— Si Arthur ne veut pas de son dessert, ça le regarde, mais moi je considérerais comme un crime de laisser perdre une si belle pomme meringuée.
Et il entreprit de déguster la part d’Arthur aussi paisiblement que si la tempête ne venait pas de s’abattre sur les Treize Vents.
Comme si le Ciel entendait encourager Lorna pour son retour à la vie, un joli vent d’est l’avait nettoyé et le soleil brillait lorsque Kitty ouvrit les rideaux de la chambre où le médecin venait de pénétrer, tandis que Béline, qui gardait le malade depuis une heure du matin, descendait à la cuisine pour y prendre son petit déjeuner.
La lumière éveilla la jeune femme qui bâilla à plusieurs reprises en s’étirant longuement. N’ayant pas encore aperçu Annebrun, elle sourit à Kitty.
— J’ai faim ! déclara-t-elle. Je voudrais beaucoup de thé, des toasts, de la confiture, du jambon.
— Eh bien ! fit le docteur, je constate que l’appétit revient ! C’est un très bon signe.
Aussitôt, le visage aimable de miss Tremayne s’assombrit.
— Que faites-vous ici ? Je ne vous ai pas appelé, que je sache ?
— Vous en auriez été bien incapable, l’autre soir. Il vous fallait un médecin d’urgence, mais si vous vous sentez bien, c’est que je ne vous ai pas si mal soignée !
— L’autre soir ? Quand était-ce ?
— Il y a eu huit jours mardi et nous sommes jeudi.
Il lui prit le poignet avec autorité, chercha le pouls, mais elle lui arracha sa main pour palper son ventre… et, soudain, poussa un cri de joie !
— Mon enfant ! Il est né ! Vite ! que l’on aille me le chercher ! J’espère que c’est un garçon ?
Le médecin échangea avec Kitty un coup d’œil inquiet. Ni l’un ni l’autre ne prévoyaient une réaction semblable. Avec beaucoup de douceur, il demanda :
— Vous ne gardez aucun souvenir de ce qui s’est passé ?
— Je sais que j’ai eu très peur… et que j’ai souffert, beaucoup souffert, mais c’est normal quand on accouche. Répondez-moi donc, au lieu de faire des questions stupides : c’est une fille ou un garçon ?
— Ni l’un ni l’autre. Vous n’avez pas accouché, pour la bonne raison que vous n’étiez pas réellement enceinte. Je sais que c’est difficile à admettre puisque vous présentiez certains symptômes, mais vous avez fait ce que l’on appelle une grossesse nerveuse. Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ? ajouta-t-il en constatant qu’elle semblait tout à coup changée en statue de Méduse. Les yeux fixes, la bouche béante, elle respirait à petits coups de plus en plus rapides et, soudain, ce fut l’explosion : les griffes en avant, Lorna jaillit littéralement de son lit et se jeta à la gorge d’Annebrun.
— Pas enceinte ! hurlait-elle au paroxysme de la fureur. Vous voulez dire que vous avez profité de mon inconscience pour m’enlever cet enfant dont personne ne voulait ici ! Assassin ! Bandit !
Kitty se précipita pour refermer la fenêtre qu’elle avait entrouverte afin de renouveler l’air de la chambre. Les imprécations de Lorna devaient s’entendre jusqu’au hameau. Ensuite, elle revint prêter main-forte au médecin ainsi agressé, bien qu’il fût de taille à se défendre seul. Il maîtrisait en effet la jeune femme en furie qu’il maintenait clouée à ses oreillers.
— Allez chercher Béline, Lisette… du monde enfin ! ordonna-t-il. Il va falloir la faire tenir tranquille et ça ne va pas être facile. Où est M. Tremaine ?
— Aux écuries, je crois. Je ne l’en ai pas vu ressortir, répondit Kitty. Voulez-vous que j’aille le chercher ?
— Non. J’irai moi-même. Nous avons là… Tenez-vous en repos, miss !… un incident que nous devons examiner ensemble. Faites ce que je vous ai dit !
La camériste n’eut pas à aller bien loin. Lisette, Potentin et Valentin accouraient, attirés par le vacarme. Avec leur aide Annebrun put lâcher Lorna, qui continuait à l’insulter, et se mettre en quête de son ami.
Aux écuries, cependant, Guillaume se trouvait confronté à un petit problème posé par Nicolas, le premier valet : Arthur était venu, environ une heure plus tôt, demander un cheval en annonçant bien haut son intention de se rendre à Varanville.
— C’est pas qu’y ait là-d’dans quéqu’chose d’estraordinaire, expliquait l’homme, mais c’que j’comprends pas, c’est qu’il ait pas pris Selim !
Cadeau de Guillaume, Selim, un bel alezan doré, était le précieux trésor d’Arthur. Il adorait cette jolie bête nerveuse avec laquelle il s’entendait à merveille.
— Même, ajouta Nicolas, que Selim il est pas content du tout ! Il a fait du boucan pendant au moins un quart d’heure.
— Il a pris lequel, alors ?
— Rollon !
— Rollon ? En voilà une idée ! L’un de nos animaux les plus endurants pour faire deux lieues en tout ? Qu’a-t-il donné comme explication ?
— Pas grand-chose ! Il a simplement dit qu’il avait dans l’idée que Rollon avait besoin de se dégourdir les jambes.
L’arrivée soucieuse du docteur Annebrun coupa court à ce dialogue sans issue en apportant à Guillaume un tracas beaucoup plus sérieux qu’une lubie de son fils. Mis au courant de la scène que le médecin venait d’essuyer chez Lorna, il commença par s’offrir l’exutoire d’une verte colère, bourrant de coups de pied le mur de l’écurie et jurant comme un Templier. Pierre jugea plus prudent de laisser passer cet orage inattendu. Il se contenta de faire signe à Nicolas de vider les lieux, les vociférations de Guillaume accolées au nom d’une femme n’étant certainement pas pour ses oreilles.
— Je vais la tuer ! hurlait Tremaine. Si c’est le seul moyen de m’en débarrasser, je l’étranglerai.
— Et tu iras finir tes jours en prison, si toutefois tu échappes à l’exécution capitale, fit tranquillement le médecin. Si tu veux bien te calmer, nous pourrions essayer de parler sérieusement.
— Et de quoi, mon Dieu ? Si tu veux mon avis, elle sait très bien qu’elle n’a pas accouché, mais elle a décidé de s’incruster ici par tous les moyens possibles !
— Détrompe-toi ! je la crois sincère. Une femme atteinte d’une grossesse nerveuse est persuadée qu’elle va avoir un enfant et tu sais à quel point celle-ci se méfiait de nous. Elle croit dur comme fer être victime d’un complot.
— Elle a tout de même confiance en Kitty ? Est-ce que celle-ci ne lui a rien dit ?
— Si… mais ça n’a servi à rien. Selon miss Tremayne, Kitty l’a trahie en rejoignant la conspiration générale. Je ne vois pas comment nous pourrions la convaincre. À moins que tu n’y réussisses ?
— Ça m’étonnerait beaucoup…
— Ressaisis-toi d’abord ! Et surtout, évite de l’étrangler.
Mais les craintes du médecin étaient vaines : Lorna refusa de recevoir Guillaume, et celui-ci jugea plus prudent de ne pas forcer sa décision pour le moment. Il devinait qu’un nouveau combat s’annonçait et que celui-ci serait long.
Pendant ce temps, après avoir repris dans un massif le sac de voyage qu’il y avait caché avant de se rendre aux écuries, Arthur galopait en direction du sud. Vingt lieues environ séparaient les Treize Vents de Bayeux. Pas une affaire pour un cavalier aussi bien entraîné que lui ! Il y serait le lendemain soir.
1- Voir tome III : l’Intrus.
Chapitre VIII
Les rues de Bayeux
Comme beaucoup de villes normandes, Bayeux possédait son auberge du Lion d’or – armoiries obligent ! –, la plus belle et la mieux achalandée de l’endroit. Elle se trouvait dans la rue Saint-Jean qui, avec Saint-Patrice, Saint-Malo et Saint-Martin, composait l’artère principale. Proche de la cathédrale, elle bénéficiait de la clientèle aisée de la région ; gros fermiers, notables et voyageurs de quelque importance venaient volontiers s’y régaler d’andouilles, d’andouillettes et de tripes cuites comme il convenait, au vin blanc et à l’eau-de-vie, en jouant aux cartes ou aux dames dans l’atmosphère enfumée des deux grandes salles aux poutres noircies.
C’était en réalité le seul endroit un peu gai d’une ville qui, vouée en majorité au monde ecclésiastique avant la Révolution, retrouvait rapidement sa paix ouatée d’autrefois que ne troublait guère le pas mesuré des hommes en soutane, dont la plupart assuraient le service de la superbe cathédrale Notre-Dame, l’un des types les plus achevés du grand gothique normand. Quelques couvents étaient revenus à la vie ainsi que de vieux hôtels où l’aristocratie locale apprenait à revivre, bercée par les sonneries de cloches qui découpaient le temps, comme au moyen âge.
Victor Guimard, pour sa part, voyait dans le Lion d’Or une sorte de bénédiction. Il représentait un havre chaleureux dans l’existence austère qu’il s’imposait depuis plus de deux mois, depuis qu’il s’était donné pour tâche de veiller sur Elisabeth. Par amour beaucoup plus que par devoir, d’ailleurs ! Mettre la main au collet du prince n’était pas ce qu’il souhaitait le plus, même s’il avait obtenu de Fouché d’être investi de cette mission – ô combien délicate ! – sur cette terre normande dont il portait le titre et où la fidélité à l’Ancien Régime demeurait profonde. Bien au contraire ! Il savait que la « duchesse », comme il l’appelait dans ses moments de mauvaise humeur, le haïrait à jamais si elle devait le voir procéder à l’arrestation de son époux. Ce qu’il espérait réussir quand Louis-Charles ferait enfin son apparition à Bayeux, c’était le convaincre de fuir à l’étranger et de fuir seul afin de pouvoir ramener Elisabeth à la maison familiale, parce que plus le temps passait et plus grandissait son amour pour elle. Il fallait bien qu’il en fût ainsi, d’ailleurs, pour que cet homme d’action, jeune, débordant d’énergie et de vitalité, se soit plié à la vie morne et larvée qui était alors la sienne.
En arrivant à Bayeux, il s’était présenté aux autorités sous son nom réel : baron Victor de Clacy, historien d’art, venu se documenter en vue d’un ouvrage qu’il disait vouloir consacrer au trésor des évêques de Bayeux et surtout à la fameuse Toile de la Conquête attribuée à la reine Mathilde, que les mains pieuses des dentellières de la ville avaient mise à l’abri pendant les troubles pour la restituer finalement à la municipalité. Ce qui lui avait ouvert quelques portes de vénérables hôtels, parmi lesquels ne figurait pas celui de Vaubadon. Il ne chercha pas à s’y faire admettre, bien au contraire. En effet, il n’avait pas fallu longtemps à ce limier chevronné pour deviner qu’il abritait Elisabeth : la ville était assez petite, les rues étaient plutôt silencieuses en dehors des jours de marché, les yeux facilement aux aguets derrière les fenêtres closes et, bien que les Bajocasses, ainsi que la plupart des Normands, d’ailleurs, considérassent les cancans comme un manque de dignité, l’arrivée d’une jeune et belle cavalière toute vêtue de noir et d’un type aussi original que celui d’Elisabeth pouvait difficilement passer inaperçue. Victor n’eut donc aucune peine à savoir le lieu de sa retraite. On sut que Mme de Vaubadon accueillait chez elle une jeune cousine en grand deuil, ce qui la dispensait de recevoir d’autres gens que d’intimes amis. En outre, sa pensionnaire ne sortait que pour se rendre aux offices de la cathédrale.
Ainsi rassuré, le fils de la danseuse se contenta d’une surveillance discrète, préférant de beaucoup éviter une rencontre qui l’eût mis peut-être en difficulté : la dame de ses pensées possédait de bons yeux. Elle l’eût vite reconnu pour ce qu’il était : un policier, c’est-à-dire la dernière personne au monde qu’elle souhaitât fréquenter, même si elle trouvait celui-là sympathique.
Ayant tout de même modifié, pour plus de sûreté, l’aspect de son visage au moyen d’une moustache et d’une barbiche qui lui donnaient assez l’air d’un mousquetaire attardé, il eut la chance de trouver à se loger presque en face de la maison qui l’intéressait, chez la veuve d’un notaire, femme respectable et à demi impotente qui vivait assez chichement – avarice oblige ! – avec une servante dévouée ; un hôte payant, baron et homme de lettres, lui parut une forme de la bénédiction divine, bien qu’elle craignît qu’il n’usât, la nuit, trop de chandelle pour ses travaux.
Elle fut vite rassurée : le « baron » devait se coucher tôt quand il était chez lui, car il s’éclairait très peu. Elle n’avait, bien sûr, aucun besoin de savoir que son locataire préférait de beaucoup l’obscurité pour observer ce qui se passait en face, mais le logis, si commode fût-il, étant de ceux qui portent vite à la mélancolie, Victor choisit de prendre ses repas au Lion d’Or où il fut vite traité en habitué. La chaleureuse atmosphère le dédommageait un peu des longues heures passées dans sa chambre silencieuse, armé d’une patience de chat et d’une lunette marine. En outre c’était là qu’arrivaient les nouvelles les plus intéressantes.
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