En revenant à Vierville, Victor put constater qu’Elisabeth allait beaucoup mieux. Physiquement, tout au moins. Le moral était moins satisfaisant.
— Elle n’a pas dit vingt mots depuis qu’elle est réveillée, chuchota Arthur, presque aussi triste que sa sœur. Elle a demandé à l’abbé de l’entendre en confession mais, ensuite, elle n’a fait que pleurer et prier. Cela lui ressemble tellement peu ! Vous croyez qu’elle va devenir aussi ennuyeuse qu’une vraie reine ?
— N’ayant pas été sacrée, elle ne l’est pas. Et puis, je crois qu’il faut lui laisser un peu de temps : la blessure est encore bien fraîche.
C’était aussi l’avis de Guillaume qui traitait sa fille avec le respect précautionneux réservé aux malades mais, pressé de prendre la route du retour, hâta le départ afin d’arriver avant la nuit à Carentan, où il voulait relayer afin d’assurer à la jeune femme une grande nuit de repos. Apparemment, celle-ci n’y voyait pas d’inconvénients. La suite des jours à venir lui était de peu d’importance puisque Louis-Charles ne les partagerait pas. Cependant, au moment de monter en voiture, elle demanda à Tremaine :
— Me direz-vous, père, où vous me conduisez ? Vous savez ce que je pense d’un retour à la maison.
— Il est inutile de te répéter, Elisabeth. Je ne suis pas de ceux qui tendent des pièges ; tu devrais le savoir. Cela dit, verrais-tu un inconvénient à passer quelques jours chez Anne-Marie Le Houssois ?
Une douceur passa sur le beau visage douloureux.
— C’est sans doute le seul endroit où je me sentirai vraiment bien. Mais, hier soir, vous parliez à mon époux d’une maison que vous m’auriez donnée.
— En effet. J’ai restauré entièrement la maison du Galérien et je t’en ai fait donation dûment enregistrée mais, dans l’état actuel des choses, c’est trop solitaire, trop mélancolique… et je garde le ferme espoir de te ramener aux Treize Vents dans un avenir proche.
— Dans l’état actuel des choses ? fit-elle avec un petit sourire moqueur qui rappelait l’ancienne Elisabeth. Je crains bien que vous ne vous illusionniez, père ! Cette Lorna est accrochée à nous comme une sangsue. Elle ne lâchera pas prise si facilement. De toute façon, ne vous tourmentez pas : Louis-Charles me rejoindra bientôt.
Avec son ancienne vivacité, elle grimpa dans la voiture, s’installa auprès d’Arthur et baissa la glace pour un dernier signe à l’abbé Nicolas qu’entourait cette fois la presque totalité du village.
— Nous reviendrons vous voir ! cria-t-elle, ce qui eut le don d’agacer Arthur.
— Ne me dis pas que tu emploies le pluriel de majesté ? grogna-t-il. Autant te le dire tout de suite, même si tu devenais reine, tu seras toujours ma sœur pour moi. Et rien d’autre !
— Et qui te le demande ? Si j’ai dit nous, c’est parce que j’espère bien revenir un jour avec Louis-Charles. J’aime beaucoup l’abbé Nicolas, qui est la bonté même. Et puis c’est lui qui nous a mariés.
Une amère tristesse envahit Arthur. Il commençait à croire que seul désormais comptait le mari et tout ce qui le touchait de près ou de loin. Sentant monter des larmes, il tourna la tête pour regarder vaguement par la portière et aperçut la croupe et la queue voltigeante de Rollon qui trottait à la hauteur du cocher. Dire qu’il était si content, peu de temps auparavant, de faire ce voyage en la seule compagnie d’Elisabeth ! À présent, il n’éprouvait plus qu’une irrésistible envie de se retrouver à cheval, la tête dans le vent humide et le corps dansant souplement au rythme de sa monture. Tellement irrésistible qu’il ne résista pas. Il ouvrit la vitre, se pencha et ordonna au cocher d’arrêter. Ce qu’il fit aussitôt, retenant du même coup les deux cavaliers.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Guillaume.
— Rien… sinon que je ne supporte pas de voyager enfermé dans une boîte. J’étouffe !
— Voulez-vous que je prenne votre place ? Je vous rendrai votre cheval, proposa Guimard avec juste un tout petit peu trop d’empressement.
— Non, dit vivement Tremaine, les yeux sur le visage contracté de son fils. C’est moi qui vais changer avec lui.
Une bouffée d’orgueil joyeux illumina les traits durs du jeune garçon.
— Vous me prêteriez Sahib ?
— Sans hésiter. La seule différence est que tu es plus léger que moi. Il en sera sûrement content.
— Vous non plus vous n’aimez pas voyager enfermé.
Le sourire faunesque de Guillaume alla d’Arthur à Elisabeth qui, les yeux clos, ne se souciait même pas de la raison de cet arrêt.
— Le trajet n’est pas si long. Cependant, il suffirait peut-être à te rendre hypocondriaque. Allez, pied à terre ! ajouta-t-il en enjambant l’arçon de sa selle. Puis, baissant le ton de façon à être entendu du seul Arthur :
— Il est temps que nous ayons une longue conversation à cœur ouvert, madame la duchesse et moi.
1- Mélange de saindoux et de graisse de rognons de porc longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail.
Chapitre X
La mort des jacinthes
Quatre jours avant Noël, Mlle Le Houssois décida que le temps était venu pour elle de mettre de côté sa réserve naturelle et de se mêler un peu des affaires des autres. Pas n’importe lesquels : ceux qu’elle aimait comme les enfants que son célibat obstiné lui avait refusés. Elle joignit un gros mensonge à cette crise d’indiscrétion inusitée en annonçant à Elisabeth qu’elle devait se rendre au Vicel pour faire visite à l’une de ses vieilles amies, dont le docteur Annebrun lui avait dit qu’elle n’était pas bien et désirait la voir. Ce n’était pas vrai mais elle avait besoin de s’absenter une grande partie de la journée.
Un peu inquiète à l’idée de sa vieille amie effectuant seule une aussi longue course au cœur de l’hiver, Elisabeth, naturellement, proposa de l’accompagner :
— Il me semble que ce n’est pas très raisonnable ! Les jours sont courts et vous avez tout de même quatre-vingt-quatre ans.
— Comme c’est aimable de me le rappeler ! Je ne te croyais pas si mal élevée, ma petite ! Alors, écoute bien ceci : j’ai peut-être l’âge que tu dis mais je n’en suis pas certaine parce que je me sens toujours la même ! Quant à toi, tu restes ici : Pierre Annebrun doit passer m’apporter un liniment pour notre voisine qui a ses douleurs : je n’en ai plus !
Et, le soleil tout juste assez haut, elle avait attelé son âne, Sainfoin, à sa petite charrette, et elle était partie dans la brume légère du matin. Pas pour le Vicel mais bien pour Varanville : un voyage de deux lieues et autant pour le retour, que les jambes vigoureuses de Sainfoin pouvaient parcourir sans épuisement. D’autant qu’un bon picotin lui serait certainement dispensé pendant que sa maîtresse causerait avec la baronne.
Bien que l’automne eût été semé de tempêtes et de froidure, les approches de Noël penchaient vers la douceur. L’air bleuté sentait la terre, les feuilles mourantes, la fumée et le feu de bois avec à l’occasion une odeur de pain chaud que la vieille demoiselle humait avec satisfaction. Bien enveloppée dans sa mante de bure épaisse, ses mains couvertes de mitaines de laine noire calmement posées sur les rênes, Mlle Anne-Marie goûtait le parfum d’aventure de sa petite expédition où elle voyait presque une croisade : ne s’en allait-elle pas tenter de reconquérir pour ses chers Tremaine un bien presque aussi précieux que le Saint Tombeau : le cœur de Rose de Varanville, qui semblait bien s’en détacher ?
Quarante-huit heures plus tôt, Adam, venu embrasser sa sœur et sa vieille amie leur avait raconté que la veille il s’était rendu au château pour voir si Amélie, la plus jeune des petites Varanville et sa compagne de prédilection, était enfin arrivée de Coutances où elle se trouvait depuis plusieurs semaines avec sa mère et sa sœur Victoire.
Grâce à Dieu tout le monde était rentré ! Cependant, la satisfaction du jeune garçon subit une espèce de fêlure en constatant qu’il y avait là des visiteurs : un certain M. de La Morinière et ses deux sœurs passaient les fêtes de fin d’année à Varanville. Et il n’avait pas aimé du tout ce gentilhomme !
S’il s’était agi d’un vieillard blanchi par les ans, marchant avec peine ou même un peu malade, Adam n’aurait pas vu d’inconvénient à sa présence, mais il s’agissait d’un bel homme encore jeune, très élancé, de visage agréable en dépit d’une légère cicatrice à la joue, jouissant d’une démarche aisée et d’une évidente bonne santé. Sans compter des yeux bruns plutôt vifs montrant une désagréable tendance à suivre tous les gestes de leurs hôtesse ! Et Adam qui rêvait comme son frère et sa sœur de voir un jour leur père épouser « tante Rose » s’était senti tout déconfit.
Bien sûr, il avait reçu de Rose son habituel accueil plein d’affection mais il était difficile de ne pas observer qu’on lui demandait seulement des nouvelles d’Arthur. De leur père pas un mot ! Ni d’ailleurs de leur maison. Et comme il avait été impossible d’entraîner Amélie hors du salon où l’on prenait le thé en écoutant Victoire jouer de la harpe, le pauvre garçon finit par choisir la retraite, navré de n’avoir pu délivrer les merveilleuses nouvelles qu’il apportait : la fausse grossesse de Lorna et surtout le retour d’Elisabeth, qui ne regardaient en rien ces étrangers !
Le retour fut morose, mais Adam ne trouva guère plus de réconfort à la maison. Son père, plus blessé qu’il ne voulait l’admettre d’apprendre l’installation d’un homme en qui il voyait un rival, lui reprocha sèchement d’être allé au château sans l’en avoir averti au préalable. Comme si ce n’était pas chose tout à fait normale peu de temps auparavant ! Quant à Arthur, il marmonna des paroles peu aimables sur l’inconstance féminine et la facilité avec laquelle une blessure d’amour-propre et une petite contrariété pouvaient détourner le cœur de la plus noble dame. Outré d’une telle partialité, Adam ne mâcha pas sa façon de penser une fois éloignées les oreilles paternelles.
« Aller dire à une femme qu’on l’aime après avoir couché avec une autre, ça ne te paraît pas suffisant pour “détourner un cœur” ? Quant à ta petite contrariété, si c’est comme ça que tu appelles la fuite d’Elisabeth en qui tante Rose pouvait espérer avoir confiance, ça ne me paraît pas d’une haute moralité ! »
Écœuré, Adam s’en était donc allé déverser le trop-plein de son chagrin dans le giron toujours accueillant de Mlle La Houssois, qui lui conseilla de rentrer à la maison et de ne plus parler de rien.
— Je vais m’occuper de cette histoire, assura-t-elle, sinon nous pourrions aller vers l’une de ces brouilles indémêlables qu’excellent à créer les gens qui s’aiment.
Son arrivée au château de Varanville prit tournure d’événement. Félicien Gohel se précipita pour l’aider à descendre de charrette et s’occuper de l’âne. Marie accourut pour l’embrasser, Victoire et Amélie se jetèrent dans ses jupes avec des cris de joie ; quant à Rose, elle abandonna ses invités aux bons soins de sa tante en les priant de ne pas l’attendre car elle allait avoir à traiter une affaire de grande importance. Finalement elle vint glisser son bras sous celui de la vieille demoiselle pour l’entraîner dans la petite pièce intime et chaleureuse qu’elle appelait en riant son « confessionnal ».
— Nous déjeunerons là toutes les deux pendant que vous ferez servir mes hôtes, dit-elle à Marie. Je suis sûre que Mlle Anne-Marie a beaucoup de choses à me dire.
Celle-ci demanda courtoisement pardon du dérangement qu’elle causait, assura que quelques minutes d’entretien lui suffiraient, mais se laissa cependant faire une douce violence : d’abord parce qu’elle se sentait en appétit et aussi parce qu’elle pouvait voir briller, dans les beaux yeux verts de la baronne, une étincelle traduisant une joie réelle, et peut-être une espérance.
— Si j’avais pu supposer que vous aviez des visites, je ne me serais pas permis de venir vous importuner.
— Et vous auriez eu tort. D’abord parce que vous ne m’importunez pas, bien au contraire ! Quant aux personnes qui séjournent ici, ce sont d’anciens amis perdus de vue par la force des choses. Ils reviennent d’émigration, nous nous sommes retrouvés à Coutances. Je les ai ramenés. Avec plaisir, mais je dois l’avouer… ils ne sauraient en faire oublier d’autres.
— Ceux des Treize Vents par exemple ?
— Oui. Adam est venu hier, mais il n’est pas resté.
— Il avait pourtant beaucoup de choses à vous dire, seulement vous n’étiez pas seule. J’ajoute que, durant votre absence, Guillaume est venu plusieurs fois jusqu’ici.
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