Il n’eut pas à en dire davantage : une porte prise dans la boiserie venait de s’ouvrir. Elisabeth s’élança dans le salon, suivie d’une dame d’un certain âge dont l’allure évoquait un peu une duègne espagnole.
— Arthur ! s’écria-t-elle avec une joie qui fit vibrer sa voix. C’est bien toi ? Je t’ai aperçu par la fenêtre. Je n’étais pas certaine de te reconnaître mais quand Aurélie m’a dit ton nom… Quel bonheur, mon Dieu !
Elle se jeta dans ses bras avec l’impétuosité d’autrefois, et le cœur d’Arthur se réchauffa. C’était si bon de l’embrasser, de respirer de nouveau le frais et familier parfum de ses cheveux et de sa figure en fleur ! Cependant, il l’écarta de lui avec douceur pour la regarder, s’étonnant de la trouver si semblable à son souvenir et si différente ! Cela tenait moins à la sévère robe de soie noire à peine relevée d’une guimpe et de manchettes de mousseline blanche qu’à une certaine façon d’être, de redresser sa tête fière couronnée d’or rouge, à un certain maintien… Elle aussi le regardait mais, soudain, elle se mit à rire :
— Comme tu as grandi en quelques mois ! Tu me dépasses nettement à présent. Est-ce qu’Adam a fait de même ?
— Non. J’ai l’air d’être son aîné. À tous les points de vue, je pense.
— En effet ! Tu as une voix affreuse ! La mue sans doute ?
Elle l’entraînait vers un petit canapé couvert de tapisserie à fleurs. En même temps, son regard passait sur Mme de Vaudabon et l’autre femme.
— Nous vous laissons, madame ! dit la première. Je suppose que vous avez à parler.
Elisabeth acquiesça d’un sourire. Alors il se passa quelque chose qui frappa vivement l’adolescent : avant de franchir la porte, les deux dames plongèrent dans une rapide révérence. Mais Elisabeth ne lui accorda pas le temps de s’étonner.
— Dis-moi comment tu es venu.
— À cheval, bien entendu. J’ai pris Rollon hier matin et ici je suis descendu à l’auberge du Lion d’Or. Autant te l’apprendre tout de suite : je suis parti sans permission. Père ignore tout de cette… escapade. Mais il fallait que je vienne. Ce que j’ai à dire est trop important !
Elisabeth eut un rire joyeux qui lui rendit ses seize ans.
— Il faut que cela le soit pour avoir pris pareil risque ! Est-ce que tu imagines ce qui t’attend au retour ?
— Je m’en doute un peu, bien que père ne m’ait jamais touché. Cependant, il peut me battre comme plâtre, je serai tout de même content : il fallait que je vienne te dire qu’il n’épousera jamais Lorna. Jamais, tu entends !
— Pourquoi ? Elle a perdu son enfant ?
— Mieux que cela ! Elle n’a jamais été enceinte. Elle l’a peut-être cru de bonne foi, car le docteur Annebrun a parlé d’une grossesse nerveuse, mais aucun bébé ne va naître aux Treize Vents et, quand elle sera remise, père s’arrangera pour la faire partir.
— Quand elle sera remise ? Est-elle donc malade ?
— Peut-être même assez sérieusement.
En peu de mots, Arthur raconta les derniers événements de la maison puis conclut :
— Voilà pourquoi je suis venu : pour te chercher ! Je voudrais tant que tu sois chez nous pour la Nativité ! Souviens-toi de ce que disait père. Nous sommes les feuilles du trèfle dont il est la tige1. Si l’une est arrachée, les autres ne peuvent vivre longtemps.
— Crois-tu que je n’y pense pas ? Mais, Arthur, je ne peux revenir sur ma parole : tant qu’elle sera là, je ne vivrai pas aux Treize Vents. Tu dois me trouver intransigeante, mais Lorna est ta sœur autant que je le suis moi-même… et je crois qu’il va te falloir prendre patience : je ne pourrai passer Noël avec vous. Cette année tout au moins.
— Pourquoi ne pas me dire la vérité ? Même si Lorna n’était plus là, tu ne reviendrais pas ? À cause de ton époux ? Nous ne sommes plus dignes de toi ?
Tant d’amertume vibrait dans la voix enrouée d’Arthur que la jeune femme laissa déborder sa tendresse. Tendant les bras, elle l’attira contre elle :
— Ainsi tu sais cela aussi ? Mais que tu es donc stupide ! Imaginer que je puisse ne plus vous aimer comme naguère toi, père, et Adam, et tous les autres ? Je donnerais une de mes mains pour pouvoir retourner vers vous, mais tu dois comprendre qu’il est des devoirs auxquels on ne peut échapper.
Avec une brusque colère, Arthur se dégagea de la douce étreinte.
— Tu dis devoir mais tu penses amour ! Tu l’aimes ce… ce…
— Ne cherche pas d’insultes que tu regretterais ! Bien sûr, je l’aime. Sinon, pourquoi tous ces mois d’errance qui, d’ailleurs, ne sont pas près de s’achever ? Tu n’imagines pas à quel point je bénis ta présence aujourd’hui.
— Pourquoi aujourd’hui ?
Elisabeth quitta le canapé et, les bras croisés, fit deux ou trois tours dans la pièce en baissant la tête comme si elle cherchait les mots convenables ou, tout au moins, ceux qui ne seraient pas trop pénibles à entendre.
— Parce que… j’ai promis à père de le prévenir si je quittais Bayeux. Tu le lui diras pour moi : les paroles sont toujours moins dangereuses que les écrits.
— Tu vas partir ?
— Nous allons partir… et je te prie de croire qu’il ne s’agit pas là du pluriel de majesté ! ajouta Elisabeth avec un demi-sourire.
— Cela veut dire qu’il est ici ? ton… époux ?
— Non. Pas pour le moment. Il m’a rejointe il y a un mois, après avoir manqué être pris trois fois. Il s’est donc replié sur sa Normandie et, depuis, il court le pays pour tenter d’y rassembler ses partisans mais c’est, je crois, beaucoup plus difficile qu’on le lui avait laissé entendre. Il y a les incrédules, ceux qui le croient mort au Temple, ceux qui sont las des combats, ceux enfin qui ne sont pas certains de sa naissance royale et qui, par lâcheté, se font l’écho des infâmies colportées par le comte de Provence lorsque sa mère le portait en elle… Ce sont les pires ! Ceux qu’il a le plus de peine à supporter, ceux qui lui font le plus de mal. La dernière fois que je l’ai vu, il était las… découragé. Je sais qu’il revient bientôt et, très certainement, ce sera pour reprendre la mer, rejoindre ceux d’Angleterre qui l’ont aidé à passer en France… et puis attendre des circonstances plus favorables.
— Qu’appelles-tu des circonstances plus favorables ? La mort de Bonaparte ? Il est jeune à ce que l’on dit.
— Mais entouré de tant d’ennemis ! L’étoile de Louis-Charles brillera peut-être plus tard.
L’écho du heurtoir de bronze, suivi des pas rapides de la camériste, se fit entendre. Tout de suite aux aguets, Elisabeth tendit l’oreille mais, presque aussitôt, Mme de Vaubadon reparut.
— Nous avons des nouvelles, madame ! Puis-je me permettre de suggérer que votre visiteur vous quitte ?
Aussitôt Arthur fut debout avec pour la jeune femme un regard de défi.
— Je ne veux pas être importun… mais je reviendrai demain !
— Non ! s’écria vivement Elisabeth. Attends que je t’appelle ! Je te ferai porter un mot au Lion d’Or…
Elle l’embrassait maintenant avec une sorte de hâte tout en le menant vers la porte. Son hôtesse prit le relais.
— Je vous raccompagne, dit-elle en caressant le jeune homme de son regard souriant. Soyez en repos : nous ne vous oublierons pas !
Arthur se retrouva dehors sans presque avoir eu le temps de se reconnaître. La nuit était complète à présent et la rue obscure, à peine éclairée par de faibles traces lumineuses tombées d’une fenêtre ou filtrant sous une porte. Il hésita sur ce qu’il devait faire. Retourner auprès de Guimard serait une sottise. D’autant qu’il le verrait certainement à l’auberge tout à l’heure puisqu’il y prenait ses repas. Aussi se mit-il en route sans plus tarder, content d’ailleurs de ce laps de temps qui allait lui permettre de décider de ce qu’il entendait dire ou ne pas dire. Pas question de parler du prince, de ses projets ou de ses déceptions ! Même s’il le détestait d’avoir pris Elisabeth, Arthur se faisait de l’honneur une trop haute idée pour livrer un ennemi malheureux. Tout dans son caractère se révoltait contre ce qui eût été une vilenie et c’en serait une que renseigner Guimard. Ce n’était malgré tout qu’un policier… et peut-être moins bon qu’il le croyait puisque, en dépit de sa surveillance, les allées et venues du prince semblaient lui avoir totalement échappé. Il valait beaucoup mieux que ça continue ! Et, dans cet ordre d’idées, le mieux serait encore de se faire servir dans sa chambre ! Il avait bien le droit d’être fatigué. Et, en fait, il l’était… horriblement ! Il ne sentait plus ses jambes, au point que le parcours dans les rues balayées par le vent lui fut pénible.
En entrant au Lion d’Or, il fit part à dame Madeleine de son intention de souper chez lui afin de pouvoir se coucher tôt. Elle l’approuva chaleureusement, ajoutant même qu’elle se chargeait en personne de lui préparer un plateau copieux.
— Il y en aura assez pour deux ! conclut-elle en disparaissant dans la cuisine avant qu’il ait eu le temps de lui dire qu’une seule ration serait suffisante, mais, comme il n’avait pas la moindre envie de discuter, il abandonna le sujet et monta dans sa chambre en traînant un peu les pieds, songeant, avec une délectation anticipée, au lit confortable qui l’y attendait.
Hélas ! entre lui et l’objet de ses désirs se dressa soudain la haute silhouette menaçante de Guillaume Tremaine !
— Par quoi préfères-tu commencer ? tonna la voix paternelle. La correction ou la confession ?
— La confession, si vous voulez bien, bâilla Arthur en levant sur son père un regard exténué. J’ai tellement sommeil que je n’en viendrai pas à bout si vous me battez avant. Vous aurez tout le temps pendant que je dormirai !
La colère de Guillaume tomba d’un seul coup. Il éclata de rire, fit asseoir son fils sur le lit tant convoité et prit place à son côté.
— Raconte ! fit-il sobrement.
Ce fut vite fait. Arthur n’avait qu’une envie : plonger dans le gros édredon séduisant comme une fraise pour s’y engloutir, mais il était écrit que ce ne serait pas encore pour tout de suite. Il commençait tout juste à se déshabiller quand une main nerveuse mais discrète frappa à la porte. Guillaume alla ouvrir, découvrant une femme vêtue et coiffée à la fois d’une ample mante noire à capuchon, qui entra vivement. À la vue de celui qui l’accueillait, elle retint avec peine un cri de joie :
— Vous êtes là vous aussi ? Dieu soit loué ! Je venais parler à votre fils mais c’est une vraie bénédiction que vous soyez venu !
Tremaine s’inclina sur la main gantée d’une mitaine de dentelle que l’on offrait à ses lèvres.
— Madame de Vaubadon ? C’est une véritable joie de vous revoir, dit-il avec une parfaite hypocrisie, car il n’aimait guère la jeune femme.
— Pas de noms, s’il vous plaît ! Ce n’est pas moi qui aurais dû venir, mais ce jeune homme m’avait déjà rencontrée et nous avons pensé qu’il m’écouterait plus volontiers qu’un inconnu. Nous avons à parler d’affaires graves.
Visiblements émue, elle adressait un rapide sourire à Arthur occupé à renouer sa cravate, avant d’aller prendre place sur la chaise laissée libre par Tremaine.
— Un instant ! dit celui-ci. Vous ignoriez ma présence et cependant vous veniez parler d’affaires graves, pour vous citer, à un garçon de quatorze ans ?
— Peu importe l’âge ! Il se comporte en homme et je n’avais pas le choix !
— N’est-ce pas cependant un peu soudain ? Si je compte bien, ma fille est chez vous depuis deux mois : pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?
— On ne sait jamais entre quelles mains peut tomber un billet. En outre, il n’y avait pas urgence. Aujourd’hui, nous sommes pressés. La situation qu’au début de l’été nous avions tout lieu de juger favorable n’a fait que se dégrader. S’il demeure plus longtemps, le prince va se trouver en grand danger… et nous aussi ! Il faut…
— La vie de conspirateur n’a jamais été de tout repos, interrompit vivement Guillaume. Je m’étonne que vous ne le sachiez pas encore : il m’est revenu que durant la tourmente vous vous êtes beaucoup dévouée à la cause royale.
— Et je suis prête à m’y dévouer encore, mais cette fois cela devient trop difficile : le prince doit repartir.
— Vous ne m’apprenez rien : Elisabeth l’a dit à son frère tout à l’heure. Croyez que je le déplore… mais qu’y puis-je ?
La jeune femme frémit d’impatience et, sous la mèche rousse rejetée par le capuchon, ses yeux noirs flambèrent.
— Vous ne comprenez pas. Il faut qu’il parte seul ! Et c’est pourquoi votre présence est une telle chance !
— Je ne comprends toujours pas. Ce ne serait pas la première séparation que ma fille accepterait.
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