— Vous comprenez, conclut-il, que je suis mal placé pour articuler des exigences et elle ne veut aller chez aucun de nos amis. Il m’est bien venu l’idée d’une solution, mais il me faut de la patience pour la réaliser. Or, Elisabeth désire se rendre chez des amis à elle.

— Qui se trouvent où ?

— Je vous le dirai plus tard. Selon ce que vous répondrez…

— C’est assez juste, mais devez-vous vraiment souscrire à toutes ses exigences ? Après tout, si vous avez commis une faute – assez excusable chez un homme –, elle en a commis une beaucoup plus grave. Et elle n’a que seize ans…

— Je sais, mais je ne me reconnais plus le droit de lui refuser son destin.

Il prit un temps comme le nageur qui va plonger et retient son souffle. Tout allait se jouer dans un instant. Il ne restait plus qu’à prier Dieu de le frapper de mutisme au cas où il serait en train de commettre une énorme sottise.

— Je ne le sais que depuis peu, mais le mal n’en est pas moins irréparable : Elisabeth et… le fugitif se sont mariés.

— Ah !

Que craignait-il au juste ? Une explosion de colère ? Des reproches ou toute autre réaction née d’une grande déception ? Il n’entendit qu’un profond soupir, puis :

— Je ne pense pas que vous ayez donné votre consentement ?

— Ne vous ai-je pas dit que je viens de l’apprendre ? Est-ce que cela change quelque chose ?

— Au point de vue de la validité du mariage, sans aucun doute. Surtout s’il s’agit d’une simple bénédiction religieuse. Dans quelques mois vous aurez doublement la loi pour vous. On parle beaucoup de ce Code civil auquel le Premier Consul est très attaché, mais je suppose qu’en me posant votre dernière question vous ne faisiez pas allusion au côté légal de ce mariage. Vous voulez savoir si cela ne change rien pour moi ?

— En effet. J’ai cru m’apercevoir… que ma fille ne vous est pas totalement indifférente.

— Vous êtes franc, je le serai aussi. C’est vrai, je l’aime et ce sont de ces choses qui vous arrivent sans prévenir ; mais qu’elle soit mariée ou non ne change rien à mes sentiments. J’ai, au contraire, plus grande envie que jamais de la protéger, puisque apparemment elle vous en refuse le droit, mais…

— C’est ce que je voulais vous demander ! exhala Tremaine, tandis que sa poitrine se dégonflait. Dieu soit loué, vous m’avez compris !

— Vous ne m’avez pas laissé finir. J’allais dire : mais cette protection ne saurait s’étendre à son époux que je considère toujours comme un ennemi de l’ordre et de la paix en ce pays. Si je peux mettre la main dessus…

— Faites attention ! Elle vous haïrait et je crois qu’elle sait très bien haïr.

— Je n’en doute pas, mais je ferai mon devoir. Tout ce que je peux vous promettre, c’est de tout essayer pour ne pas opérer moi-même.

— Il y a aussi ceux qui vont la recevoir. S’ils étaient arrêtés, elle serait immanquablement compromise. Je n’ai guère confiance en eux, sans les connaître. Elisabeth pourrait être dénoncée.

— Entre subtiliser un suspect et procéder à une rafle, il y a une grande marge. Les ordres du Grand Juge Régnier sont formels : il faut s’emparer du prince presque en secret, en évitant surtout un scandale qui ferait refleurir une légende particulièrement dangereuse. J’ajoute qu’en aucun cas, il ne doit être porté atteinte à sa personne sous peine de graves sanctions. L’arrêter oui, le tuer, non ! Bonaparte a toujours déploré que l’on ait fait tomber les têtes du roi et de la reine : il ne veut pas de ce sang-là sur les mains… Vous savez tout, à présent. Toujours prêt à me faire confiance ?

— Je crois que oui. C’est à Bayeux qu’Elisabeth veut se rendre. Je ne sais pas au juste chez qui et vous comprenez bien qu’il n’est pas question de l’y conduire moi-même.

Dans l’ombre des branches, Guillaume vit briller les yeux sombres et les dents blanches du fils de la danseuse.

— D’autant qu’elle n’ignore pas ma profession. Je suis certain que vous le lui avez dit… Elle a été envers moi d’une amabilité un brin suspecte.

— Ne vous mésestimez pas ! Elle vous trouve très sympathique. Il y aurait même quelque ressemblance entre vous et moi…

— C’est toujours agréable à entendre. À présent, mettons-nous d’accord ! Le mieux, pour la vraisemblance, est qu’elle prenne la fuite à un moment ou à un autre de la route. Je suggère… un relais après Bayeux, assez proche de la mer pour que l’on puisse supposer un embarquement.

— Isigny, sur les Veys. C’est l’estuaire de la Vire et de l’Aure. De là on gagne facilement les îles Saint-Marcouf désertes depuis le départ des Anglais.

— À merveille ! Je m’arrangerai pour que nous passions la nuit à ce relais. Jusque-là vous lui aurez conseillé d’agir de la sorte. À moins que vous ne craigniez pour elle une chevauchée de… ?

— Vous plaisantez ? Elle est pratiquement née dans une écurie et monte comme un hussard. Sept à huit lieues ne sont pas pour lui faire peur.

— De mieux en mieux. En ce qui nous concerne, nous nous séparerons après son départ. Vous rentrerez chez vous où je vous ferai tenir des nouvelles dès que ce sera possible. Moi, je suivrai… notre jeune reine sous un déguisement quelconque. Cela vous convient-il ?

— Tout à fait. Je la ferai partir à l’aube. La nuit est trop dangereuse.

— De toute façon, je ne serai pas loin derrière…

Tout était dit. Guillaume se leva, vida sa pipe en la tapant contre le talon de sa botte, la fourra dans sa poche puis se retournant, tendit la main à Victor.

— Vous allez avoir en garde ce que j’ai de plus précieux au monde. Sachez-le ! S’il devait lui arriver malheur…

Le jeune homme serra sans hésiter la grande main offerte.

— Vous me tueriez ! Je le sais. Mais soyez tranquille : tant que je vivrai elle sera protégée. D’elle-même s’il le faut.

Dans la matinée du lendemain, on repartit. Par Mantes, Pacy, Évreux, La Commanderie, Lisieux et Croissanville on atteignit en moins de deux jours la ville de Caen où l’on prit logis au Lion d’Or. Le voyage se poursuivait agréablement, les relations entre Elisabeth et Victor ayant pris une tournure presque amicale. Durant les repas, ils causaient volontiers ensemble et il arrivait qu’aux relais, la jeune fille descendît de voiture pour bavarder un instant avec le cocher occasionnel.

— C’est vraiment dommage qu’il soit dans la police ! confia-t-elle à son père. Ce serait tellement agréable d’en faire un véritable ami !

— On peut être policier sans être obligatoirement une brute. Je peux dès à présent t’assurer que Guimard est un véritable ami. Tu peux compter sur lui.

— J’en doute un peu. Comment va-t-il réagir lorsque je vous aurai faussé compagnie ?

— Ça, c’est mon affaire ! Je le connais suffisamment maintenant pour savoir comment m’y prendre, mais toi, songe à tenir ta promesse !

— Je suis votre fille et je suis aussi sa femme. Là où il m’a placée, une promesse doit être sacrée…

Il y avait tant d’orgueil dans ces derniers mots que Guillaume sentit son cœur se serrer. Cette enfant imaginait-elle seulement qu’il pouvait lui arriver un jour d’être elle-même sacrée ? Peut-être ! Il y a tant de démesure dans les rêves de la jeunesse ! Une chose était certaine pour lui : sa petite fille ne trouverait pas le bonheur dans ce mariage avec une ombre.

Il y pensait encore à l’aube du surlendemain en donnant la clef des champs à Elisabeth après avoir grassement payé l’achat discret d’un des chevaux de poste. Ce fut ce qui le retint de la garder de force, au dernier moment. Sous peine de se faire détester, il fallait la laisser se croire absolument libre d’aller vers son rêve et puis s’en remettre à l’habileté de Victor plus encore qu’à la grâce de Dieu.




1- Voir tome II : Le Réfugié.

2- Voir tome III, l’Intrus.

Deuxième partie

La « duchesse »

Chapitre VI

Un petit souper

Les chevaux rentraient. La nouvelle écurie des Treize Vents était achevée. Planté sur le clocheton ressuscité, un gros bouquet d’avoine, d’herbes folles, de marguerites tardives et de bruyère s’échevelait contre les nuages irisés. Lavées par la grande pluie flagellante du vent d’ouest qui avait soufflé toute la nuit, les ardoises neuves brillaient presque autant que les cuivres polis comme glace.

Crinières et queues tressées de rubans verts, parée comme pour une fête, la cavalerie Tremaine revenait de son exil à Varanville pour prendre possession de son logis tout neuf. Douze chevaux, juments et poulains, sans compter les trois qu’après le grand incendie de l’hiver1 il avait été possible de garder dans la partie encore intacte. Ils étaient là eux aussi pour accueillir les revenants et aussi bien accommodés qu’eux, dressés devant l’arche donnant accès à la cour intérieure. Trois hommes les montaient, composant un fier comité d’accueil : Guillaume lui-même, en selle sur son magnifique Sahib puis, à trois pas derrière lui, formant triangle, Arthur montant Selim et enfin Prosper Daguet, le maître cocher raide comme une statue équestre sur Trajan, peut-être le plus âgé mais sûrement l’un des plus solides, et même l’un des plus beaux chevaux de l’élevage.

Encadrées de leurs palefreniers, les belles bêtes avançaient deux par deux sous la conduite d’Antoine, le cocher de Mme de Varanville qui avait tenu à honneur de ramener lui-même ses pensionnaires, augmentés d’une unité car, s’ils revenaient douze, ils étaient partis onze : en juillet Belle Dame, une fine alezane dorée, avait donné le jour à Damoiseau, un petit déluré qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, mais faisait déjà preuve d’un caractère nettement tourné vers l’indépendance.

Arrivé devant Guillaume, Antoine salua de la toque tendue à bout du bras largement écarté du corps à la mode ancienne, imité aussitôt par ceux qui le suivaient. Le maître des Treize Vents et son fils répondirent de même, libérant ainsi dans le vent leurs tignasses rousses. Leur ressemblance s’accentuait à mesure que passait le temps, au point de serrer le cœur de Potentin, le vieux majordome qui avait connu Guillaume adolescent, tant le petit s’identifiait à présent au grand. À la seule différence des yeux : Arthur possédait les prunelles d’eau claire de sa mère et non le regard fauve de son père.

— Pied à terre ! ordonna Antoine sans se retourner.

Puis, avec un sourire, il déclara :

— Voilà vot’ monde revenu, m’sieur Tremaine, et en bon état ! Avec les compliments de Mme la baronne !

— Merci, Antoine. Merci de vos soins autant que des compliments de votre maîtresse. Après le repas qui va nous réunir tous dans la sellerie, je vous remettrai une lettre pour elle. Voulez-vous ordonner vous-même que l’on rentre les chevaux ? Daguet brûle depuis l’aurore de les installer dans leurs nouveaux appartements.

— Vous avez fait du beau travail en six mois, m’sieur Tremaine ! On croirait jamais qu’y a eu l’feu ici.

— On a rebâti à l’identique. Aussi bien les écuries que l’intérieur de la maison. Tous ici, nous souhaitons oublier au plus vite la nuit abominable de cet hiver.

Seul avec Arthur, Guillaume resta en selle, tandis que défilaient les robes brillantes, les pelages variés allant du cap-de-more au gris pommelé des puissants percherons de trait. Du coin de l’œil, il observait le jeune garçon dont les narines frémissaient, cherchant l’odeur des bêtes jointe à celle des cuirs fins dont elles étaient harnachées. Arthur adorait les chevaux tout autant qu’Elisabeth, dont l’absence, à cette minute était plus cruelle que jamais pour son père. Elle eût été si heureuse de voir renaître les chères écuries !

Il y avait à présent dix matins qu’il l’avait vue disparaître dans une écharpe de brume accrochée à la corne d’un bois, et chaque jour il en souffrait un peu plus. D’autant qu’il avait fallu mentir aux deux garçons. À Adam, à Arthur, dans les yeux desquels il avait lu tant de déception parce qu’il revenait seul, il s’était contenté de dire que leur sœur s’était réfugiée auprès de Mme de Bougainville qu’elle avait suppliée de la faire entrer dans un couvent, mais qu’il avait réussi à la convaincre de renoncer à cette idée de cloître parisien et même à la ramener en Normandie, mais que, bien entendu, elle ne voulait à aucun prix revenir aux alentours des Treize Vents.

— Je l’ai laissée à Bayeux dans une maison de dames nobles. Elle m’a promis d’y rester, de ne pas chercher à s’en éloigner sans nous en avertir.

Il avait bien fallu que les garçons se contentent de ça. Ils étaient trop jeunes pour la vérité. Guillaume craignait en particulier le caractère ardent, passionné d’Arthur, tellement plus affirmé que celui de son frère dont il était cependant le cadet de quelques mois. On ne s’en serait jamais douté, d’ailleurs : poussant plus vite qu’un champignon, le fils de Marie-Douce dépassait celui d’Agnès d’une bonne demi-tête. Habitué à la vie au grand air, aux longues chevauchées, au bateau et à la natation, son long corps maigre et musclé l’approchait de quinze ou seize ans. En outre sa voix commençait à muer. Adam, toujours enfoui dans ses livres, ses herbiers, ses fouilles et ses études, Adam qui n’aimait pas monter à cheval et craignait la mer, Adam toujours aussi gourmand développait, avec un aimable caractère, des rondeurs moelleuses qui faisaient sourire son père tout en l’exapérant.