Rose aida Mlle Anne-Marie à prendre place à la petite table que Marie Gohel venait de dresser pour elles deux, pensant ainsi dissimuler une émotion qui se trahit cependant dans le son de sa voix.

— Marie et Félicien me l’ont dit. J’imagine qu’il s’est passé… bien des choses aux Treize Vents. A-t-on enfin des nouvelles d’Elisabeth ?

Mlle Le Houssois se carra dans le confortable fauteuil où l’on venait de l’installer en ajoutant même un coussin sous les reins et un autre sous les pieds. Avec un demi-sourire, elle leva sur son hôtesse son grand nez qui se plissait de malice et ses yeux d’azur un peu fané, mais tout pétillants.

— Eh bien ! On dirait que j’ai beaucoup à vous apprendre ! Vous êtes à une lieue à peine des Tremaine et vous ne savez rien des événements de leur maison ?

— Comment le saurais-je ? La dernière fois que j’ai vu Guillaume, il partait pour Paris. Cela fait plus de quatre mois. J’ajoute que nous ne sommes rentrées que depuis cinq jours. La… naissance s’est-elle bien passée ?

— Il n’y a pas eu de naissance et je vais tout vous raconter, mais si vous vouliez bien me verser un peu de ce joli vin que Félicien nous a porté, je crois que cela m’aiderait. Et vous ne feriez pas mal d’en boire un peu, vous aussi… et de vous asseoir, car vous allez entendre des choses peu ordinaires.

Rose obéit machinalement. Son teint toujours aussi ravissant venait de s’animer soudain, la faisant plus jolie que jamais et à l’empressement qu’elle mit à tirer son siège plus près de celui de sa visiteuse, celle-ci pensa qu’elle ne vieillirait jamais : elle ressemblait tout à fait à une petite fille qui attend une belle histoire.

— Dites, je vous en prie ! Dites vite !

Jamais conte de la veillée ne fut suivi avec une attention plus passionnée : les aventures de Tremaine à Paris, le mariage d’Elisabeth, la nuit étrange des Treize Vents, l’escapade d’Arthur, le départ du prince et, pour finir le retour d’Elisabeth, la vieille demoiselle retraça le tout sans cesser pour autant de faire honneur à l’agréable déjeuner qu’on lui servait et qu’elle ne craignit pas d’arroser, sans jamais, bien sûr, perdre le sens de la mesure.

Quand parut le café, le récit était achevé ou presque et Rose de Varanville totalement abasourdie :

— Elisabeth ! notre petite Elisabeth mariée au dernier de nos rois ! Qui pourrait croire pareille chose ? Sans cette affreuse révolution, rencontre et mariage fussent restés du domaine de l’impossible.

Mlle Le Houssois pensa que son hôtesse méritait un bon point : son premier commentaire s’attachait à cet événement et non pas au naufrage des désirs de miss Tremayne. C’était bien d’elle de penser d’abord aux autres ! La conclusion vint presque aussitôt dans un soupir :

— Voilà Elisabeth perdue pour mon pauvre Alexandre ! J’ai peur qu’il n’en ait beaucoup de chagrin, mais c’est un garçon raisonnable : il finira par comprendre. Ainsi, elle est chez vous ? Toujours aussi intransigeante vis-à-vis de sa… cousine ? Peut-être devrait-elle pardonner ?

— En ce qui concerne son père, elle a pardonné. C’eût été par trop injuste après son équipée. Quant à miss Lorna, il n’est pas exagéré de dire qu’elle l’exècre. Pourtant son entêtement à refuser de rentrer chez son père ne vient pas de là. Dans sa situation actuelle ce pourrait être dangereux.

— Je ne connais pas miss Tremayne, mais j’ai peine à croire qu’elle se laisserait aller à divulguer…

— Vous n’y êtes pas. C’est actuellement une femme furieuse qui réclame à cor et à cri l’enfant dont elle est persuadée qu’on le lui a enlevé. Or, il se trouve qu’Elisabeth est enceinte de près de trois mois : elle me l’a avoué hier et, jusqu’à présent, vous et moi sommes les seules à le savoir…

— Son père l’ignore ?

— Oui. Elle ne veut pas le tourmenter davantage. C’est pourquoi je suis venue vous demander conseil. Que vais-je faire d’elle ? Je ne pourrai la garder chez moi.

— C’est pourtant chez vous qu’elle serait le mieux, fit Rose avec un sourire.

— Bien sûr. Cependant il faut compter avec les cancans. Je suis environnée de bavardes et, pour l’instant, les gens de Saint-Vaast considèrent avec un intérêt plutôt amusé le conflit entre la belle cousine qui veut se faire épouser et la fille légitime qui n’en veut à aucun prix. Avec, bien sûr, une totale préférence pour cette dernière, mais quand la grossesse deviendra visible ? Chez moi on entre à longueur de journée. Tout naturellement, dirai-je, et je ne peux pas fermer ma porte…

— Je vois…

Mme de Varanville réfléchit un instant.

— La première chose à faire est d’avertir Guillaume. Il aura peut-être une solution ?

— Il en a une, mais qui ne tient pas compte d’une future naissance : la maison du Galérien qu’il a remise à neuf et qu’il destinait, m’a-t-il dit, au jeune couple s’il avait besoin d’un refuge. Mais ce qui est possible, voire commode, pour un couple désirant vivre à l’écart ne l’est plus pour une toute jeune future mère : la maison est isolée, chargée de souvenirs peu agréables. Bien sûr je pourrais y aller vivre avec Elisabeth, mais c’est alors que les langues marcheraient : je suis toujours sage-femme et l’on ne cesse de venir me consulter. De toute façon, si isolée qu’elle soit, cette demeure n’est pas à l’abri des curieux…

— Seriez-vous par hasard en train de me demander de reprendre Elisabeth chez moi ? demanda Rose avec douceur. Vous devriez comprendre que ce ne serait guère sage : il y a les petites et elles sont bien jeunes pour un aussi grave secret.

— Il y a aussi vos invités, auxquels je ne m’attendais pas, mentit la vieille demoiselle.

— Ils ne sont guère gênants : je pourrais sans peine les convaincre de rentrer chez eux sans pour autant briser une amitié… qui, je l’avoue, m’est chère. Mais surtout, il y a Alexandre : je l’attends d’une heure à l’autre. Il va déjà être assez difficile de lui faire admettre le mariage et son exigence à demeurer secret. Dans peu de semaines la taille d’Elisabeth va s’arrondir.

L’un de ces élans soudains qui composaient une partie du charme de Rose la jeta soudain à genoux auprès de sa visiteuse :

— Pourtant – et que Dieu m’en soit témoin ! – je serais infiniment heureuse… et fière d’abriter sous mon toit l’enfant royal, d’autant plus cher qu’il sera celui de ma filleule ! J’éprouve une grande peine à refuser, mais le moyen de faire autrement ?

Aussi soudainement qu’elle s’était agenouillée, Rose se releva, le teint animé, l’œil joyeux.

— Oh ! Il me vient une idée ! Je ne vous dirai pas laquelle, parce qu’elle pourrait échouer, mais j’ai bon espoir. Écoutez, mademoiselle Anne-Marie, vous allez pouvoir rentrer chez vous en toute tranquillité : si je viens à bout de mon projet, je vous rendrai visite demain tantôt. Si vous ne me voyez pas, c’est que j’aurai échoué mais, de toute façon, je vous en conjure, prévenez Guillaume ! Il doit savoir !

— Vous avez raison : je vais passer aux Treize Vents avant de rentrer. Ce n’est même pas un détour…

Au moment de se réinstaller dans sa charrette, et tandis que Rose l’embrassait, Mlle Anne-Marie osa demander :

— Maintenant que vous savez tout, puis-je dire à Guillaume Tremaine que vous seriez… contente de le voir ?

Le sourire de Mme de Varanville se teinta d’une douce ironie :

— Pourquoi en serait-il autrement ? Il est l’un des plus anciens comme l’un des plus chers de mes amis. J’espère qu’il ne l’a pas oublié.

Mlle Le Houssois scruta un instant les yeux couleur de mer pleins d’une si jolie lumière, hésita, puis soupira :

— Dans ce cas, je ne lui dirai rien du tout ! D’ailleurs, je ne mentionnerai même pas ma visite ici…

Pendant ce temps, un nouveau drame, d’ordre domestique celui-là, se jouait aux Treize Vents.

Comme elle en avait l’habitude à pareille époque, Mme Bellec s’occupait à transporter dans les pièces de réception les charmantes poteries de Vieux Rouen où commençait de s’épanouir tout un peuple de jacinthes couleur d’azur. C’était l’une des jolies coutumes des femmes de Cotentin : à l’automne, on plantait les oignons dans ces vases faits tout spécialement pour eux, et à la date convenable pour obtenir une parfaite floraison le jour de la Nativité. Ce « forçage », Clémence l’accomplissait dans sa vaste cuisine sur deux tréteaux disposés devant les fenêtres. La chaleur du foyer était indispensable.

Depuis qu’elle avait atteint l’âge de raison, Elisabeth tenait à honneur d’aider la cuisinière dans cette tâche : toutes deux portaient gravement les pots dans les deux salons, la salle à manger et la bibliothèque afin de les y disposer de la plus harmonieuse façon. Ce jour-là, c’était Lisette qui remplaçait la fille de la maison et le cœur de Mme Bellec s’en trouvait bien un peu serré. Cependant, elle se consolait en pensant que la « petite » était revenue au pays et que Mlle Le Houssois s’entendait fort bien, elle aussi, à faire pousser les jacinthes de Noël.

En ayant fini avec les deux salons et la salle, les deux femmes pénétrèrent dans le « cabinet de M. Guillaume » pour le fleurir à son tour, sachant bien d’ailleurs qu’il n’y était pas. La pièce cependant n’était pas vide : miss Tremayne s’y trouvait. Assise dans un fauteuil au coin de la cheminée, elle lisait avec une sorte d’avidité un épais cahier à couverture rouge. L’entrée de Clémence et de Lisette la fit sursauter. En même temps elle referma brusquement le registre d’un geste nerveux qui n’échappa pas à Mme Bellec. Et pas davantage le tiroir du bureau entrouvert…

N’ignorant pas que Guillaume détestait qu’elle entre chez lui sans y être invitée ou en son absence, Lorna aurait dû chercher une quelconque excuse ; au lieu de cela, elle choisit l’attaque :

— Que venez-vous faire ici avec ces fleurs ridicules ? s’écria-t-elle. J’ai peine à croire que M. Tremaine aime à voir sa bibliothèque décorée comme une salle de ferme. L’odeur en est entêtante et…

— Monsieur Guillaume a toujours aimé les jacinthes de Noël, mademoiselle, coupa Clémence dont le regard accusateur allait du cahier rouge au tiroir. Par contre, il déteste que l’on fouille dans ses papiers.

— De quoi parlez-vous ? Oh ! de ceci ? Je suis venue chercher de quoi écrire, tout simplement, et je suis tombée sur ce livre.

Clémence posa sa jardinière sur un coin du bureau, enleva le cahier des mains de la jeune femme d’un geste brusque, le remit dans le tiroir, ferma, tourna la clef et l’ôta, sans prendre garde à la bouffée de fureur qui empourprait soudain le visage de miss Tremayne.

— Si vous vouliez de quoi écrire, fit-elle, vous n’aviez qu’à le demander à l’un des valets, à Lisette, à Potentin ou même à Kitty. Monsieur Guillaume serait très mécontent s’il savait que vous avez ouvert ses tiroirs et, plus encore, que vous vous êtes permise de lire son journal.

Depuis plusieurs années, en effet, Tremaine consignait les principaux événements de sa vie dans des cahiers couverts de maroquin rouge – un par année – qu’il enfermait ensuite, au matin du 1er janvier, dans un placard secret de sa bibliothèque, avant d’en commencer un neuf. Personne ne l’ignorait dans la maison mais, comme il gardait toujours le cahier en cours sous clef, personne non plus ne se serait permis d’ouvrir le tiroir en question. Ni d’ailleurs aucun autre.

— C’était mon droit ! répliqua Lorna d’une voix sombre. J’espérais y découvrir le récit de l’horrible nuit… et l’endroit où mon fils a été emmené.

Car, à présent, il ne faisait plus aucun doute pour elle que l’enfant qu’elle croyait avoir mis au monde était un garçon. On se serait donné moins de mal pour une fille. Clémence faillit riposter vertement, mais elle vit des larmes dans les yeux de la jeune femme et se sentit prise de pitié.

— Eh bien ? fit-elle avec une soudaine douceur, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— Il n’y a dans ce livre que des mensonges, toujours les mêmes ! À vous en croire tous, je serais une espèce de folle.

— Vous n’êtes pas folle, mademoiselle, simplement obstinée, mais ce n’est pas tout à fait votre faute : vous le vouliez tellement, cet enfant, que vous n’arrivez pas à croire que c’était une illusion. Tous ici nous sommes prêts à vous jurer sur ce que nous avons de plus précieux qu’il n’y a pas eu de naissance sous ce toit depuis celle d’Adam.

— Parce que vous êtes tous des menteurs, parce que vous n’avez qu’une idée en tête : me séparer de Guillaume, l’empêcher de m’épouser.

Et soudain la colère l’emporta. D’un geste violent, elle saisit le vase posé sur la table et le fracassa sur le sol avant de se jeter sur ceux que Lisette venait de disposer devant les fenêtres. Celle-ci et Clémence poussèrent un même cri d’horreur :