Dérangée, elle l’avait remis aussitôt en place mais, le lendemain, profitant du sommeil de la jeune femme, elle était venue le rechercher pour mieux l’examiner. Quelque chose l’intriguait : c’était un très joli objet, timbré d’ailleurs aux armes du prince de Galles, trop précieux en tout cas pour être abandonné dans une poche, même intérieure et cachée, de manteau. Soigneuse jusqu’à la maniaquerie, Lorna aurait dû le ranger avec ses bijoux ou dans le nécessaire de voyage dont il n’aurait pas déparé les pièces d’ivoire et d’argent.

Poussant plus loin son investigation, Kitty déboucha le flacon, ne lui trouva aucune odeur sinon celle, à peine sensible, du laudanum. Une goutte du contenu déposée sur la soucoupe d’une tisanière se révéla parfaitement incolore. Et Kitty, alors, réfléchit.

Une idée lui vint. Si terrible qu’un frisson d’épouvante courut le long de son dos : si c’était un poison ? Les goûts bizarres du prince de Galles, son attirance pour tout ce qui était trouble, dangereux, ténébreux même, étaient bien connus. Si c’était lui qui avait fait cadeau de ce flacon, il ne contenait certainement pas de l’eau bénite. Le diable seul savait, alors, de quelle façon miss Tremayne espérait s’en servir : contre un ennemi quelconque ou – pourquoi pas ? – contre elle-même ? Dès lors, Kitty pensa qu’il était de son devoir d’intervenir : il ne serait pas dit qu’elle aurait laissé s’accomplir un crime quand elle pouvait s’y opposer ! Elle emporta la fiole dans sa chambre, vida un flacon contenant de l’eau de fleur d’oranger qu’elle remplaça par le liquide inconnu, puis remplit la petite bouteille d’eau pure à laquelle elle ajouta un soupçon de laudanum pour l’odeur. Après quoi elle remit tout en ordre, prenant bien soin de replacer l’ancien flacon d’eau de fleur d’oranger dans la boîte où il se trouvait habituellement avec le savon et les objets qu’elle utilisait chaque jour pour la toilette.

Durant des mois, la menue fiasque ne bougea pas. Tous les jours, Kitty s’assurait qu’elle était là et pas une seule fois elle ne la vit entre les mains de sa maîtresse. Or, ce soir où pour la première fois celle-ci souperait en tête à tête avec Guillaume, elle était allée la reprendre. Très certainement, elle comptait s’en servir et la servante remercia Dieu de la lui avoir fait découvrir. Mais, à présent, l’envie lui venait de savoir la nature exacte de son larcin.

Et pour cela une seule solution : le docteur Annebrun. Il était à moitié écossais comme elle. Même si miss Tremayne faisait preuve d’une outrageante défiance envers lui, Kitty savait que l’on pouvait se confier à cet excellent médecin doublé d’un homme d’honneur. Depuis que Lorna était enceinte, sa chambrière ne cessait de déplorer qu’il n’eût jamais été appelé en consultation. Si Lorna redoutait à présent l’échéance, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, mais, de toute façon, elle n’aurait alors aucun moyen d’empêcher Guillaume d’appeler son ami au chevet de la parturiente… Et Kitty eut soudain très envie de partager son secret avec lui. Mais comment faire ?

Plusieurs jours s’écouleraient sans doute avant qu’elle puisse aborder le médecin et, dans l’immédiat, il y avait plus urgent : Lorna, en proie à une espèce de frénésie, bouleversait tout dans sa chambre, réclamant un bain aux herbes, exigeant qu’on lui lave les cheveux pour composer ensuite la coiffure la plus seyante, ordonnant que l’on repasse son linge le plus fin, la robe qu’elle avait choisie, hésitant entre divers parfums, divers bijoux, ne sachant trop à quoi se résoudre. Kitty allait en avoir jusqu’au soir à s’occuper d’elle.

Se préparer pour une fête où elle entendait être la plus belle avait toujours été l’un des plus grands plaisirs de la belle miss Tremayne. Ce jour-là, elle y mit une sorte d’acharnement : il fallait en quelques heures réparer près de neuf mois de malaises, de fatigue et de laisser-aller. Il fallait qu’elle pût briller de cet éclat chaleureux et sensuel auquel peu d’hommes résistaient, auquel Guillaume avait cédé lui aussi. Elle y mit une volonté farouche. Et le plus étonnant fut qu’elle y réussit.

Lorsque Lisette, la première femme de chambre des Treize Vents, pénétra dans sa chambre pour annoncer que « monsieur Guillaume » attendait Mlle Tremayne dans la bibliothèque où le souper allait être servi, elle eut une exclamation de stupeur, mais retint à temps le signe de croix qui lui venait tout naturellement : la malade défiante et hargneuse à laquelle toute la maisonnée était accoutumée venait de faire place à une créature de lumière, rayonnant de cette beauté de naguère que l’on avait fini par oublier.

La masse rutilante de sa chevelure, coiffée en hauteur et retenue par des rubans de perles, dégageait la pureté de son long cou gracieux et la finesse des épaules, un peu amaigries sans doute mais toujours ravissantes. L’ample robe de satin banc à reflets bleutés, haut ceinturée sous les seins gonflés à demi découverts par l’audacieux décolleté, dérobait la rondeur du ventre mais, fendue sur le côté, dévoilait par instants une jambe digne de servir de modèle à un sculpteur. Des perles, encore des perles s’enroulaient autour des minces bras nus et pendaient en longues girandoles des oreilles délicates. Un maquillage léger estompait les cernes bleuâtres, allongeait le regard vert pailleté et faisait chanter les lèvres artistement dessinées et rougies.

Incapable d’articuler un seul mot, Lisette se contenta d’ouvrir largement la porte devant la jeune femme qui la franchit en maniant avec grâce un petit éventail de nacre et se dirigea vers l’escalier. Kitty et Lisette la regardèrent descendre lentement, accompagnée du froissement soyeux de sa robe.

— Incroyable ! murmura la seconde. Vous avez accompli un vrai miracle. On dirait qu’elle se rend à un bal de cour.

Ce fut aussi le sentiment de Guillaume quand il vit paraître Lorna. Elle était incontestablement superbe, et il pensa que n’importe quel homme eût été fier et heureux d’en faire sa compagne. Singulièrement, sans doute, ce duc de Lenster qui l’attendait depuis si longtemps ! Aussi traduisit-il son sentiment en cinq mots :

— Éblouissante ! Quelle duchesse vous feriez !

— Peut-être… seulement je n’ai plus du tout envie d’être duchesse. Je désire simplement devenir très bientôt madame Guillaume Tremaine.

Sans répondre, il la conduisit à la table dressée devant la cheminée, la fit asseoir, remplit deux flûtes de champagne, lui en offrit une et, levant l’autre avec une légère inclinaison du buste :

— À votre destin… quel qu’il soit !

— J’aurais préféré « à notre destin commun ! » mais à défaut je me serais contentée de « santé et bonheur ! » C’est l’usage, je crois, lorsque l’on porte un toast ?

— Mais je vous ai toujours souhaité l’une et l’autre.

— À condition que cela ne dépende pas de vous, n’est-ce pas ?

Il ne répondit pas.

Avec un mélange de colère et de chagrin, elle considéra la haute silhouette dressée en face d’elle, l’étroit visage énergique dont les traits semblaient sculptés dans un bois ancien, l’indéchiffrable regard fauve, cette étonnante physionomie enfin à laquelle la légère argenture des tempes n’enlevait aucune séduction. Bien au contraire ! Jusqu’à un âge avancé, cet homme garderait son pouvoir sur les femmes. Soudain, elle eut de lui une envie violente. Oh ! retrouver la folie des Hauvenières, les dures étreintes pimentant les caresses d’une douceur à mourir !… Cependant, elle se garda de manifester ce qu’elle éprouvait. Tout au contraire, elle offrit à Guillaume un rayonnant sourire.

— Si vous vous intéressez à ma santé, auriez-vous la grâce de remettre deux ou trois bûches dans ce feu ? J’ai voulu vous offrir une image agréable qui se serait mal accommodée d’un entassement de châles et de lainages. Or, je sens un peu de frais. Ce mois d’octobre semble choisir l’humidité.

— Octobre ou un autre mois, l’humidité est fréquente ici. Moins que chez vous tout de même, remarqua Guillaume en se levant pour exécuter ce qu’on lui demandait.

Ce faisant, il tourna le dos à la table pendant quelques instants. Très suffisants pour que Lorna, étendant le bras, pût faire tomber dans son verre deux ou trois gouttes du flacon qu’elle tenait caché dans sa ceinture. Elle eut d’ailleurs juste le temps de le remettre en place : Valentin faisait son entrée, portant un grand plat d’huîtres embaumant les algues et la marée fraîche.

Satisfaite, dès lors, elle s’attacha à faire de ce souper une réussite. Mettant résolument de côté tout sujet dangereux, elle fit preuve d’un bel appétit et d’un enjouement qui surprirent Tremaine. Ce repas l’inquiétait et il s’était cuirassé de méfiance, prêt à soutenir une guerre d’escarmouches. Or, il n’en fut rien. Lorna parla littérature et vie mondaine, établissant des comparaisons entre celle que l’on menait à Londres et celle qu’elle avait pu rencontrer à Paris, dont elle gardait d’ailleurs d’excellents souvenirs. Guillaume en profita pour lui transmettre les hommages de M. de Talleyrand.

— Mon ami Lecoulteux du Moley que je désirais consulter pour diverses affaires m’a conduit chez lui. C’est un homme remarquable.

— Mais terriblement dangereux ! fit Lorna en riant. Je crois qu’aucun homme au monde ne connaît les femmes aussi bien que lui.

— Pas toutes, ma chère, et cela à son grand regret. Je peux vous assurer qu’il garde de vous un souvenir… profond.

— Auriez-vous donc parlé de moi ?

— Pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas parents ? Et, si ma mémoire est bonne, c’est vous qui l’avez mentionné la première lorsque vous êtes arrivée ici. Je puis vous assurer en tout cas qu’il aimerait beaucoup vous revoir. Il a même insisté pour que je vous amène lors d’un prochain voyage.

— Voilà enfin une proposition séduisante. Aller à Paris avec vous ? Ce serait délicieux !

— Nous verrons cela plus tard.

Y avait-il une espérance dans cette courte phrase ? Lorna, en tout cas, l’interpréta ainsi. À mesure que le repas progressait, Guillaume semblait plus aimable. Elle retrouvait peu à peu le ton de leur dernier dîner en tête à tête, ce jour de tempête. Il lui semblait même qu’il la regardait avec plus de douceur. Était-ce la drogue ou bien était-il en train de succomber au charme qu’elle déployait de plus en plus ouvertement ? Entre ses paupières mi-closes filtrait un regard qu’elle sentait tour à tour sur ses épaules, sa gorge, ses lèvres. Elle en éprouvait une délicieuse chaleur qui avivait son teint, faisait briller ses yeux dans lesquels elle lui permettait de lire.

En fait, Guillaume l’étudiait avec l’attention d’un entomologiste devant un insecte rare. Tout en tenant sa partie dans la conversation, il examinait le joli visage en notant mentalement chacune de ses expressions afin d’essayer d’en demêler la vérité. En fait, il ne la connaissait pas vraiment sinon comme une espèce de catastrophe arrivée un soir de Noël pour perturber sa vie, en détruire la sérénité. Qu’elle fût la fille de Marie-Douce, son amour de toujours, n’y changeait rien. Qu’était-elle au juste ? Une aventurière sans scrupules, digne continuatrice des menées tortueuses de son père, le traître Richard Tremaine, devenu Tremayne pour avoir trop bien servi les Anglais ? Ou alors une pauvre fille victime de sa trop grande beauté dont le cœur ne s’émouvait guère que pour elle-même, pour l’assouvissement de ses caprices, dont très certainement lui-même faisait partie ? Il n’arrivait pas à croire qu’elle pût l’aimer sincèrement. Selon lui, elle n’était mue que par la soif de conquête, le besoin de s’approprier surtout ce que l’on avait tendance à lui refuser.

Lui aussi se souvenait du souper des Hauvenières, de l’orage et de l’émoi insensé qui s’était emparé de lui et l’avait jeté dans les bras de Lorna. Les heures qui avaient suivi étaient de celles que l’on n’oublie pas mais, curieusement, il éprouvait en les évoquant plus de honte et de gêne que de plaisir rétrospectif et si, par moments, Lorna pouvait voir s’adoucir le regard posé sur sa personne, elle était à cent lieues d’imaginer qu’à ces instants-là Guillaume évoquait avec nostalgie un autre visage, un visage à fossettes, des yeux couleur de mer au soleil, un tendre et merveilleux sourire : tout ce qui faisait le charme de Rose de Varanville désormais perdue pour lui. C’était elle qu’il imaginait assise en face de lui.

Vint un moment où la comédie qu’il jouait lui devint insupportable. Grâce à Dieu, Valentin avait servi le café. Guillaume vida sa tasse d’un seul coup, lui qui avait coutume de déguster lentement ce breuvage qu’il aimait, puis se leva :

— Il se fait tard, dit-il sans s’apercevoir qu’il coupait la parole à la jeune femme, et je dois me lever avant l’aurore pour descendre à Saint-Vaast. Vous voudrez bien m’excuser. Je vais vous reconduire chez vous.