— Vous voulez parler des Périgaud, les anciens régisseurs de Nerville ? Vous avez raison : c’étaient des gens de bien !
— Heureux de vous l’entendre dire ! Je n’ai connu qu’Albin, la dernière des victimes des châtelains et encore, pas bien longtemps, mais, outre le fait qu’il m’a peut-être sauvé la vie en entraînant le comte dans la mort, il était cher au cœur de Mathilde, ma sainte femme de mère. Alors, je répare ! À présent, quand on vous en parlera, vous pourrez répondre.
— Oh ! j’avais bien pensé quéqu’chose comme ça, mais tout d’même ! Vous faites bien plus qu’il n’y avait avant alors, si j’peux vous donner l’fond de ma pensée… qu’est d’ailleurs pas ma pensée à moi tout seul.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Oh ! c’est pas compliqué ! On en causait l’autre dimanche après la messe, moi et Louis Quentin, en mangeant des crêpes à l’auberge avec Jean Calas. On était juste tous les trois et c’est pour ça qu’on a un peu échangé nos façons d’penser…
— Et alors ? émit Tremaine, qui commençait à se sentir intrigué.
— Voilà ! On est vos amis et vous l’s’avez depuis longtemps. Tous ces temps derniers les langues ont marché dru rapport à vot’nièce l’Anglaise qui habite chez vous… et aussi à votre Elisabeth. On dit qu’si elle est partie, c’est à cause de la belle dame qu’elle peut pas voir.
— Il y a du vrai ! admit Guillaume, qui se doutait bien que les événements des Treize Vents avaient dû transpirer peu ou prou en dépit des précautions prises. Vous savez tous qu’Elisabeth a du caractère. Elle ne voulait plus vivre avec miss Tremayne et comme, avec la guerre, c’est un peu difficile de renvoyer celle-ci en Angleterre, j’ai bien été obligé de laisser ma fille aller attendre des jours meilleurs dans un couvent.
Un large sourire, un rien triomphant, illumina le visage chevalin du maître charpentier :
— Et comme vous n’supportez pas qu’elle reste loin d’vous, vous lui avez donné la maison du Galérien et vous la bichonnez pour qu’elle s’y installe quand elle voudra avec du monde des Treize Vents, bien sûr… ou peut-être Mlle Anne-Marie ! C’est pas ça ?
Tremaine saisit la perche si naïvement tendue avec empressement.
— Si. C’est ça ! Mais gardez-le pour vous trois !
— Marchez, m’sieur Guillaume ! Vous avez eu raison d’me faire confiance ! À nous trois, on saura bien boucler le bec aux commères si l’occasion s’en présentait ! Quant à moi, j’vais vous fignoler c’te bâtisse qu’elle s’ra aussi belle qu’un vrai manoir. Digne d’une duchesse de Normandie qu’elle s’ra, la maison du Galérien !
Le mot frappa Tremaine qui, troublé, hâta son départ. Les gens de ce pays l’étonneraient toujours avec leur sens de la dignité, des convenances, leur générosité naturelle et aussi cette étrange façon qu’ils avaient d’énoncer des comparaisons pharamineuses sans imaginer un seul instant qu’il pouvait s’agir d’une vérité. Duchesse de Normandie ! Dire que son mariage donnait à Elisabeth droit à ce titre prestigieux ! Pas une seconde jusqu’à présent, il ne s’en était rendu compte et, pourtant, c’était la réalité ! Dans les échos de sa mémoire, il entendit soudain, portée par le vent qui forcissait après une accalmie, la voix du prince dans les jardins de l’hôtel Matignon :
— Quatre témoins peuvent attester que moi, Louis-Charles de France, duc de Normandie… j’ai épousé Elisabeth-Mathilde Tremaine devant Dieu et devant les hommes.
Un moment, Guillaume se sentit tellement étourdi qu’il ralentit la course de Sahib, le mit au pas et flatta de la main l’encolure soyeuse. Son regard songeur alla chercher, par-dessus l’anse du Cul-de-Loup l’église de Saint-Vaast et le vieux cimetière où reposaient ses ancêtres maternels. Il y avait là son grand-père, Mathieu Hamel, qu’il n’avait jamais connu sinon par les récits de sa mère. Que pouvait-il penser, là où il vivait son éternité, le vieux saulnier, en voyant que son sang d’honnête homme droit et courageux, fidèle à Dieu et au roi, venait de s’unir à celui de ce même roi ? Les titres conférés par une alliance aussi inattendue avaient de quoi donner le vertige même depuis le Paradis. Mais sans doute pensait-il, comme Guillaume lui-même, que le plus important, ce n’était ni le titre de roi ni celui de Dauphin, mais celui de duc de Normandie, sans rival pour ceux de l’antique solage, celui qu’avaient porté, bons premiers, les ancêtres vikings, les Rollon, les Robert, jusqu’à ce Guillaume qu’on appelait le Bâtard mais sous l’étrier duquel s’était courbée l’Angleterre, vaincue au point de ne jamais se reprendre.
Il s’agissait évidemment d’une certitude purement morale. Officiellement, le jeune Louis-Charles était mort. Sa reconnaissance par un peuple entier risquait de présenter quelques difficultés mais, au fond, Guillaume ne souhaitait pas, pour le bonheur de sa fille, que le trône vînt se mettre en tiers dans le couple. Mieux vaudrait que celui-ci vive caché dans un coin tranquille, sous un nom moins ronflant. Bonaparte n’avait pas fini de faire parler de lui ; la France l’adorait et, pour le prétendant, l’obscurité confortable d’un quelconque château campagnard serait bien préférable, surtout s’il venait des enfants. Pour sa part, Guillaume était tout prêt à rechercher l’endroit idéal, à le payer de ses propres deniers, la maison du Galérien ne constituant qu’un pis-aller, une halte sur le chemin tellement aléatoire que suivaient ces deux innocents. En fait, c’était au jeune homme qu’il destinait le vieux logis rénové pour qu’il y trouve un abri en cas de besoin, sans que Guillaume manque à la parole donnée au Premier Consul. Quant à Elisabeth elle-même, elle pourrait peut-être – grâce à Dieu ! – retrouver bientôt le foyer paternel.
En rentrant aux Treize Vents, Guillaume vit Pierre Annebrun au chevet de Lorna. À demi-consciente, celle-ci prenait docilement le léger repas que Kitty lui faisait absorber sous la surveillance du médecin. La jeune femme semblait détendue, presque souriante, se plaignant seulement qu’on tînt à la nourrir alors qu’elle avait tellement sommeil.
— Il le faut si vous voulez recouvrer votre belle santé, répondait le médecin. Quand vous aurez fini nous vous laisserons dormir… jusqu’à ce soir, tout au moins !
— Tu penses la maintenir dans le sommeil encore longtemps ? s’inquiéta Guillaume, tandis qu’ils redescendaient ensemble au rez-de-chaussée.
— Une dizaine de jours environ, afin que ses nerfs surchauffés s’apaisent et se reposent entièrement. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais son ventre est déjà moins enflé.
— En effet. Cependant, est-ce que ce sommeil artificiel ne présente pas de danger à la longue ?
— À la longue sans doute, mais je n’ai pas l’intention d’aller trop loin. D’ailleurs, je ne lui donne que des doses assez légères : tout juste ce qu’il faut pour la maintenir dans un état agréable, je l’espère, de repos, de détente, entre les périodes où elle dort profondément. À présent, j’ai quelque chose à te montrer. Allons chez toi, si tu le veux bien.
Ce « chez toi » indiquait la bibliothèque où Guillaume se tenait la majeure partie du temps, quand il était à la maison. Celui-ci tira sa montre.
— On va bientôt passer à table : tu dînes avec nous ?
— Volontiers, mais je veux tout de même parler un instant avec toi. Ce que j’ai à te dire n’est pas fait pour les oreilles des garçons ni de ce cher M. Brent.
Le ton un peu sec des derniers mots fit dresser l’oreille de Tremaine.
— Tiens ! On dirait que notre précepteur ne te convient plus. C’est l’Écossais qui se réveille en toi face à l’Anglais ?
— Pas du tout. Je l’ai toujours trouvé plutôt sympathique, seulement je me demande s’il est toujours à ton service.
— On ne peut guère l’assimiler à un serviteur.
— Disons, s’il est toujours de ton côté. Selon moi… et quelques autres, il est devenu le dévotieux esclave de miss Tremayne.
— Il l’a toujours été, je crois. Déjà, à Astwell Park, lorsqu’il est devenu le précepteur d’Arthur, il était follement amoureux d’elle. Je crois même que s’il a demandé à suivre son élève, c’était autant pour échapper à l’enchantement que par affection pour la garçon. Il ne pouvait pas deviner qu’elle viendrait s’incruster ici.
— Ni que tu coucherais avec elle ! fit le médecin avec une brutalité calculée. Est-ce que tu te rends compte qu’il doit à présent te détester ?
— Tant qu’il reste correct et qu’il fait bien son travail, c’est sans importance. S’il veut suivre Lorna lorsqu’elle partira, je le regretterai en tant que pédagogue, mais je ne le retiendrai pas. C’est ça que tu voulais me dire ?
— Non, mais c’est assez voisin. Guillaume, cette fameuse nuit des Hauvenières, cause de tout le mal, te souviens-tu de ce que tu as ressenti avant de rejoindre miss Tremayne ? Il n’est pas question de tes sentiments : c’est le médecin qui parle. As-tu, à certain moment, éprouvé une violente, une irrésistible envie de faire l’amour ?
Guillaume n’eut pas besoin d’un grand effort de mémoire pour se souvenir : une nuit comme celle-là laisse toujours des traces. Il revit le souper à deux devant le feu dans la gentilhommière battue par la tempête, la beauté chaleureuse de Lorna dans la lumière des chandelles, leur séparation quand elle s’était sentie lasse. Elle était allée se coucher tandis qu’il restait en bas à se chauffer. Il se sentait nerveux, mais ce fut pis encore lorsque monta en lui une bouffée de désir. Un désir qu’il tenta d’apaiser en se précipitant dehors, sous les rafales de pluie qui le trempèrent en un instant. Et puis le cri de Lorna sortant sans doute d’un cauchemar qui l’avait jeté dans sa chambre où elle tremblait dans son lit, à demi nue. Et ce qui suivit.
Avec un ami comme Pierre il était possible de tout dire, aussi ne cacha-t-il rien. Assez surpris, d’ailleurs, de voir que ledit ami l’écoutait avec un sourire goguenard.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans mon histoire, grogna-t-il. J’ai eu beaucoup de mal à rompre cette espèce d’envoûtement. Même sur la route, lorsque je suis rentré, j’ai dû lutter contre une terrible envie de la rejoindre.
— Tu as su résister, et c’est ça l’important. Tu n’as pas eu trop de mal à garder la sagesse ?
— Non. La… l’effervescence s’est calmée à mesure que je m’éloignais, laissant la place à la honte, au remords. Je me dégoûtais d’être tombé dans un piège dont pourtant je mesurais la puissance. Tu ne peux imaginer ce qu’est la beauté de cette femme dans l’amour ! Oh ! je ne cherche pas d’excuses. J’ai seulement compris qu’un homme n’est pas grand-chose en face d’une sirène.
— Que s’est-il passé quand tu es allé la rechercher ?
— Rien… sinon une scène un peu désagréable. Je suis allé coucher à l’auberge de Port-Bail et le lendemain nous sommes rentrés avec, au bout du chemin, l’horrible aventure qui nous attendait.
— Tu as donc très bien résisté à… la sirène ?
— Oui. Et sans peine : je pensais à Rose.
— Et tu y penses toujours. Pourtant, laisse-moi te dire ceci : sans l’intervention d’une brave femme, tu serais retombé dans le même piège hier soir au cours de ce petit souper que l’on t’a demandé comme une dernière faveur.
— Moi ? Avec une femme près d’accoucher ? s’indigna Guillaume.
— Tu ne t’en serais même pas soucié. Tu sais ce que c’est que ça ?
De sa poche, Annebrun tira le flacon remis par Kitty.
— De l’eau de fleur d’oranger, dit Guillaume, se fiant à l’étiquette.
— Il y en a eu, mais ce qui est là-dedans est infiniment moins innocent. Je n’ai pas encore réussi l’analyse complète, mais je peux t’assurer en tous cas qu’il contient une jolie dose de cantharide. De quoi transformer un bedeau en satyre. J’ajoute qu’en trop forte quantité, c’est très dangereux. La belle Lorna s’était juré de t’avoir : elle t’a eu grâce à ceci !
— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Une femme aussi belle… la fille de Marie, avoir recours à de tels procédés ?
— Tu oublies qu’elle a eu aussi un père.
— Mon Dieu ! Mais toi, comment t’es-tu procuré ce… cette chose ? Qui est ta « brave femme » ?
— Kitty, bien sûr.
Et Annebrun raconta comment, dans une poche secrète du manteau de sa maîtresse, de retour des Hauvenières, la camériste avait découvert un petit flacon d’argent timbré aux armes du prince de Galles et ce qui s’en était suivi : comment, craignant le pire – aussi bien pour Lorna d’ailleurs ! –, elle avait opéré la substitution, puis fini par n’y plus penser jusqu’à ce que, la veille, elle ait vu miss Tremayne reprendre le mystérieux flacon tandis qu’elle l’aidait à se préparer pour le souper.
— Quand elle l’a mise au lit, après le repas, elle avait ordre d’aller te chercher quand elle l’entendrait gémir. Toi et personne d’autre. En fait, la scène des Hauvenières aurait dû se reproduire…
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