— Je n’ai pas l’intention de résister, mais vous devriez tout de même vous montrer plus prudent… et prendre avis de vos supérieurs ! Je suis très connu dans la région.
— Je le sais, mais ça ne veut pas dire que vous n’avez rien à vous reprocher.
Il agita une sonnette. Deux gendarmes parurent presque aussitôt et Guillaume, en dépit de ses protestations, se retrouva peu après dans la petite pièce nue qui prenait jour par une étroite fenêtre grillée et meublée d’un bat-flanc où l’on enfermait habituellement les voleurs de poules et autres malandrins.
Il y passa quelques-unes des heures les plus pénibles de sa vie. À la stupeur de se voir traité avec une pareille désinvolture et un tel mépris du droit des gens succéda une colère bouillonnante qui lui ôta toute envie de dormir et lui tint compagnie jusqu’au cœur profond de la nuit. Une vague angoisse s’y mêlait à découvrir que l’obstination quasi démente d’une femme frustrée pouvait, en rejoignant les idées courtes d’un fonctionnaire soucieux de se faire valoir, mettre en péril l’œuvre patiente de toute une vie et peut-être même le mener à sa perte. Un moment, en proie au silence presque minéral de son réduit, il désespéra, crut que sa bonne étoile s’éclipsait, que le monde solide et chaleureux qui l’entourait venait de s’effondrer. « Je dois être en train de vieillir, pensa-t-il. Si j’en arrive à ne plus croire en quiconque et surtout en moi-même, c’est que la cuirasse est fendue et que je suis devenu vulnérable. »
Le pire était peut-être la haine, amère, écœurante, qui était en train de lui empoisonner l’âme, envers la responsable de sa déchéance : la femme accrochée comme un cancer aux entrailles de sa maison, poursuivant avec une espèce de logique une œuvre de destruction stupide mais qui devait satisfaire son besoin de vengeance. À celle-là, s’il s’en sortait, il ne ferait plus de cadeaux : il l’arracherait des Treize Vents. Par la force s’il le fallait ! Plus de pitié, plus d’atermoiements ! Elle aurait un abri, de quoi vivre, mais elle ne mettrait plus jamais les pieds dans sa demeure. Même si un horrible scandale en résultait !
Tremaine ruminait ainsi quand une rumeur s’enfla tout à coup près de la gendarmerie comme si la mer voisine lançait contre elle une marée inattendue. Il entendait vaguement des voix puis, soudain, sa porte s’ouvrit dans un vacarme de verrous tirés et de clefs tournées. Un gendarme effaré parut :
— Venez vite ! Sinon, ils sont capables de tout démolir.
En effet, dans la salle où on l’avait reçu la veille, le brigadier Pelouse faisait face à une petite foule agitée, au premier rang de laquelle il vit Anne-Marie Le Houssois, Pierre Annebrun, Arthur, Adam, Potentin et Daguet. Quant à ceux qui s’étaient rassemblés derrière eux, il n’y vit que des amis : les Quentin, les Calas, les Baude, le notaire Lebaron, quelques autres têtes de connaissance et, pour couronner le tout, le curé Jean Bidault. Tout ce monde parlant en même temps sans permettre au malheureux brigadier de placer un mot.
Il s’était passé ceci : en rentrant chez lui après la pêche, André Calas avait vu l’un des gendarmes détachant un cheval de l’anneau scellé près de la porte pour le mener à l’écurie. Le grand pêcheur reconnut instantanément Sahib, dont la robe noire était célèbre dans tout le pays. Naturellement, il posa une ou deux questions à laquelle le pandore répondit d’une façon qui lui fit dresser les cheveux sur la tête d’indignation : Guillaume Tremaine venait d’être emprisonné par le brigadier.
Comme leur chef, les gendarmes étaient tous des nouveaux dans le pays, aussi Calas ne s’attarda pas à ergoter avec celui-là. Touchant son bonnet de laine, il rentra en courant, prévint son père qui prévint les autres à son tour. La pensée générale était : « Si on laisse ces étrangers mettre les gens sous les verrous quand ça leur chante, plus personne ne sera à l’abri de leurs caprices. Et comme ils ne sont pas très intelligents… » On décida donc en premier lieu d’en référer à Mlle Le Houssois, considérée comme la détentrice d’une bonne part de la sagesse du pays, et constituant, de plus, un lien privilégié avec les Tremaine.
Quand ils y arrivèrent, ils rencontrèrent la cavalerie des Treize Vents : inquiets à juste titre de ne pas voir rentrer leur père, Arthur et Adam n’eurent aucune peine à extirper la vérité à leur précepteur, informèrent Potentin qui décida d’une descente à laquelle se joignirent Daguet et Jeremiah Brent, bien entendu. On se mit d’accord sur la stratégie à suivre : aller tirer Guillaume du mauvais pas où l’avait précipité la dénonciation de « l’Anglaise ». Mais, pour faire encore meilleure mesure, Potentin eut l’idée de recourir à l’abbé Bidault, saint homme s’il en fut, pour jouer le rôle du témoin de moralité, bien qu’il ne fût pas vraiment au courant de ce qui se passait aux Treize Vents ! Il aimait bien Guillaume dont, à maintes reprises, il avait pu apprécier le courage et la droiture en dépit du fait qu’il était un chrétien assez tiède.
Submergé par le concert de protestations qui l’avait tiré de son lit, Pelouse tenta tout de même de défendre son point ce vue.
— Mais enfin, cette dame est venue se plaindre. Elle réclame son enfant et tant qu’elle ne l’aura pas retrouvé…
— …le Guillaume restera sous les verrous ? s’écria Louis Quentin. Hé ben, il y est pour un bout de temps !
— Surtout, reprit Potentin, qu’on ne risque pas de retrouver l’enfant.
— Parce qu’il n’a jamais existé ! expliqua le docteur Annebrun avec lassitude. Sinon dans l’imagination de miss Tremayne. Une imagination malade, car l’esprit de cette jeune femme est malade. Elle veut à tout prix devenir la maîtresse des Treize Vents.
— Et comme elle n’y arrive pas, conclut Mlle Anne-Marie, elle emploie tous les moyens. Croyez-moi, brigadier, ne vous laissez pas entraîner par elle dans une histoire fumeuse où vous n’avez rien à gagner sinon des ennuis ! Guillaume Tremaine est en assez bons termes avec le Premier Consul. Plusieurs de ses navires font la guerre de course contre l’Anglais et, si j’étais vous, je considérerais avec plus de méfiance les dires d’une demi-folle gardée aux Treize Vents par humanité mais n’en appartenant pas moins à un royaume ennemi… Ah ! j’allais oublier ! J’ai apporté un petit sirop d’herbes calmantes pour votre femme. Tous ces gens qui vous ont envahi en pleine nuit ont dû l’inquiéter et dans son état…
Madame Pelouse attendait en effet un heureux événement en vue duquel la vieille sage-femme avait été déjà appelée afin de surveiller le bon déroulement de la grossesse. Le petit discours que celle-ci venait de débiter possédait tout ce qu’il fallait pour faire réfléchir le brigadier. D’abord la référence à Bonaparte le fit changer de couleur, puis l’attentive sollicitude envers la future mère donnait à Pelouse une occasion de se sortir d’un mauvais pas sans trop de dommage aux yeux de ses concitoyens, et même en gagnant peut-être un rien de popularité dans un bourg où l’on avait plutôt tendance à le regarder avec méfiance. Pelouse était doté d’assez de jugeote pour comprendre où se trouvait son intérêt. En outre, il estimait beaucoup Mlle Le Houssois et puisque toute le monde lui assurait que la belle dame n’était pas dans son bon sens, Guillaume fut relâché sur l’heure aux acclamations de tous. Avec même un petit semblant d’excuses qu’il accepta en tendant une main sans rancune à son tourmenteur de la veille.
L’incident clos, et après avoir remercié chaudement ses vaillants défenseurs –, Tremaine n’en continua pas moins à couver sa colère. Elle explosa lorsqu’il atteignit sa demeure restée toute la nuit sur le pied de guerre. Sans grands éclats, d’ailleurs, mais avec une détermination froide qui ne laissait guère place à la discussion : Lorna allait être priée de quitter la maison le jour même…
La sentence tomba dans un silence général mais approbateur. Arthur se contenta de hausser les épaules en murmurant :
— Vous n’avez été que trop patient, père ! Je n’aurais jamais cru Lorna capable de ça !
Seul, Pierre Annebrun qui, connaissant bien son ami, sentait tout ce qu’il avait accumulé de fureur et craignait qu’il ne s’abandonnât à la violence, osa une mise en garde :
— Tu ne crains pas de la pousser à bout ? Tu sais déjà juqu’où elle peut aller…
— Je ne vois pas bien ce qu’elle pourrait faire de pire ! Sans votre aide à tous, je risquais de pourrir en prison pendant que la maréchaussée aurait mis ma maison et mon jardin au pillage pour chercher un corps de bébé, laissant ainsi à Pelouse le temps de porter la plainte de Lorna devant des juges, le procureur consulaire et Dieu sait qui ? Je ne peux plus supporter de la sentir dans ces murs occupée à manigancer Dieu sait quel traquenard nouveau…
— Veux-tu que je la prenne chez moi ?
— Mon pauvre vieux ! Elle te déteste presque autant que moi ! Elle serait capable de t’empoisonner avec l’une de tes mixtures. Mais je te remercie. Sois tranquille ! Je vais faire en sorte qu’elle s’éloigne suffisamment pour que nous puissions enfin vivre en paix. Et si tu veux le fond de ma pensée, je suis malgré tout assez satisfait du prétexte qu’elle me donne de pouvoir la renvoyer. J’ai trop peur qu’elle n’en vienne à découvrir la vérité au sujet d’Elisabeth.
— Tu as peut-être raison, après tout ! Mais fais attention !
Retirée dans sa chambre, Lorna, cachée derrière les rideaux, avait assisté au retour de Guillaume. Sachant bien qu’il allait sans doute lui demander des comptes, elle l’y attendait, tapie comme une araignée au cœur de sa toile, prête à combattre avec toutes ses armes l’homme dont elle ne savait plus très bien si elle le haïssait plus qu’elle ne le désirait.
Quand il entra, érigeant dans le cadre obscur de la porte sa haute silhouette menaçante, elle se tenait assise devant sa table à coiffer, examinant ses ongles avec une attention excessive.
— Je crois, fit la voix grave de Guillaume, que vous avez dépassé les bornes permises.
— Ils vous ont relâché ?
— Comme vous le voyez ! Vous n’imaginiez pas, je pense, qu’il suffisait d’une dénonciation pour me livrer pieds et poings liés à une justice qui a bien assez d’ouvrage sans s’occuper des innocents ?
— Je l’espérais pourtant ! Et vous n’êtes pas innocent : vous avez pris mon fils pour le faire disparaître et…
— Assez avec cette fable délirante et trop commode ! Vous n’avez jamais été enceinte et vous le saviez au fond de vous-même. C’est pourquoi vous ne vouliez pas consulter de médecin. Maintenant, vous êtes allée trop loin. Je ne veux plus de vous. Avant ce soir, vous aurez quitté ma maison pour n’y plus revenir.
Elle prit feu aussitôt.
— Vous prétendez me jeter dehors comme une servante malhonnête ? Et vous croyez que je vais me laisser chasser ?
— Je ne vois pas quelle résistance vous pourriez opposer. Kitty a déjà reçu l’ordre de préparer vos malles. Elle est dans la garde-robe de votre ancienne chambre en train de ranger vos vêtements.
— Et pour aller où, s’il vous plaît ? Dans quelque auberge où j’aurai pour seule perspective de mourir de faim ? Me chasserez-vous purement et simplement dans la campagne alors que nous sommes au cœur de l’hiver ?
— Après ce que vous avez fait, vous ne mériteriez pas mieux. Depuis un an, vous n’avez pas cessé un seul instant de travailler à la destruction de ma famille. Vous avez en partie réussi mais cela ne vous suffisait pas : vous venez de couronner votre œuvre en me dénonçant comme un vulgaire bandit de grand chemin dans le seul espoir de m’éloigner peut-être à jamais et de pouvoir régner seule ici. Ce qui était une lourde erreur : vous auriez trouvé tous ceux des Treize Vents dressés contre vous derrière Arthur, qui a tout ce qu’il faut pour devenir plus tard le maître du domaine et qui ne vous pardonne pas le mal accompli.
— Le mal ? Vous m’y avez bien un peu aidée, non ? Et surtout vous oubliez trop vite. Quand je suis arrivée ici, je vous plaisais. Peut-être même m’avez-vous aimée vraiment.
— Non, jamais Je me suis toujours méfié de vous, mais je reconnais que je me suis mal gardé. Vous me plaisiez, c’est vrai. Vous êtes trop belle pour ne pas retenir au moins un moment le regard d’un homme.
— Vous avez fait plus que me regarder. Il n’y a pas un pouce de mon coprs que vous n’ayez touché, caressé… Souvenez-vous de notre nuit aux Hauvenières ! Les instants brûlants vécus dans vos bras sont de ceux qui ne peuvent s’effacer. Pour ma part, je ne cesse de les revivre et je suis certaine, si vous voulez bien être franc, qu’il vous arrive d’y penser. Nous avons été marqués du même fer rouge, Guillaume. Alors pourquoi nier l’évidence ?
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