus…

La femme prononça quelques mots dans une langue inconnue de Tremaine et pour la première fois le bailli eut un léger sourire.

— Théodosia me dit que, selon Morel, ce mauvais temps va durer. Et si elle a employé sa langue natale – le grec –, c’est pour me demander si j’ai l’intention de vous abriter cette nuit. Ce qui va de soi, si toutefois vous ne craignez pas une hospitalité quasi misérable. Ce que je vous conseille… au moins pour votre cheval. Si j’ai bien vu, Sahib déteste toujours autant l’orage ?…

— Vous l’avez reconnu et vous vous souvenez de son nom ? fit Guillaume, soudain ému.

— Je n’ai rien oublié des Treize Vents ni de ce que je leur dois d’heures chaleureuses. Soyez certain, Tremaine, que si je peux quelque chose pour que vous retrouviez Elisabeth je le ferai sans hésiter. À présent, Theodosia va vous montrer votre chambre. Nous nous reverrons dans une heure pour souper…

Avec l’impression que son hôte souhaitait tout à coup qu’il s’éloigne un moment, Guillaume suivit la femme en noir jusqu’à un vieil escalier de pierre qui, par une courte galerie dont les murs lépreux gardaient la trace de tableaux et de meubles disparus, le mena jusqu’à une pièce d’angle dont elle ouvrit la porte avec un air royal comme s’il s’agissait de l’appartement d’honneur d’un palais. En même temps, elle élevait le bougeoir dont elle avait guidé leur marche, étendant le cercle de lumière sur un antique parquet en point de Hongrie auquel on s’était efforcé de rendre quelque lustre sans parvenir à cacher des manques regrettables.

— C’est là ma chambre ? demanda Tremaine dans le seul but d’apprendre si Theodosia parlait seulement le grec.

Il fut tout de suite renseigné.

— La chambre rouge, oui… la plus belle ! Mon fils apportera de l’eau.

Comparativement au reste du château, cette pièce conservait un reflet de faste. Un lit de chêne à colonnes torses dont la couverture était de vieux damas d’un pourpre terni comme les tentures à festons, une table à pieds chantournés, deux chaises, une armoire dont les panneaux gardaient des traces d’enluminure, enfin une grande cheminée de pierre datant de la construction du château et à qui, en hiver, le feu pouvait donner une certaine richesse, tandis que dans le vide de l’été, les chenets noircis et les cendres oubliées donnaient un aspect des plus tristes, tel était le décor qui allait abriter la nuit de Guillaume. Il y avait aussi un paravent de damas effrangé masquant des ustensiles de toilette. Theodosia préleva un pot en annonçant qu’elle allait le remplir.

Resté seul, en attendant de pouvoir se rafraîchir, Tremaine s’approcha d’une des deux fenêtres à petits carreaux dont plusieurs étaient remplacés par du papier huilé et dont les rescapés n’avaient pas été lavés depuis longtemps. La crémone de la première fenêtre résista si vaillamment à sa poigne vigoureuse qu’il n’osa pas trop insister par crainte de voir l’ensemble s’écrouler. L’autre, par contre, se montra beaucoup plus complaisante et il put respirer l’air rafraîchi et l’odeur de la forêt mouillée.

Les nuages noirs encombraient le ciel en si grand nombre qu’il faisait presque nuit bien que l’heure ne fût pas tardive. La pluie tombait toujours et, de temps en temps, un éclair déchirait l’air enveloppant la porterie d’une lumière livide. À la faveur d’un de ces éclats, il vit Marcos courir vers l’antique bâtiment et en ressortir aussitôt en compagnie de Morel avec lequel il revint tout aussi vite. Le visiteur pensa que le bailli mandait son intendant et se désintéressa de la question. D’ailleurs, quelques instants plus tard, le jeune Grec faisait son entrée, portant avec précaution la cruche de faïence pleine d’eau.

Sa toilette achevée, Guillaume regarda sa montre, et, ne sachant plus que faire, s’étendit sur le lit pour y attendre l’heure de rejoindre son hôte. La couche était dure comme du bois et aussi peu confortable que possible, mais la position allongée fit du bien au voyageur. Cette sacrée humidité ne valait décidément rien à sa jambe abîmée !…