Un coq qui lança son défi au jour quelque part vers l’ouest ramena sa pensée à celle à laquelle le devoir et l’honneur lui interdisaient de songer jusqu’à cette nuit de délivrance. Le coq était enroué, la nuit noire comme jus de seiche mais, derrière ce maelström de nuées fuligineuses, d’arbres suppliciés et de rafales furieuses, il croyait voir se lever une flamboyante et radieuse aurore, chatoyante comme la chevelure de Rose, éclairant un jeune printemps aussi vert que ses yeux… Rose ! Comme il allait être doux de la revoir sans qu’aucune arrière-pensée vînt mettre entre eux une barrière, de renouer les liens tranchés, d’essayer tout doucement, avec d’infinies précautions, de la reconquérir, car elle avait été bien près de devenir sienne ce Noël dernier où l’arrivée de Lorna avait tout bouleversé… Évidemment, il allait falloir attendre. Pierre Annebrun avait raison, mais espérer, rêver de nouveau était déjà tellement merveilleux !
À son retour de Paris, il ne l’avait pas vue. Pourtant, il était allé droit à Varanville, avant même de rentrer chez lui, afin d’apaiser au plus vite l’angoisse et les remords que Rose éprouvait depuis la fuite d’Elisabeth mais, à son grand désappointement, il n’avait trouvé au château que Marie et Félicien Gohel : la baronne, ses filles et même la vieille Mme de Chanteloup venaient de partir pour Coutances où les appelait un parent qui ne voulait pas mourir sans les avoir revues.
— Elles y resteront sans doute un peu de temps, dit alors Marie. Il y a si longtemps que Mme la baronne n’est allée là-bas ! C’est toujours agréable de revoir les amis d’autrefois…
Cette histoire d’amis d’autrefois n’enchantait guère Tremaine. Il se souvenait, en effet, d’avoir entendu jadis, au temps des fiançailles de Rose avec Félix de Varanville, Mme de Chanteloup plaindre sur le mode plaisant « ce pauvre baron de La Morinière » qui, à l’entendre, soupirait pour Mlle de Montendre depuis l’adolescence, bien que « toutes les demoiselles de Coutances fussent toquées de lui ». Payé pour connaître la puissance des amours d’enfance quand on les retrouve à l’âge adulte, Guillaume aurait donné cher pour savoir si ce La Morinière habitait toujours la ville épiscopale, s’il était marié, ou veuf, ou Dieu sait quoi. Mais, dans la situation qui était alors la sienne, il ne se reconnaissait pas le droit de poser des questions. À présent, il en ressentait la brûlure et, soudain, sa décision fut prise : au diable les conseils ! au diable la sagesse et les convenances ! Dans la matinée, il irait à Varanville sans rien dire à personne, bien sûr, mais il lui fallait voir Rose, l’entendre aussi pour tenter de deviner si ce séjour avait changé quelque chose dans son cœur. Après tout, il était important pour elle d’apprendre ce qu’il était advenu d’Elisabeth ! Comme lui-même, elle n’en serait pas plus rassurée, mais la grandeur de l’aventure courue par la jeune fille trouverait sans doute un écho dans ce cœur à la fois noble, fier et tendre.
Avec le jour se leva un fort vent de galerne balayant les nuages de pluie, débarbouillant le ciel qui apparut clair, bleuté, tout ponctué par les feuilles jaunies voltigeant joyeusement au souffle de soudaines rafales. Guillaume adorait ce temps-là. Ce fut en sifflotant un petit air qu’il alla seller lui-même Sahib, l’enfourcha et partit d’un trot allègre en direction du Val de Saire. La promenade jusqu’à Varanville était charmante ; elle rafraîchit comme un bain de jouvence l’âme tourmentée de Tremaine qui eut soudain l’impression qu’une bonne dizaine d’années venaient de s’envoler de ses épaules. Et que c’était donc délicieux !
Quand le petit château apparut, familier et accueillant dans le cadre de verdure roussissante si bien accordé à ses pierres vénérables, il mit le grand cheval noir au galop pour franchir, comme il en avait toujours eu l’habitude, le saut-de-loup puis la haie touffue mêlant mûriers, coudriers et jeunes acacias derrière laquelle s’étendait une pelouse encore verte. C’était tellement plus amusant que de passer par la grille et la grande allée ! Sahib et lui-même adoraient cet exercice un rien périlleux. Et puis c’était leur façon à eux de s’annoncer et d’attirer au-dehors, soit les petites et leur gouvernante, soit Rose elle-même.
En le voyant reprendre l’habitude des temps joyeux, elle devinerait que quelque chose était arrivé, quelque chose d’heureux… Alors elle accourait !
Mais personne ne se montra, sinon, appuyé sur une canne et sa longue pipe au bec, le vieux Félicien Gohel, le régisseur des Varanville. Bien sûr, il vint au-devant du cavalier avec empressement.
— Ça fait plaisir, monsieur Guillaume, de vous voir arriver comme autrefois, on dirait que ça va mieux, chez vous ?
— Oui, Félicien, beaucoup mieux même si tout n’est pas parfait. Mais comment se fait-il que je ne voie personne ? Madame la baronne est rentrée, j’espère ?
— Eh non ! Nous avons eu, avant-hier, une lettre disant qu’elle prolongeait son séjour à Coutances afin de répondre à toutes les invitations qui lui arrivent. Mais venez donc jusqu’à la cuisine ! Marie ne me pardonnerait pas de vous recevoir comme ça, debout dans l’herbe.
Pour ne pas contrister ces braves gens – de vieux amis pour lui ! – Guillaume accepta mais le cœur n’y était pas. Sans Rose, le château, si agréable fût-il, ne représentait qu’une coquille vide. La seule envie qu’il éprouvât du fond de sa déception, fut de tourner bride et de repartir au grand galop pour l’une de ces grandes chevauchées qui étaient pour lui le meilleur moyen de se calmer quand il était en colère, mécontent ou simplement contrarié. Cette fois, il se sentait franchement malheureux, bien qu’il s’efforçât de se raisonner : Rose n’était pas là, c’était désolant, cependant elle allait bien revenir un jour… Hélas ! il y avait en lui une toute petite voix, perfide, cruelle, en train d’insinuer que les amis de Coutances prenaient tout à coup bien de l’importance, que peut-être le pluriel n’était pas de mise, qu’il pouvait s’agir d’un seul ami…
Tout en lui servant un bol de cidre chaud accompagné de roties, Marie Gohel remua le couteau dans la plaie en déclarant que c’était une bonne chose de voir « madame Rose prendre enfin un peu de bon temps ».
— Pensez-vous donc celui d’ici tellement désagréable ? ne put-il s’empêcher de remarquer. Jusqu’à présent votre maîtresse avait l’air de s’en accommoder.
— Elle ne pense qu’aux autres, la pauvre chère âme ! Et depuis la mort de M. Félix, il lui est venu plus de peine que de joie. Surtout l’hiver dernier, quand nous avons eu si peur pour notre Alexandre1. Bien sûr, elle aime sa maisonnée, et son domaine et nous tous, mais il y a des jours où je me demande si ça peut suffire toujours à une jeune dame.
— Plus si jeune ! coupa son mari avec un clin d’œil à Guillaume. Elle a trente cinq ans, Mme la baronne, si je compte bien !
— Non, tu ne comptes pas bien ! Trente-cinq ans ! D’abord, ce n’est pas beaucoup et, surtout, c’est sans importance quand il s’agit de Mme Rose. Elle sera toujours jeune, elle… et, en plus, il me semble qu’elle devient plus jolie chaque année.
— Bah ! Tu l’aimes comme si elle était ta fille, ma vieille Marie. Tu as les yeux de l’amour.
— Ce sont peut-être les plus clairvoyants, fit Guillaume, songeur. Et c’est vous qui avez raison, Marie. Chaque fois que je revois Mme de Varanville, je la trouve plus belle. Elle irradie.
— C’est d’accord, déclara Félicien en se levant pour aller taper sa pipe contre le manteau de la cheminée. Seulement moi, je préfère qu’elle… ir… comme vous dites, chez nous et pas à la ville. Ça te ferait tellement plaisir, Marie, si elle nous revenait avec un soupirant, un de ces beaux messieurs, qui ne nous serait rien ? Déjà y a M. François, votre ami de chez les sauvages, monsieur Guillaume, qu’est tout assoté d’elle au point qu’on a cru un moment qu’il retournerait jamais dans son pays. Alors moi, je dis que ces longues visites, ces fêtes, ces réjouissances citadines, ça ne lui vaut rien.
— Si c’est permis, gronda Marie, d’arriver à cet âge pour dire de si grosses bêtises ! C’est pas parce que madame Rose se distrait un peu qu’elle va se remarier ! C’est une chose qu’elle est incapable de faire, à moins que…
Elle s’arrêta brusquement, devint très rouge et, pour échapper au regard des deux hommes, se mit à débarrasser la table, mais ni son époux ni Guillaume ne songeaient à lui demander de finir sa phrase. Felicien étouffa un sourire sous sa moustache, tandis que le visiteur se levait pour prendre congé. Il se sentait un peu réconforté. Il y a comme cela des mots qu’on ne dit pas et qui font plus de bien qu’un long discours. Ou il était complètement idiot, ou bien ce que Marie avait failli dire c’était que seul Guillaume Tremaine possédait le pouvoir de faire renoncer la veuve de son meilleur ami à la solitude ; mais c’était seulement l’avis de Marie Gohel. Rose le partageait-elle toujours, ou bien ce La Morinière était-il capable de l’amener à changer d’avis ?
À force d’essayer de trouver d’impossibles réponses à ses questions, Guillaume jugea utile de ne pas rentrer directement aux Treize Vents. Un souci étant encore le meilleur moyen d’en chasser un autre, il choisit un grand détour par les hauts de Morsalines afin de voir où en étaient les travaux de la maison du Galérien. Il y avait une dizaine de jours à présent que les ouvriers y étaient entrés. Non sans quelque répugnance, d’ailleurs : depuis l’affaire des demoiselles Mauger – vraie et fausse ! – et de la fin tragique de la « bande à Mariage », la bâtisse jouissait d’une assez mauvaise réputation. Il est vrai que, depuis plus de quarante ans, le sort tragique de ses habitants successifs ne plaidait guère en sa faveur : Albin Périgaud d’abord, l’amoureux de la jeune Mathilde Hamel qui serait un jour la mère de Guillaume, condamné aux galères pour un crime dont il était innocent, le solitaire qui, pour abattre le véritable assassin, avait choisi de s’enliser avec lui dans les sables mouvants. C’était lui qui sans le vouloir avait baptisé la maison. Ensuite Agnès de Nerville avant que Guillaume ne l’épouse et au temps où elle faisait abattre le château paternel. Puis ce fut Gabriel, le dernier serviteur de Nerville à qui Agnès et son époux proposèrent d’habiter là. Gabriel, passionnément, douloureusement épris de la jeune femme au point de la suivre sur l’échafaud révolutionnaire. Enfin Adèle Hamel, cousine de Guillaume, cachée sous l’identité d’Eulalie Mauger, traînant après elle ses voiles noirs dégoûtants du sang de ses victimes.
Non, il n’avait pas été facile d’obtenir que la vieille maison soit remise en état ! Il fallut de l’obstination, des palabres, quelques pièces d’or et même l’eau bénite que le curé de Morsalines fut bien obligé de venir distribuer sur les murs extérieurs et intérieurs afin de ne pas contrarier un homme à la générosité duquel il savait pouvoir faire appel en cas de nécessité. Depuis, tout allait plutôt rondement, les hommes étant habités par une hâte égale de toucher un bon salaire et de vider les lieux. Le toit avait été revu, on refaisait huisseries et boiseries assez malmenées par les perquisitions, en attendant la peinture. On allait aussi changer les tentures, remettre des meubles, enfin rendre habitable le vieux logis.
Quand il y arriva, Guillaume trouva Barbanchon, le maître charpentier de Saint-Vaast, qui soufflait un peu en mangeant un quignon de pain et un morceau de jambon arrosés d’un cidre qu’il offrit obligeamment de partager.
— Même si je le voulais, je ne pourrais pas avaler une noisette, refusa Tremaine. Je viens de Varanville où Marie Gohel m’a bourré.
— Pas facile de lui dire non, à celle-là, rit Barbanchon. Et puis si vous rentrez chez vous sans avoir une p’tite faim, c’est la Clémence qui s’fâchera !
— C’est on ne peut plus vrai ! Dites-moi, on dirait que ça avance bien, le travail ? fit Guillaume, écoutant la symphonie pour rabots, scies et haches qui emplissait l’espace.
— Faut dire que vous faites c’qu’il faut pour ça, m’sieur Guillaume. Du travail aussi bien payé, ça n’se trouve pas si aisément… mais, vu qu’on s’connaît depuis longtemps, est-ce que vous m’permettez une question ?
— Si je pariais sur votre question, je serais sûr de gagner : vous voulez savoir pourquoi je me donne tant de mal pour une vieille bâtisse aussi mal famée ?
— C’est ça tout juste ! Ça brûle la langue de tout l’monde icitte, mais personne ose vous d’mander.
— On a bien tort ! Voyez-vous, maître Barbanchon, j’ai toujours aimé cette maison. Ma défunte épouse l’aimait aussi et mes enfants pensent comme nous deux. C’est la raison pour laquelle elle appartient maintenant à ma fille. Ce que je voudrais, c’est que l’on oublie au plus vite le triste épisode Mauger. En revanche, je voudrais qu’on se souvienne des anciens habitants : ils y vivaient avec honneur et dans le respect de tous.
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