1- Tremaine veut dire « trèfle ».

Chapitre IX

Une voile sur la mer

Le lendemain, les deux Tremaine quittaient Bayeux, vivement regrettés par Madeleine Le Provost, qui avait espéré garder quelque temps des messieurs d’un type assez différent de celui qu’elle côtoyait d’habitude. Cœur tendre, elle plaignait beaucoup le jeune Arthur dont la mine contrite et les yeux fixés au sol laissaient deviner qu’il avait eu de gros ennuis avec son père. À l’air sévère de celui-ci on pouvait conjecturer qu’il entendait faire passer à son rejeton le goût des grandes aventures courues sans autorisation. Mais, comme elle croyait à une histoire d’amour, elle trouva tout de même le courage de murmurer, tandis que Guillaume payait leur écot à tous deux :

— Puis-je espérer, monsieur, que vous ne montrerez pas trop de rigueur à ce charmant jeune homme ? Ma défunte mère – Dieu ait son âme ! – disait volontiers que le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas.

S’il fut surpris d’entendre une plantureuse aubergiste bajocasse citer Pascal, Guillaume n’en montra rien, se contentant de prendre la main potelée de son hôtesse pour un rapide baiser avec un sourire qui aviva les regrets de celle-ci :

— Puisque vous plaidez sa défense, belle dame, la pénitence ne sera pas trop rude. Ce vaurien a de la chance.

En rejoignant son fils, Guillaume le félicita de son talent de comédien.

— Notre hôtelière est persuadée que je t’ai battu comme plâtre. Elle m’a demandé de me montrer clément.

— C’est très gentil à elle, mais je n’ai pas vraiment joué, père. En vérité, je suis malade d’angoisse. Le plan de cette Mme de Vaubadon ne m’inspire pas vraiment confiance. Et puis, il y a ce vent qui s’est renforcé dans la nuit. La mer doit être mauvaise et s’il faut laisser Elisabeth s’embarquer, même pour être ensuite ramenée…

Le vent semblait, en effet, souffler des quatre horizons, écartelant le pays dont les arbres dépouillés se tordaient sous un ciel fuligineux. Pourtant, c’étaient de grandes rafales qui ne duraient pas. Elles accouraient d’un côté ou de l’autre, courbant tout sur leur passage puis passaient leur chemin.

— Crois-tu que je n’y pense pas ? grogna Tremaine en assurant son chapeau sur sa tête. Le prêtre qui doit les conduire est, paraît-il, le meilleur marin de toute la côte. Cela veut dire qu’il est sans doute respectueux de la vie humaine. De toute façon, nous serons chez lui avant eux et je te jure que nous veillerons au grain.

Pour ne pas trop fatiguer leurs montures, les deux cavaliers partirent au petit galop. Moins rapide que le superbe Sahib, Rollon était aussi plus lourd et son poids lui permettait de mieux résister aux bourrasques. La route qui se rapprochait peu à peu d’une côte faite de grandes dunes herbeuses était bosselée, assez difficile et il fallut plus de deux heures pour atteindre Vierville, un village de pêcheurs au bord d’une longue étendue de sable reliant les falaises de la pointe de la Percée à celles de Port-en-Bessin. Un château, à l’entrée, et la tour carrée d’une église romane s’élevaient au-dessus d’une poignée de chaumières qui avaient l’air de faire le gros dos sous l’averse diluvienne que le vent en s’éloignant laissait derrière lui. La mer était grise, crêtée d’écume jaunâtre, mais moins forte que les deux voyageurs ne le craignaient ; ce qui les rassura un peu.

Ils n’eurent guère de peine à trouver le presbytère : une maison à peine plus importante que les autres mais faite de pierres mieux taillées et coiffée de schiste. Un enclos comportant un petit commun la complétait. Le temps y était peut-être pour quelque chose, mais on ne voyait pas âme qui vive et sous ce ciel brouillasseux l’endroit donnait une impression de tristesse et d’abandon. On pouvait se croire au bout du monde.

Attachant leurs chevaux à l’abri d’un contrefort de l’église, Guillaume et son fils allèrent frapper à la porte étroite et haute, marquée d’une croix. Un prêtre, dont la soutane semblait posée sur ses épaules musculeuses depuis des siècles tant elle arborait de teintes variées, vint ouvrir. C’était l’abbé Nicolas, curé de Vierville, celui-là même qui le 8 juillet précédent avait marié Elisabeth et son prince. Un étonnant personnage par-dessus le marché.

Dans tout le pays, sa réputation de charité était passée à l’état de proverbe, mais il ne cherchait pas seulement à soulager la misère humaine. L’immense générosité de l’abbé cachait aussi une activité occulte et politique en parfaite harmonie avec ses convictions profondes ; c’était le plus hardi et le plus endurant des courriers royalistes.

Un loup de mer endurci, ne craignant personne pour le courage et l’énergie ! Trois fois la semaine environ, le curé, sa messe dite et son bréviaire récité, s’embarquait par tous les temps dans un canot qu’il dirigeait seul et gagnait ainsi les îles Saint-Marcouf, rendues à la France, mais pratiquement désertes et où les navires anglais s’aventuraient toujours. Là s’opérait l’échange des lettres et la remise des paquets que le brave prêtre apportait à ceux de Bayeux sous couleur de visiter sa vieille amie Mme Amfrye qu’il confessait depuis de longues années, ce qui ne choquait en rien les desservants de la paroisse Saint-Patrice où résidait cette pieuse dame, en fait une des plus militantes des royalistes de la région. Elle tenait le dépôt des fonds que les émigrés d’Angleterre envoyaient au parti et se chargeait en outre de leur correspondance. Enfin, comme l’abbé lui-même, elle était de ceux que le retour du roi errant avait profondément troublés. Non qu’elle eût mis en doute sa qualité, mais sa tentative n’allait pas sans l’inquiéter et, si elle avait été le témoin attendri du mariage, elle ne l’avait pas vraiment approuvé.

En découvrant sur son seuil ces parfaits inconnus, l’abbé Nicolas eu un froncement de sourcils que le plus grand des deux visiteurs effaça rapidement :

— Je suis Guillaume Tremaine, dit-il, le père de cette jeune Elisabeth que vous avez mariée le 8 juillet dernier. Et voici mon fils Arthur.

— C’est un peu tard pour la cérémonie, mais je suis tout de même heureux de vous voir, monsieur… sauf si vous songez à contester !

— Pas le moins du monde ! J’aime trop ma fille pour la vouloir malheureuse. C’est pourquoi le rôle que nous venons jouer ici est un peu délicat, mais Mme de Vaubadon que nous avons rencontrée hier nous a dit que vous comprendriez. Pouvons-nous entrer ?

— Mais je vous en prie ! Je vous tiens là en plein courant d’air. Installez-vous près du feu et mettez-vous à l’aise.

Plus pauvre intérieur ne se pouvait concevoir que celui de ce prêtre marin entre les mains duquel passaient souvent de fortes sommes : des murs lépreux, quelques meubles indispensables, mais sans valeur, un sol carrelé de rouge sans tapis, des fenêtres sans rideaux… Pourtant, tout cela rayonnait de propreté au point de donner une impression de simple élégance grâce au grand feu d’ajoncs dont s’illuminait la cheminée et à l’admirable crucifix d’ivoire, d’une sévérité janséniste, qui régnait sur le manteau de pierre.

Même contraste chez l’homme : avec son visage aux traits rudes, tanné et recuit par les intempéries, il ne devait guère se distinguer des pêcheurs de cette côte sauvage mais son regard, sous le chaume grisonnant des cheveux trop longs, irradiait la lumière pure d’un ciel d’été. Un regard qui inspirait une immédiate confiance. Aussi, n’ayant aucune raison d’essayer de jouer au plus fin, Guillaume lui raconta les événements des derniers jours et la raison de sa présence à Vierville. L’abbé ayant, pour sa part, ramené la veille Bruslart des Saint-Marcouf savait déjà qu’il venait chercher le prince et qu’une cruelle déception attendait sa jeune femme. Ce qu’il désapprouvait d’ailleurs fermement :

— L’homme ne doit pas séparer ceux que Dieu à unis, déclara-t-il. Malheureusement la politique n’a rien d’humain avec sa manie de régenter, contre vents et marées, l’existence de gens de quelque importance. Au mépris de toute logique, on a encouragé cet enfant à venir, sans armes, sans assistance militaire et presque sans argent, souffler le feu chez un ennemi infiniment plus puissant que lui. Il s’est trouvé qu’il a pu rencontrer la jeune fille qu’il aimait et qui était pour beaucoup dans son désir de revoir la France. Tous deux s’aiment infiniment et moi je ne me suis pas senti le courage de leur refuser de vivre un vrai bonheur la tête haute. Qu’il ait au moins ça, ce malheureux garçon si cruellement éprouvé : la chaleur d’une femme dans sa vie errante ! Et voilà que, maintenant, la politique décide qu’il doit s’en séparer pour ne pas déplaire à une péronnelle anglaise titrée qui se verrait bien reine de France en exil ! Oh ! c’est indigne ! Indigne !

— Est-ce à dire, l’abbé, que vous me désapprouvez d’avoir accepté ce que m’a proposé Mme de Vaubadon au nom de ses amis ? fit Tremaine, soudain inquiet.

— Bien sûr que non ! Vous êtes père et je connais trop les Anglais pour ne pas les savoir capables de tout. Nous pensons tous deux qu’il arriverait malheur à cette mignonne si elle partait avec lui et c’est la raison pour laquelle je vais vous aider à lui faire ce chagrin, parce que c’est la seule façon de la sauver. Cependant, je prierai Dieu qu’il permette un jour la réunion de ces deux enfants. Mais vous devez avoir faim ?

— Nous ne voulons pas vous déranger. Il doit bien y avoir une auberge, ici.

— Oui, mais vous y détonneriez comme un coq chez des canards. Votre aspect est un peu trop remarquable, monsieur Tremaine, aussi vais-je vous garder ici jusqu’à ce soir. Il serait même souhaitable que votre fils aille chercher vos chevaux pour les mettre à l’écurie. Elle n’est pas grande mais elle suffira, ma monture à moi étant partie hier entre les jambes impatientes de M. de Bruslart.

Le repas, composé de « graisse de Cherbourg1 » et de fromage, accompagnés de pain croûteux fraîchement cuit, fut modeste mais excellent. L’appétit creusé par leur course, les deux voyageurs se régalèrent, puis, à l’invitation de l’abbé, ils s’établirent dans la chambre du prêtre, pour y prendre un peu de repos. La nuit à venir risquait, en effet, d’être longue et rude. La pièce était sans feu mais, enveloppés de leurs manteaux, ils s’endormirent rapidement. L’abbé, lui, resta dans la salle commune pour lire son bréviaire.

L’arrivée des Tremaine lui apportait un certain apaisement, calmait l’inquiétude qu’il ressentait depuis qu’à l’île du Large, il avait embarqué Bruslart, mis à terre quelques heures plus tôt par un canot de la frégate anglaise ancrée dans les brumes non loin des trois îlots dont se composaient les Saint-Marcouf. En dépit des rochers qui les entouraient, en effet, des bâtiments d’une certaine importance pouvaient approcher sans risque d’environ cent cinquante mètres. À condition de connaître les passes, bien entendu. Or, les nouvelles que Bruslart rapportait ne lui avaient pas plu. Elles rejoignaient trop celles entendues chez Mme Amfrye : la noblesse de la région, mal convaincue de la légitimité du prince, préférait garder espoir en celui qui se faisait appeler Louis XVIII. Depuis, l’abbé se tourmentait pour la belle jeune femme que l’on allait abandonner ainsi. Pas seule, bien sûr : Mme de Vaubadon serait là pour la recueillir, la ramener à Bayeux où Mme Amfrye, cette fois, se chargerait d’elle afin de mieux préserver sa réputation ; celle de la belle Charlotte n’étant pas des meilleures en dépit de son dévouement. En fait l’idée que la jeune « duchesse » allait pouvoir reprendre place au sein de sa famille soulageait beaucoup l’abbé Nicolas. Il aurait cependant préféré que son bateau à lui ne soit pas le théâtre de ce qu’il considérait comme une mauvaise action… Et puis, en mer, un accident est vite arrivé. Non, décidément, il n’aimait pas du tout le projet du chevalier de Bruslart, mais comment faire pour empêcher la jeune femme d’embarquer ?

Ce problème tourmentait aussi Guillaume et Arthur tandis que vers minuit – c’était l’heure de la marée – ils attendaient tapis dans la chambre obscure que le signal de l’arrivée des voyageurs soit frappé à la porte du prêtre. À présent que l’instant approchait le plan conçu pour l’enlèvement du prince leur semblait insensé, inutilement cruel et, tout à coup, Guillaume entendit :

— Si seulement nous pouvions trouver les rames, nous prendrions l’une des barques de la plage et nous les suivrions. Ce serait un jeu d’enfant pour nous.

Les ténèbres cachèrent son sourire : il éprouvait toujours une joie profonde à voir se manifester le courage de son fils. Il comprit qu’Arthur était prêt à tout et que lui-même ne pouvait le décevoir. De toute façon, il acceptait de moins en moins ce rôle d’observateur passif.