— À vingt ans, tu auras l’air d’un chanoine ! prédisait-il quand il trouvait son fils aplati sur le tapis de la bibliothèque, suçant un morceau de chocolat tout en dévorant l’Histoire naturelle de M. de Buffon.
Depuis son retour, d’ailleurs, et en dépit de leur déception, les deux garçons se montraient plus conciliants qu’avant son départ où leur arracher une parole relevait de l’exploit, où chacun de leurs regards était un reproche : le chagrin qu’ils avaient lu sur le visage fatigué de leur père leur semblait une punition suffisante. Et puis, l’état de Lorna n’était pas des meilleurs.
En ce début d’octobre, elle approchait de son terme, mais si sa taille s’était arrondie, sa mine était affreuse. En la revoyant, Guillaume en avait été impressionné au point d’éprouver du remords : il s’en voulait à présent d’avoir imposé à cette femme le poids de la faute commise à deux. Sa rancune et il aurait du mal à ne plus l’éprouver – venait de son exigence à se faire épouser. Sachant bien qu’il ne l’aimait pas, qu’il ne l’aimerait jamais puisque son cœur appartenait désormais à Rose de Varanville, il eût été si simple, l’enfant mis au monde, de le lui confier à lui, Guillaume et aux Treize Vents et de rentrer enfin chez elle, en Angleterre, afin d’y épouser son duc dont la patience paraissait inépuisable. Dans l’immédiat, comment éprouver autre chose que de la pitié devant ce visage mangé de cernes dont les yeux d’un vert doré brûlaient d’un feu fiévreux ? Pour la première fois depuis des mois, il lui avait parlé avec douceur, lui reprochant de prendre si peu de soin d’elle-même.
— On me dit que vous refusez de vous nourrir ? Ce n’est jamais raisonnable, mais ce l’est moins encore lorsqu’on attend un enfant.
— Je ne refuse pas de me nourrir, mais seulement de manger la cuisine de votre Clémence. Elle me déteste et ne souhaite que me voir disparaître.
— C’est ridicule ! Que Mme Bellec ne vous aime pas, c’est assez facile à comprendre : elle aime Elisabeth comme si elle était sa propre fille. Il est un peu normal qu’elle vous en veuille puisque vous êtes cause de son départ, mais c’est une vraie chrétienne, une femme de trop grande conscience pour se laisser aller aux infâmes manœuvres des empoisonneurs. Si elle voulait votre mort, elle vous tirerait un coup de pistolet ou bien vous frapperait d’un couteau mais elle vous regarderait en face. Que mangez-vous au juste dans ces conditions ?
— Kitty s’en charge. Elle me donne du pain, du lait, des fruits, du miel, du fromage. Parfois, elle me prépare un petit plat mais sans jamais le quitter des yeux.
— Ce n’est pas ainsi que vous vous ferez aimer de Clémence, ni d’ailleurs du reste de la maison. Oserai-je vous rappeler que vous désirez en devenir la maîtresse ?
— Je le serai lorsque vous m’aurez épousée. Ce qui ne saurait tarder, à présent.
— Croyez-vous vraiment que ce serait une bonne chose ?
— C’est la seule possible ! s’écria-t-elle tout à coup. Vous m’avez fait un enfant, vous devez en assumer les conséquences.
Elle s’agitait, devenait nerveuse. Guillaume se contraignit à refréner la colère qui lui venait.
— Je n’ai jamais dit le contraire. Cependant, avant que nous n’en venions là et surtout dans le climat que vous êtes en train de créer, je dois vous mettre en garde : tous ceux qui me servent resteront à mon service, vous m’entendez bien ?
— Une maîtresse de maison a tous les droits.
— Pas chez moi. Si vous devenez ma femme, vous me devrez obéissance et, croyez-moi, ce ne sera pas un vain mot. Je suis le maître ici. Vous devrez vous soumettre. À moins que vous n’acceptiez enfin la solution que je vous propose : vous me laissez l’enfant et vous regagnez l’Angleterre.
— Je n’ai pas envie de risquer ma vie au milieu d’une guerre. Et je veux être votre épouse.
— Bien. Alors, nous allons commencer l’apprentissage : vous prendrez désormais vos repas avec le reste de la famille et vous mangerez ce que l’on vous servira.
Elle n’hésita qu’un instant, et même il crut voir l’ombre d’un sourire passer sur ses lèvres.
— À condition que vous soyez là, je veux bien !
— Parfait. Autre chose encore ! Avez-vous enfin consulté un médecin ? Non, n’est-ce pas ? Là non plus, vous n’avez pas confiance ?
— Vous l’avez dit ! De toute façon, je n’en ai pas besoin !
— Ce n’est pas mon avis. Votre santé est mauvaise : c’est inscrit en toutes lettres sur votre visage et, si vous me permettez cette remarque un peu intime pour une Anglaise, votre ventre n’est pas aussi gros qu’il le devrait. Je vais appeler Annebrun.
— Je ne veux pas le voir. Il est trop votre ami. Peut-être ne mettrai-je pas au monde un mastodonte, mais je ne veux que Kitty auprès de moi. Elle saura très bien m’assister !
— Nous n’en sortirons jamais ! soupira Guillaume que cet entêtement absurde exaspérait. Faites à votre guise, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit : l’enfant sera viable ou je ne vous épouse pas !
Le soir-même Lorna, coiffée, maquillée, parée d’une robe de velours noir qui lui seyait particulièrement prenait place à table et mangeait ce qu’on lui servait non sans exiger cependant, à chaque plat, de troquer son assiette contre celle de l’un des garçons ou celle de Guillaume lui-même ou celle de Jeremiah Brent, le précepteur anglais d’Adam et d’Arthur, qui vouait à la jeune femme une admiration passionnée datant déjà de plusieurs années.
Bien qu’il jugeât cette pratique scandaleuse parce qu’elle blessait ses vieux serviteurs, Guillaume se contraignit à lui passer ce caprice de malade. Seul Arthur protesta.
— C’est ridicule ! dit-il à sa demi-sœur. Vous avez créé une situation impossible et vous en rendez tout le monde responsable. Changez avec qui vous voudrez : moi, je refuse !
— Fort bien. Monsieur Brent, voulez-vous changer avec moi ? Ou alors je ne touche pas à ce plat.
Il en fut ainsi durant ces quelques jours. Les rares fois où Guillaume prit un repas dehors, Lorna demeura dans sa chambre, servie par la fidèle Kitty. Que d’ailleurs cet état de choses mettait au supplice, en dépit de la bonne volonté déployée par Mme Bellec.
Celle-ci possédait en effet assez d’intelligence pour ne pas tenir rigueur à la servante de ce qu’elle appelait les « billevesées » de Miss Tremayne. Tout au contraire, elle accordait même à présent une espèce d’amitié à cette Anglaise d’un peu plus de trente ans, douce et triste, dont l’existence, depuis l’âge de dix-sept ans, n’était qu’une longue fidélité. Kitty avait servi la mère d’Arthur jusqu’à sa mort. Dans la maison des bords de l’Olonde, aux Hauvenières, elle avait reçu le jeune Arthur à sa naissance, et, ensuite, avait vécu avec Marie-Douce et son bébé une longue et difficile période. Jusqu’à ce que, croyant Guillaume mort, Marie consente à épouser sir Christopher Doyle.
La fin de sa chère maîtresse l’ayant laissée désemparée, elle avait accueilli volontiers la proposition de Lorna lui demandant de se consacrer à son service mais, surtout, elle avait éprouvé une vraie joie quand miss Tremayne s’était décidée à partir pour le continent afin d’y rejoindre Arthur. « Pour voir, disait-elle, s’il est bien traité. » La découverte des plans de la jeune femme en venant s’installer aux Treize Vents entretenait chez elle, depuis ce moment, une profonde désolation jointe à une vague terreur. Que Lorna eût décidé de devenir la maîtresse puis l’épouse de son oncle, qui était en outre l’ancien amant de sa mère, semblait relever pour ce cœur simple des plus infernales pratiques, mais, captive de l’espèce de magnétisme dégagé par miss Tremayne, elle se contentait de prier et, parfois aussi, d’essayer de la raisonner. Sachant parfaitement que cela ne servirait à rien.
De tout cela, Clémence Bellec savait une partie et devinait le reste. Si elle exécrait de tout son cœur Lorna, elle n’en faisait pas moins de son mieux pour faciliter la tâche de la pauvre exilée contrainte de subir ses caprices.
Le jour du retour des chevaux, cependant, la cuisinière des Treize Vents était d’humeur beaucoup moins égale qu’à l’accoutumée : elle ne cessait de tempêter. Non parce que Guillaume lui avait commandé de servir à lui-même, ses fils et les gens d’écurie de Varanville un véritable festin : elle n’aimait rien tant que composer un beau menu lui permettant de faire étalage de son réel talent. Pas davantage à cause de la présence dans sa cuisine de Kitty venue préparer un plateau pour sa maîtresse. Ce qui motivait son mécontentement, c’était le souper qu’il lui fallait préparer pour le soir même. Un souper pour deux personnes seulement, qui devrait être servi dans la bibliothèque. Une « fantaisie » de la future mère, à laquelle Guillaume avait eu le grand tort d’acquiescer.
— Elle m’a demandé cela comme une faveur, expliqua Tremaine à Clémence. Elle dit qu’elle sent la naissance prochaine, que l’épreuve sera dure et qu’elle se trouve si lasse qu’elle n’est pas certaine d’en sortir vivante. De toute façon, elle ne quittera plus sa chambre ensuite.
Que répondre à cela ? Même si Mme Bellec pensait qu’en desserrant sa garde si peu que ce soit Guillaume se comportait comme un imbécile, elle n’avait aucun moyen de refuser. Les garçons et M. Brent mangeraient de la potée dans la cuisine, tandis que Valentin, l’un des valets, servirait aux soupeurs huîtres de Saint-Vaast, œufs brouillés aux truffes, perdreaux en chartreuse et quelques autres délicatesses arrosées de vins que Potentin, le grand maître de la cave, s’était formellement refusé à choisir, usant en cela du privilège d’ancien mentor qui lui permettait de dire non à un maître qu’il avait connu adolescent.
— Choisissez vous-même, monsieur Guillaume ! Au moins la belle dame sera certaine que je n’essaierai pas de l’empoisonner. Et puis, je sens ma goutte qui revient.
Ces accès de goutte qui s’emparaient parfois d’un homme aimant un peu trop les grands crus, Guillaume commençait à les trouver bien fréquents et même s’il soupçonnait qu’ils servaient d’alibi à ce vieux compagnon, il se gardait bien de les lui reprocher. Il avait le droit, lui aussi, de considérer Lorna comme une sorte de fléau…
Quand Mme Bellec était dans cet état-là, Kitty essayait de se faire aussi petite que possible ; ce qui n’était d’ailleurs pas une bonne idée.
— Cessez donc de vous comporter comme si vous étiez une souris ! aboya le cordon bleu maison. Je sais bien qu’il vous faut la nourrir, cette catastrophe. Que voulez-vous ?
— Une omelette, peut-être avec de la salade. Ce sera suffisant pour ce matin.
— Alors là, il faut que vous attendiez un peu. J’ai envoyé Béline à la ferme me chercher des œufs : il ne m’en reste plus qu’un.
— Dans ce cas, je reviendrai tout à l’heure.
Avec un rien de soulagement, la camériste battit en retraite, quittant sans trop de regrets la cuisine embaumée de divines odeurs pour plonger dans les « ténèbres » extérieures où il faisait moins chaud mais plus calme. Et remonta chez sa maîtresse.
Lorsqu’elle entra dans sa chambre, celle-ci sortait de la petite pièce où l’on rangeait ses robes et paraissait au moins aussi agitée que Clémence. Lorna parut désagréablement surprise de voir Kitty.
— Tu remontes déjà ? Et mon repas ?
— J’irai le chercher un peu plus tard. Clémence attend qu’on lui rapporte des œufs. Avez-vous décidé de ce que vous mettrez ce soir, miss Lorna ? se hâta-t-elle de demander pour faire dévier la conversation sur un sujet qui plaisait toujours à la jeune femme.
— Pas encore ! J’hésite… Peut-être ma robe de satin nacré : elle dissimule bien ma taille et me donne de l’éclat. Je veux être très belle ce soir.
— Vous l’êtes toujours. Même avec votre mine de papier mâché.
Avec une moue, Lorna considéra son image dans le grand miroir de sa table à coiffer.
— Tu crois ? Ce soir, je veux être irrésistible ! Je veux qu’il redevienne l’amant qu’il a été aux Hauvenières. Tu ne peux pas savoir ce qu’a été cette nuit-là !
— Dans votre état ? Ce serait de la folie ! Vous pourriez porter tort à l’enfant. D’ailleurs, je suis bien tranquille : monsieur Guillaume est trop sage pour vous suivre sur ce terrain-là, seriez-vous Vénus en personne. Quand l’enfant sera né…
— Je n’attendrai pas jusque-là. Voilà des semaines et des semaines qu’il me fuit. Ce soir, je le reprendrai. Il le faut. Au cas justement où la naissance serait… décevante !
Debout devant la coiffeuse, elle tournait alors le dos à Kitty, mais, dans le miroir, celle-ci vit bien ce qu’elle tenait entre ses doigts fébriles : un petit flacon enveloppé d’un treillage d’argent. Une mince fiole que Kitty connaissait bien pour l’avoir découverte, un soir d’hiver, dans le grand manteau de voyage de sa maîtresse.
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