Brusquement, il éclata en sanglots, courut à la porte donnant sur le jardin, l’ouvrit et se jeta dans la nuit. Mme Bellec hocha la tête, essuya une larme, soupira et alla chercher du tilleul et de la camomille pour préparer un pot de tisane calmante.

Arthur ne perdit pas de temps, en effet. Une demi-heure environ après son départ, Pierre Annebrun, à cheval lui aussi, arrivait en trombe devant le perron de la maison où il trouva Potentin armé d’une lanterne et d’un parapluie.

— Où en est-on à présent ? demanda-t-il en escaladant les marches à grandes enjambées.

— La frayeur s’est apaisée si j’en crois le fait qu’elle ne hurle plus, mais elle se plaint toujours. On l’a mise dans la chambre aux fleurs.

— D’après les dates, l’accouchement commence peut-être. Pas fâché de pouvoir enfin l’examiner ! Cette femme doit être folle : neuf mois sans voir un médecin !

L’entrée de celui-ci dans le nouvel appartement de Lorna fit s’écarter les femmes qui s’efforçaient de calmer la malade. Annebrun ôta son habit, retroussa les manches de sa chemise, se lava les mains dans la cuvette que Béline, habituée à le voir travailler, lui tendait, puis s’approcha du lit où Lorna s’agitait continuellement, pleurant et gémissant tout à la fois. Il rabattit les draps et se mit à examiner le corps que l’on avait revêtu de batiste blanche déjà mouillée de sueur. Debout à la tête du lit, Guillaume, armé d’un chandelier, l’éclairait.

Comme si elle sentait une présence rassurante, miss Tremayne avait cessé de s’agiter, mais les larmes continuaient à couler, pressées, de ses yeux clos. Elle haletait un peu comme un animal qui fait un cauchemar.

L’examen, qui se déroula dans le plus grand silence, dura plusieurs minutes. Ce fut seulement quand le médecin se redressa et, les mains aux hanches, il considéra sa malade d’un œil un peu perplexe, que Béline osa demander :

— Est-ce que l’enfant arrive, monsieur ?

— Non, Béline. Miss Tremayne n’est pas en train d’accoucher. Il s’agit d’une simple crise nerveuse consécutive à une sévère frayeur.

— Mais, en dehors de cela, son état général te paraît satisfaisant ? fit Guillaume.

— Autant que peut l’être celui d’une femme dont les nerfs sont atteints.

— Est-ce que cela ne va pas poser un trop gros problème au moment de la délivrance ?

Calmement, Pierre Annebrun redescendit ses manches, remit son habit, aidé par Lisette.

— Rien à craindre, fit-il avec une grande douceur. Il n’y aura pas d’accouchement. Miss Tremayne n’a jamais été enceinte… sinon dans son esprit. Viens ! Allons causer en bas ! Il vaut mieux qu’elle ne nous entende pas.




1- Voir tome III : l’Intrus.

2- Voir tome III : l’Intrus.

3- Voir tome III : l’Intrus.

Chapitre VII

Où Arthur prend une décision

À genoux devant la cheminée de la bibliothèque, Guillaume tisonnait cendres et braises comme s’il leur en voulait personnellement.

— Pas enceinte ! mâchonna-t-il. Tu es sûr de ne pas te tromper ? Enfin… elle en a eu et en a encore tous les signes. Tu as vu son ventre ?

— Pas énorme pour une fin de grossesse ! Je sais que certaines femmes peuvent rester presque minces en se serrant beaucoup mais de toute façon il n’y a rien dedans !

— Alors, comment expliques-tu son état ? J’ai interrogé sa femme de chambre : Lorna a eu des nausées, des dégoûts, les menstruations ont disparu, le corps s’est épaissi…

— Elle a surtout éprouvé un choc nerveux terrible lors de la fameuse nuit où les Treize Vents ont pris feu. Joint à cela un désir forcené d’être enceinte de toi. Jamais entendu parler de grossesse nerveuse ?

— Si. Pour des animaux…

— Ça peut arriver aussi aux femmes. La preuve ! Remarque, je ne t’oblige pas à me croire, mais tu sauras bientôt à quoi t’en tenir : tu pourras monter la garde devant sa porte jusqu’à Pâques ou la Trinité sans que le cri d’aucun bébé vienne te déranger…

Le médecin dégusta la tasse de café que Clémence venait de lui apporter, tout en considérant son ami occupé à se verser une solide ration d’eau-de-vie de pomme. Puis il se mit à rire.

— Tu as vraiment besoin d’un remontant pour faire passer la nouvelle ? Tu devrais être tout content ! Te voilà libéré !

— Oh ! je le suis ! Seulement j’ai besoin de cette eau-de-vie, pour arriver à y croire, et me prouver que je ne rêve pas. Et aussi pour supporter le choc : il y a des joies qui tuent !

— Je te crois assez solide pour surmonter celle-là. D’autant que tu n’es plus obligé d’épouser. Évidemment, tu vas devoir la garder pendant quelque temps encore : elle a grand besoin de soins… sans compter que la guerre ne facilite pas les voyages vers l’Angleterre.

— Oh ! ce n’est pas ça qui m’inquiète le plus : il existe des moyens pour traverser sans trop de risques et tu penses bien que, si elle se résout à rentrer chez elle, je l’accompagnerai moi-même.

— Prends garde ! Tu pourrais te retrouver prisonnier. Elle va t’en vouloir.

— C’est certain. Cependant, je saurai me garder. Mais, dis-moi : comment penses-tu lui rendre et la santé et un aspect normal ?

— Il faut agir sur les nerfs, uniquement sur les nerfs. Je vais lui donner de la valériane, du crataegus, un peu d’opium aussi. Je viens d’ailleurs de lui en faire prendre. Le mieux, vois-tu, est de la faire dormir. J’envisagerais une sorte de… cure de sommeil coupée uniquement par une nourriture reconstituante. Je me demande même s’il ne serait pas préférable de la transporter chez moi…

— Peut-être, mais il vaut mieux ne pas y penser. Si elle se réveille ailleurs qu’ici, elle est capable d’ameuter tout Saint-Vaast en clamant que je me suis débarrassé d’elle.

— Tu as sans doute raison, fit Annebrun après réflexion. Je viendrai donc l’examiner tous les jours et entre-temps je t’enverrai Gatien, mon jeune assistant, qui apprend vite et sait faire beaucoup de choses : un traitement comme celui-là doit être surveillé.

Annebrun quitta son siège, étira son immense carcasse et grogna :

— Maintenant, allons lui jeter un coup d’œil avant de partir ! J’en profiterai pour délivrer un petit discours à ta maisonnée afin de leur expliquer la situation. Veux-tu rassembler ton monde tandis que je vais là-haut ?

— Je peux le leur dire.

— Non. Il vaut mieux que ce soit moi. Il y a déjà des bruits qui courent dans le pays au sujet de cette grossesse. Tous les habitants de cette maison doivent savoir quoi répondre. Demain matin, je passerai chez Mlle Le Houssois pour la mettre au courant. En tous cas, je ne te cache pas que je suis heureux de cette conclusion inattendue… même si cela ne change pas grand-chose pour Elisabeth… ni pour Mme de Varanville !

— Cela change beaucoup au contraire ! Elisabeth saura que celle qu’elle déteste ne deviendra jamais la maîtresse ici. Quant à Rose…

— Si tu espères qu’elle te tombe dans les bras en criant « Mon Dieu, quel bonheur ! », c’est que tu ne la connais pas. Elle est trop fière, trop pure, trop droite pour ça ! Ce qui est important, pour elle, au fond, c’est que tu aies fait le nécessaire pour que Lorna soit enceinte. Et ça, tu n’y peux rien ! Alors ne te précipite pas pour chanter victoire !

— Je te croyais mon ami ? murmura Guillaume avec amertume.

— Qui d’autre qu’un ami pourrait parler ainsi ? Laisse faire le temps et songe qu’il te faut d’abord convaincre miss Tremayne de rentrer en Angleterre. Telle que nous la connaissons tous deux, ce n’est pas pour demain !

Pris par leur discussion, ils n’avaient pas entendu gratter à la porte de la bibliothèque. Ce fut quand ils se dirigèrent vers elle qu’ils virent Kitty sur le seuil. Elle rougit sous le double regard des hommes :

— Veuillez me pardonner, murmura-t-elle, mais je voudrais un instant d’entretien avec M. le docteur.

— Bien sûr, Kitty ! Entrez ! fit Guillaume. Pendant ce temps je vais réunir tous ceux de la maison. Vous nous rejoindrez dans le vestibule.

Il sortit en refermant derrière lui.

— Eh bien, miss ? dit Annebrun en désignant un siège à la femme de chambre. Qu’avez-vous à me dire ?

— Je voudrais que vous m’appreniez ce qu’il y a là-dedans, fit-elle en sortant un flacon de sa poche de tablier.

— Si j’en crois ce qui est écrit, c’est de la fleur d’oranger.

— Justement, ce n’en est pas.

Rapidement, elle raconta l’histoire de la fiole habillée d’argent, ses propres inquiétudes allant jusqu’au soupçon, comment elle en était venue à transvaser le contenu et, finalement, l’histoire de la soirée qui venait de s’écouler.

— J’ai eu peur, conclut-elle. Une peur affreuse que ce ne soit une liqueur dangereuse. Peut-être un poison…

— De toute façon, vous avez bien fait, dit le médecin en promenant son nez au-dessus du goulot. Je vous dirai ce qu’il en est mais j’ai une petite idée…

Une heure plus tard, la maison était retournée au silence. Lorna dormait profondément, veillée par Kitty que Béline relayerait au petit matin. Tous les autres avaient regagné leur chambre pour prendre quelques heures de sommeil, ce bon sommeil que donne le soulagement après des mois d’inquiétude et de contrainte. Les plus joyeux étaient Potentin, Clémence et les deux garçons, ceux-là surtout, délivrés des sombres projets d’enlèvement concoctés par Arthur. L’aube qui allait venir serait une aube de joie puisqu’elle laisserait présager le retour d’Elisabeth. Peut-être au printemps, quand seraient apaisées les grandes tempêtes de la mauvaise saison rendant difficile un voyage par mer ? Pour Arthur comme pour Adam, la suite des événements débarrassée de ce gros nuage en forme de bébé ne faisait aucun doute : Lorna une fois remise d’aplomb n’aurait plus de raisons de s’accrocher aux Treize Vents. Elle pourrait retourner en Angleterre, épouser son duc… et le bonheur reviendrait avec Elisabeth s’asseoir au foyer des Tremaine.

Cependant, deux des habitants de la maison ne se couchèrent pas, sachant bien qu’il leur serait impossible de trouver le repos à cause du tumulte de leurs sensations : Guillaume lui-même et Jeremiah Brent.

Le précepteur était sans doute le seul dans toute la maison à ne pas se réjouir. Profondément, désespérément amoureux de Lorna, il l’aimait assez pour souhaiter avant tout son bonheur, dût-il, ce bonheur, dépendre de Guillaume Tremaine. Durant ces semaines où elle croyait porter un enfant, où elle vivait en réprouvée murée dans ce qu’elle considérait comme son bon droit, il s’était efforcé d’adoucir l’humeur de ses élèves et surtout d’apporter à la jeune femme tout ce qu’elle pouvait accepter d’attentions, de tendres soins. Peu à peu, il s’était fait à l’idée de la voir devenir l’épouse de Guillaume, la maîtresse des Treize Vents et, faute de mieux, de se trouver lui-même chargé d’éduquer celui qui allait arriver et qui réclamerait toute son attention quand Arthur et Adam seraient trop grands et gagneraient une école parisienne afin d’y conquérir des grades. Cela représentait de nombreuses années à vivre dans ce coin du Cotentin, à l’ombre de celle qu’il adorait. Sans compter les autres bambins qu’une toute naturelle réconciliation ferait peut-être venir au monde.

En cette nuit d’octobre, tout ce château de rêves s’écroulait. Le foudroyant diagnostic du docteur Annebrun était tombé avec la brutalité d’une sentence : celle qui, un jour ou l’autre, chasserait Lorna des Treize Vents l’obligerait, lui Jeremiah, à un choix cruel : être à jamais séparé de son enchanteresse ou renoncer, pour la suivre, à un poste qui lui convenait à tous points de vue parce que, depuis son arrivée avec Arthur, il s’était senti chez lui dans cette maison chaleureuse où choses et gens correspondaient à ses goûts… Et, tout au long de cette nuit, le jeune Anglais pleura parce que d’une façon ou d’une autre, il lui faudrait déchirer un morceau de son cœur.

Bien différentes étaient les pensées de Guillaume. Debout bras croisés devant sa fenêtre ouverte au chambranle de laquelle il s’accotait, insoucieux des assauts de la pluie et du vent qui le flagellaient, il se laissait inonder avec une sorte de jubilation. Il lui semblait que l’eau du ciel lavait son âme de toutes ses rancœurs, de tous ses doutes, de toutes les pensées malsaines qu’elle exsudait depuis le départ de sa fille bien-aimée. Il ne haïssait plus Lorna ; il ne voyait plus en elle une ennemie particulièrement rouée, mais une victime. Plus que lui-même, elle s’était trouvée prise au piège de la nature puisqu’elle n’avait aucune raison de ne pas se croire enceinte. Aussi souhaitait-il à présent l’aider à franchir un cap dont il devinait qu’il serait aussi douloureux qu’humiliant et, avec la féroce naïveté de l’homme qui n’aime pas, il se proposait de l’entourer d’une attention quasi fraternelle, d’une affection familiale, sans imaginer un seul instant qu’une femme aussi orgueilleuse, aussi passionnée n’y verrait qu’une insultante pitié… Mais c’était tellement agréable de se dire qu’on allait pouvoir déposer les armes et – comble de délices pour ce bâtisseur-né ! – reconstruire enfin une famille tournée vers l’avenir.