— Elle n’acceptera pas celle-là. Lui non plus d’ailleurs, et c’est pourtant leur seule chance de vivre à l’un comme à l’autre.

Après un coup d’œil rapide à son fils qui, dans l’ombre des rideaux du lit, écoutait de tout son âme, Guillaume dit sèchement :

— Et si vous m’expliquiez ce nouveau mystère ?

— Volontiers, mais il me faut revenir en arrière. Lorsque le prince a quitté l’Angleterre en compagnie du baron de Sainte-Aline et de deux autres fidèles, il avait pour première destination… officielle Valognes où, chez Mlle Dotteville, la poétesse, il devait rencontrer le chevalier de Bruslart.

Mme de Vaubadon chuchotait presque, pourtant Guillaume ne résista pas au malin plaisir de lui faire remarquer qu’elle prononçait des noms.

— C’est pour que vous puissiez mieux situer tout ce monde ! répliqua-t-elle. Si vous ne connaissez pas l’auteur du Solitaire de la vallée de la Drôme vous êtes trop bon Cotentinois pour ignorer Bruslart.

Qui ne connaissait, en effet, ce personnage bouillonnant, turbulent, batailleur et obstiné dans lequel toute la Normandie royaliste voyait son plus ardent champion et dont le seul nom possédait le rare talent de mettre la police parisienne en émoi et de donner des sueurs froides à l’impassible Fouché lui-même ? Âgé alors d’une cinquantaine d’années, c’était un chouan redoutable, ancien confident et lieutenant du marquis de Frotté, le fameux chef de l’insurrection normande attiré dans un guet-apens à Verneuil en 1800 et fusillé, au mépris de la parole donnée, après un simulacre de jugement. Depuis ce drame, Bruslart, disait-on, avait juré de venger sur Bonaparte la mort de son ami et menait la vie aventureuse, folle, téméraire et même héroïque des anciens chevaliers errants, changeant sans cesse de gîte, ce qui donnait l’impression qu’il possédait le don d’ubiquité.

Cette grande facilité de mouvement, il la devait surtout à sa séduction personnelle qui lui valait de nombreuses maîtresses… et tout autant de caches : chez Rose Banville que l’on surnommait Jeanne d’Arc, près de Caen, chez Mlle Dotteville à Valognes, Mme de Thalleivaude à Bayeux, entre autres, sans compter ses belles amies de Paris… et Mme de Vaubadon par-dessus le marché. Toujours chevauchant, se battant, se cachant ou apparaissant à l’endroit où on l’attendait le moins, toujours armé comme un vaisseau de ligne mais d’une inaltérable gaieté, il avait tout ce qu’il fallait pour donner des sueurs froides au plus chevronné des argousins. Pourtant, s’il voulait venger Frotté, l’assassinat pur et simple lui répugnait. Son rêve était d’enlever le Premier Consul afin de le contraindre à se battre en duel avec lui. Pas de tyrannicide pour ce boute-feu d’un autre âge ! Un combat loyal mais sans merci.

C’est donc à ce Bruslart, dont le nom claquait comme un coup de feu, que le cabinet anglais adressait le duc de Normandie parce qu’il était tout à fait capable de concocter une bonne conspiration qui, lancée en même temps que celle de Cadoudal, doublerait les chances d’en finir avec le Premier Consul et de renvoyer la France au chaos. Seulement, quand il se rendit à Volognes, Louis-Charles ne trouva pas Bruslart. Celui-ci en était parti depuis deux jours et nul ne savait, bien entendu, ce qu’il était devenu.

— Pourquoi avez-vous dit « première destination officielle » en parlant de cet homme ? coupa Guillaume.

— Parce que le prince avait derrière la tête une idée dont il n’avait pas jugé utile de faire part à ses protecteurs britanniques. Il se rappelait que Valognes n’était pas bien loin des Treize Vents et, avant de se lancer dans l’aventure, il voulait revoir Elisabeth dont le souvenir lui était plus cher que jamais. Le destin voulut qu’ils se rencontrent dans la crique où l’on avait décidé de débarquer. Vous savez ce qui s’en est suivi : l’amour emporta tout, mais, puisque l’on emmenait une jeune fille tout à fait imprévue, Sainte-Aline, qui connaît bien la région, décida que l’on irait toucher terre ailleurs : les traces auraient été trop faciles à relever. Je ne saurais vous dire où ils ont finalement débarqué mais cela leur prit du temps, et Bruslart avait disparu. Dans l’espoir de le rejoindre, Mlle Dotteville, pensant qu’il avait peut-être gagné les îles Saint-Marcouf où il se terrait volontiers, les envoya alors chez l’un des nôtres près de Vierville où je me trouvais moi-même. C’est là qu’ils ont commis la folie de se marier…

— Je pense aussi que c’en fut une mais votre sentiment m’étonne. N’avez-vous pas été témoin ?

— Oui. Nous étions quatre, tout à la fois inquiets et éblouis par un amour vraiment rayonnant. Un amour comme toute femme rêve de le rencontrer un jour ! Bruslart peut-être aurait trouvé les mots pour convaincre, retarder au moins, mais il n’était pas aux îles Saint-Marcouf et pas davantage ici, ni à Caen. On le pensait à Paris et, comme le prince souhaitait rejoindre au plus vite ceux qu’on lui avait dits sûrs, il brûlait de s’y rendre. Vous savez, je crois, une partie de ce qui s’y est passé.

— J’ai ramené ma fille jusqu’aux abords de Bayeux mais lui, qu’est-il advenu de lui ?

— Ce serait trop long de tout vous raconter. D’ailleurs Sainte-Aline, qui est fermé comme un coffre-fort, ne m’a pas tout dit. Pas mal de déboires, je pense, jusqu’au retour en Normandie pour s’y retrancher en rassemblant le plus possible de partisans.

— A-t-il enfin rejoint votre Bruslart ?

— Ce n’est pas vraiment le mien ! fit la jeune femme avec un sourire un peu mélancolique. Nous sommes nombreuses à nous le partager ! Mais pour répondre à votre question : oui, la rencontre a eu lieu. Malheureusement à Paris et dans un lieu peu favorable : chez une Mme d’Anjou, encore une amie du chevalier mais qui se trouve être surtout l’agent des Princes : Artois et Provence. Et Bruslart, poussé par cette femme, a mis en doute la qualité de notre jeune duc. Il y avait bien quelques excuses, d’ailleurs. Son défunt ami Frotté, cependant associé à cette Mrs. Atkyns qui s’est tant dévouée pour la famille royale et a financé l’évasion de Louis XVII, est mort en croyant que la fuite ne s’était pas réalisée. En outre, le mariage avec votre fille a eu sur lui un effet détestable. Que le premier geste du fils de Louis XVI ait été de se mésallier lui est apparu tout à fait insensé… ou alors trop naturel venant d’un imposteur. Cependant, Sainte-Aline et aussi la noblesse naturelle du prince ont réussi à l’ébranler. Il est alors parti pour l’Angleterre afin de s’y renseigner. Il vient de revenir.

— Et alors ?

— Il y croit à présent. Seulement, devant la tournure prise par les événements, Londres veut que Louis-Charles revienne, mais seul S’il ramène Elisabeth, je crains qu’elle ne vive pas longtemps.

— Ces faillis chiens d’Anglais auraient-ils quelque chose à reprocher à ma fille ? gronda Tremaine en qui se réveillait la vieille haine contractée pendant le siège de Québec.

— Non, mais elle serait particulièrement gênante. Si vous voulez tout savoir, il y a là-bas une jeune lady… de sang royal, d’ailleurs, qui s’est prise pour le prince d’une vraie passion. S’il a obtenu de l’aide, c’est surtout grâce à elle. Qu’il s’annonce marié et sa femme aura tout à craindre d’une rivale puissante. Au mieux, elle disparaîtra dans quelque prison bien cachée.

— Et, sachant cela, ce garçon a osé lui faire courir un pareil danger ? Mais c’est un monstre.

— Non… C’est un enfant qui tient de sa mère un grand orgueil. Né près du trône, il se croit tous les droits. J’ajoute qu’il espérait bien ne jamais remettre les pieds en Angleterre. Il est probable qu’il renâclera quand on va lui parler de rembarquer. Pourtant, s’il veut garder une autre chance, il doit y retourner.

— Dans ce cas, il me semble que les choses sont simples : vous embarquez votre prince et vous me laissez Elisabeth ! C’est bien ça, au fond, que vous attendez de moi ?

— C’est à peu près cela, mais nous allons devoir y mettre certaines formes. Bruslart pense – et je crois qu’il a raison – diriger une nuit prochaine notre jeune couple jusqu’à une plage voisine sous prétexte de le conduire aux îles Saint-Marcouf pour s’y embarquer sur un corsaire hollandais. Le bruit court, en effet, ici, que des espions de Fouché sont à l’œuvre… Une fois au large, leur bateau sera abordé, le prince enlevé, porté sur une frégate anglaise qui croise à l’abri des îles. Il ne restera plus qu’à ramener Elisabeth à terre. Sachant son frère à Bayeux, elle ne sera guère surprise d’y voir aussi son père… et j’espère sincèrement qu’avec le temps elle oubliera.

— Comme c’est facile ! s’écria Arthur, outré. Est-ce que vous n’oubliez pas, vous, qu’elle est mariée devant Dieu et qu’il doit bien exister quelque part des traces de ce mariage ?

— Naturellement. Les registres paroissiaux de Vierville en font foi et aussi les extraits que possèdent chacun des époux, mais, aux yeux de la politique, ce ne sont que chiffons de papier.

— Pas aux nôtres ni à ceux de ma sœur !

— Je le sais et, croyez-moi, je l’aime beaucoup. C’est pour cela d’ailleurs que je lui souhaite assez de sagesse pour accepter plus tard une répudiation. Le temps peut, à la longue, devenir un allié : elle est si jeune ! Elle aimera encore, même si elle croit que c’est la dernière fois, et – grâce à Dieu ! – aucun enfant n’est en vue ! Ce serait un malheur. À présent essayons de nous mettre d’accord. J’ai peu de temps.

La visite de la jeune femme se prolongea cependant encore un bon moment. L’idée de reprendre Elisabeth souriait assez aux deux Tremaine, encore qu’ils se la reprochassent. Ils savaient si bien que, loin de son époux, celle qui leur était si chère serait malheureuse ! La pensée de la voir souffrir leur était pénible. D’autant que le vieux problème – Lorna – se posait toujours et que, dans l’immédiat, il était impossible de ramener son ennemie aux Treize Vents.

Quand leur visiteuse se fut enfin éloignée, Arthur donna là-dessus son sentiment :

— Quand nous serons de retour, le mieux sera peut-être de confier Elisabeth à Mlle Anne-Marie ? Pour quelques jours tout au moins. Pendant ce temps il faudra faire comprendre à Lorna qu’elle ne peut plus rester chez nous. Et nous montrer fermes. Avec un peu de chance l’un de vos bricks devrait pouvoir la conduire en Angleterre.

— Outre que la Manche en décembre est rarement agréable, il serait peut-être dangereux de l’exposer au feu des croisières anglaises ?

Repris par ses soupçons, Arthur frappa du pied.

— Père ! Vous finirez par me faire croire que vous tenez à la garder ! Si vous l’aimez…

— Je ne l’aime pas, et il n’y a pas à revenir là-dessus. Seulement, tu ignores ce qui s’est passé hier matin après ton départ si discret entre elle et le docteur Annebrun. Une scène plutôt pénible ! Elle est persuadée avoir mis un enfant au monde pendant qu’elle était inconsciente et elle nous accuse de l’avoir subtilisé… ou pire !

— Elle est folle !

— Pas encore, mais cela pourrait venir. Toujours est-il qu’elle exige son enfant… et, bien sûr, le mariage ! Tu vois que nous n’en avons pas fini avec elle !

— Miséricorde ! gémit Arthur. Il ne nous manquait plus que ça ! Mais je lui parlerai, moi ! Je lui dirai ce qui s’est passé. Elle a toujours eu confiance en moi.

— Plus maintenant, tu peux en être sûr. Elle se croit victime d’une vaste conspiration.

Le jeune garçon réfléchit un instant, puis :

— Oublions Lorna, père ! Nous avons assez de tourment avec ce qui nous attend ici. Et, à ce propos, qu’allons-nous faire de M. Guimard ? Le mettre au courant du prochain départ ?

— Surtout pas ! Il aime ta sœur – si tu ne le savais pas, je te l’apprends ! –, mais il désire vivement, bien qu’il dise le contraire, s’emparer d’un homme qui peut représenter un obstacle sur la route de son idole : le Premier Consul. Et s’il savait que Bruslart est à Bayeux, rien ne pourrait le retenir, parce que c’est un policier dans l’âme. Crois-moi : il vaut beaucoup mieux ne pas tenter le diable.

— Il faut pourtant bien lui dire quelque chose !

— Bien entendu. Nous le verrons avant de quitter la ville et notre version sera celle-ci : je suis venu te chercher en dépit d’une affaire importante que j’ai dû laisser en souffrance et qui me rappelle d’urgence. Et on s’en va !

— Vous pensez qu’il va croire ça ?

— Pourquoi pas ? Il m’arrive d’être convainquant, tu sais ! Au fait, on va voir ça tout de suite ! Je vais descendre souper tandis qu’on te montera ton repas. S’il est là, je l’invite et je lui parle. Toi, pour ce soir, tu n’as plus rien d’autre à faire que manger et dormir.

Après une tape affectueuse sur la tête de son fils, Guillaume jeta un coup d’œil à sa tenue, se lava les mains et sortit de la chambre en priant le bon Dieu que Guimard n’ait pas rencontré Mme de Vaubadon.