— Déjà ? Il n’est pas si tard, il me semble ?
— Plus qu’il ne convient à une future mère, proche de son terme. En outre, je ne veux pas faire veiller mes serviteurs. Venez-vous ?
Avec des gestes pleins de douceur, il l’aidait à quitter son fauteuil, disposait sur les épaules nues l’écharpe de satin blanc qui complétait la toilette, offrait son bras. À nouveau Lorna se méprit : l’effet de la drogue devait commencer à se faire sentir et sans doute Guillaume souhaitait-il que le silence et l’obscurité s’emparent au plus vite de la maison afin de pouvoir la rejoindre dans sa chambre.
— Je crois que vous avez raison, soupira-t-elle en s’appuyant légèrement contre lui. Nous serons mieux là-haut.
Naturellement, la phrase parut sibylline à Guillaume, mais il préféra ne pas chercher à en approfondir le sens. Lentement, lui et sa compagne traversèrent les salons déserts, le grand vestibule, encore éclairés par quelques candélabres, atteignirent l’escalier aux larges et douces marches sans s’apercevoir qu’ils étaient observés : tapis dans l’ombre de la grande ellipse de pierre, Arthur et Adam les regardaient passer avec un égal mécontentement. Ce fut seulement quand le couple eut atteint le palier et se fut éloigné dans la galerie que les deux garçons quittèrent leur cachette.
— Je n’aime pas ça ! émit Arthur. Pas du tout, même ! Cette robe blanche, cette parure ! On dirait qu’ils viennent de célébrer leur repas de noces !
— J’ai bien peur que ce ne soit quelque chose comme ça dans l’esprit de Lorna. Tu as entendu : elle voulait souper seule avec père pour se donner du courage en vue de la naissance. On peut être sûr d’une chose, c’est que le mariage ne tardera guère. C’est pour ça qu’elle s’est habillée comme une fiancée.
— Tu pourrais bien avoir raison. On dirait que père a enterré la hache de guerre. Tu as vu comme ils ont l’air de bien s’entendre ? C’est tout juste si Lorna ne posait pas la tête sur son épaule.
Depuis qu’il le connaissait, Adam le paisible avait appris à apprécier sans les redouter vraiment les colères de son frère. Cette fois, il s’y mêlait une douleur et une rage qui l’inquiétèrent :
— Puisqu’il ne peut pas faire autrement que l’épouser, le mieux est peut-être qu’ils réussissent à vivre à peu près convenablement ?
— En oubliant Elisabeth ? Tu trouves ça normal, toi, qu’elle aille s’enfermer dans un couvent ? Réfléchis un peu ! Elisabeth chez les nonnes ? Elisabeth dans le silence, le froid, la prière, le renoncement, la pénitence ? Et en vertu de quoi ? Pour laisser la place libre à l’élégante putain qu’est ma sœur ? Moi je ne veux pas de ça ! Moi, je refuse !
Adam haussa ses épaules dodues en remontant ses sourcils jusqu’à ce qu’ils rejoignent presque ses boucles couleur d’acajou.
— Et ça t’avance à quoi ? Que ça nous plaise ou non – et je te jure qu’à moi ça ne me plaît pas du tout ! –, il faut bien qu’on l’accepte, ce bébé qui va venir ! On n’a vraiment pas le choix !
— Tu te résignes bien facilement ! Je crois, moi, qu’on peut toujours faire quelque chose. Qu’est-ce que tu dirais d’un enlèvement ?
— Un quoi ? souffla Adam, abasourdi.
— Tu as très bien compris, fit Arthur avec sévérité. Et ne me regarde pas de cet œil horrifié ! J’ai dit enlèvement, pas assassinat ! Tu as de l’argent, je crois ? Il doit bien te rester quelque chose de ces pièces d’or dont tu voulais te servir pour fuir à la Martinique, l’automne dernier2. J’en ai aussi un peu. Père se montre très généreux avec moi, parce qu’il veut m’habituer à en connaître la valeur. Alors, voilà ce que j’ai pensé : dès que l’enfant sera né, je l’emporte chez une bonne nourrice qu’on paiera suffisamment pour qu’elle se taise.
— Une nourrice, une nourrice ! Comme tu y vas ! Ça ne se trouve pas comme ça !
— Comme j’y pense déjà depuis un moment, je sais où aller et l’enfant ne sera pas bien loin, et on pourra veiller dessus. Cela fait, on attendra de voir ce qui se passera ici.
— Je peux te le dire, moi, ce qui se passera : un drame affreux ! Ta sœur jettera feux et flammes ; elle criera si fort que tout le pays l’entendra et, ce qui est plus grave, elle accusera père de s’être débarassé d’un gamin gênant.
— Naturellement ! fit Arthur avec une satisfaction qui scandalisa son frère.
— Tu as prévu ça aussi ? Mais c’est horrible !
— Pas du tout ! Comme père n’y sera pour rien, il ne tolérera pas d’être accusé. Les relations recommenceront à s’envenimer entre eux. Telle que je connais Lorna, elle ne le supportera pas longtemps. Elle partira en claquant les portes.
Adam fit la moue et hocha la tête d’un air pessimiste.
— Tu ne peux pas la connaître sous ce rapport. Les femmes, c’est comme les femelles des animaux : quand elles deviennent mères, ça les change. Je ne dis pas que ton idée ne soit pas bonne, mais j’ai vraiment peur qu’on déchaîne une catastrophe.
Arthur ne répondit pas tout de suite, gardant un silence mécontent mais réfléchi.
— Possible ! admit-il au bout d’un moment, mais si ça tournait trop mal, on aurait toujours la ressource de le faire réapparaître, ce sacré mioche. L’important, vois-tu, c’est d’empêcher le mariage pour qu’Elisabeth puisse revenir.
Sa voix changea d’un seul coup. Elle ne fut plus celle d’un adolescent mais d’un homme plein de douleur :
— Si je savais qu’elle ne reviendra plus jamais ici, je m’en irais, moi aussi. Vivre dans cette maison sans elle, je ne pourrai jamais m’y résoudre !
— C’est pourtant bien ce que tu fais depuis plusieurs mois, remarqua Adam, logique. Et puis, de toute façon, il a toujours été convenu qu’elle épouserait Alexandre de Varanville. Évidemment, ce n’est pas bien loin, Varanville…
— Cette idée-là ne m’a jamais beaucoup tourmenté, fit Arthur avec un petit rire méprisant. Elle n’épousera jamais ce bellâtre.
— Comment peux-tu savoir ça ?
— Je le sais, voilà tout !… Peut-être parce que je ne le veux pas. Il n’est pas digne d’elle. Même un roi, d’ailleurs, ne serait pas digne d’elle ! conclut-il avec un soupir.
Lorsqu’il l’eut ramenée à la porte de sa chambre, Guillaume s’inclina devant Lorna en lui souhaitant une bonne nuit, brusquant un peu leur séparation parce qu’il craignait qu’elle ne lui proposât d’entrer. Il n’en fut rien : elle se contenta de se hausser légèrement sur ses escarpins de satin blanc pour poser sur ses lèvres un baiser léger, trop rapide pour qu’il pût s’en défendre, mais assez savant pour faire couler un petit frisson le long de son dos. Cependant, elle ne le retint pas davantage et rentra chez elle.
Là, tandis que Kitty la déshabillait, elle lui donna quelques instructions précises :
— Lorsque tu m’entendras gémir, tu iras chercher M. Tremaine en évitant d’ameuter les autres. Dis-lui que tu n’arrives pas à me calmer, que je le réclame.
— Mon Dieu ! Que voulez-vous faire encore ?
— Ne t’en inquiète pas ! Fais ce que je te dis ! Cette nuit je vais m’assurer la place qui doit être la mienne… Non, pas cette chemise de nuit : celle en mousseline ! Et n’oublie pas mon parfum… aux bons endroits !
Lorna mise au lit, Kitty rentra dans le cabinet qui lui servait de chambre, attenant à celle de miss Tremayne. Là, elle fit sa toilette de nuit et attendit. Au bout de trois bons quarts d’heure, elle entendit le signal convenu, mit un châle sur sa camisole et alla frapper discrètement à la porte de Guillaume. Celui-ci ouvrit.
— C’est miss Lorna, sir ! Elle est dans un état affreux. Vous ne voudriez pas venir ?
— Appelez Béline ! Elle s’en occupera beaucoup mieux que moi.
— C’est vous qu’elle réclame. Venez, je vous en supplie !
Repris par sa méfiance, Guillaume hésitait, quand le cri éclata. Un véritable hurlement qui emplit la maison et fit dresser les cheveux sur la tête de Kitty. Cette clameur n’était pas prévue au programme et venait incontestablement de chez Lorna. Sans plus réfléchir, Guillaume se précipita. Elle le suivit tandis que des portes s’ouvraient. Les cris venaient de reprendre.
Quand ils firent irruption chez Lorna ils virent celle-ci plaquée contre les rideaux de velours tirés devant la fenêtre, pâle jusqu’aux lèvres, la figure convulsée d’épouvante, hurlant à présent sans arrêt. Comprenant qu’il venait de se passer quelque chose, Kitty courut à elle, vite rejointe par Béline qui ne dormait jamais que d’un œil. À elles deux, elles voulurent entraîner la jeune femme jusqu’à son lit mais elle se débattit furieusement en râlant :
— Pas le lit ! Pas le lit ! Oh ! non ! Pas cette horreur !
Dans le combat qu’elle livrait, sa mince et transparente chemise se déchira, la laissant nue aux mains des deux femmes. S’apercevant que les garçons et Jeremiah Brent venaient d’entrer à leur tour, Guillaume les repoussa vers la porte.
— On n’a pas besoin de vous ici ! Allez vous coucher ! Ah ! monsieur Brent, vous seriez aimable d’aller prendre un cheval aux écuries et de chercher le docteur Annebrun.
— Mais, vous savez bien que miss Tremayne refuse de le voir. Sa présence ne peut qu’aggraver…
— Faites ce que je vous dis ! Et vite !
— J’y vais, moi ! coupa Arthur. Je monte mieux que lui ; j’irai plus vite ! Comme il ne veut pas déplaire à Lorna, il est capable de traîner en route ! ajouta-t-il, goguenard.
À peine cinq minutes plus tard, en effet, le galop d’un cheval éveillait les échos de la nuit. Pendant ce temps et sur l’ordre de Guillaume, Lisette et Mme Bellec préparaient l’une des chambres d’amis dans laquelle on transporta Lorna en proie à une terrible crise de nerfs. Réveillée, elle aussi, Clémence descendit dans sa cuisine pour faire chauffer du lait, souverain remède à ce genre d’affection, et aussi la grande quantité d’eau nécessaire à un accouchement. Celui-ci pouvait très bien avoir commencé. Qui pouvait savoir la part de douleur traduite par les gémissements qui, à présent, succédaient aux hurlements de tout à l’heure ? Elle y trouva Potentin, descendu lui aussi de son logis, mais qui s’était contenté d’écouter les bruits du couloir en évitant de s’en mêler.
Tout en attisant le feu tandis que Mme Bellec emplissait le grand coquemar, il se mit à sourire ; ce qui intrigua sa vieille amie :
— Vous trouvez quelque chose d’amusant dans tout ce vacarme, Potentin ? Je serais volontiers restée dans mon lit, moi. Avec cette pluie, mes douleurs se sont réveillées…
— M’est avis que Mme Agnès aussi ! J’avoue que j’étais étonné qu’elle ne se manifeste plus depuis que notre petite a quitté la maison. Ça devait tenir à ce que la belle dame était mise autant dire en quarantaine par monsieur Guillaume et les garçons. Elle devait guetter, attendre pour voir si son ennemie supporterait ça.
Se redressant, Clémence essuya ses mains mouillées à son devantier, puis se frotta les reins avec une grimace :
— Par ma sainte patronne, c’est rudement désagréable de vieillir ! On se rouille de l’intérieur… Et qu’est-ce qui vous fait croire que défunte Mme Agnès est pour quelque chose dans ce qui se passe ce soir ?
À plusieurs reprises, en effet, les Treize Vents avaient été le théâtre de bizarres phénomènes depuis l’arrivée de miss Tremayne. Les premiers bénéficiaires en étaient Potentin et Mme Bellec avec pour cadre la cuisine, comme si la morte s’était attachée à prévenir de sa présence ces deux êtres en qui s’incarnait la garde du foyer3.
Sans quitter des yeux le feu au-dessus duquel il se frictionnait les doigts, le vieil homme plissa sa figure, déjà patibulaire à l’état normal, jusqu’à lui donner une expression franchement démoniaque.
— Vous n’avez pas entendu ce que la belle dame bredouillait entre deux geignements ? Elle parlait d’une main glacée qui lui a pris les jambes dans son lit et aussi d’une odeur affreuse. L’a pas dû beaucoup aimer le petit souper de ce soir, Mme Agnès. Peut-être qu’elle a dans l’idée de la faire mourir de peur avant qu’elle ait mis bas ?
La voix basse de Potentin suait une joie haineuse qui fit trembler Clémence. Elle se signa précipitamment :
— Vous ne devriez pas dire des choses comme ça, Potentin ! D’abord ce n’est pas chrétien et ensuite ça ne vous ressemble pas ! Moi aussi je la déteste, moi aussi je voudrais qu’elle parte, mais si elle mourait ici, que Dieu protège cette maison ! Il ne serait plus possible d’y vivre si deux « revenantes » se la disputaient.
Potentin ferma les yeux un instant, ce qui lui permit de reprendre son expression habituelle, puis se releva.
— Vous avez sûrement raison, Clémence ! Peut-être que je suis en train de devenir fou. Mais j’ai tellement peur pour notre Elisabeth ! Je voudrais tellement qu’elle revienne !
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