— Vous voilà bien délicat tout à coup ! Pourtant vous étiez contre ce mariage : vous le jugiez stupide, inconvenant…

— Inconvenant, non. Stupide, oui. Quand on veut devenir roi on ne commence pas par épouser une bergère.

— Pour laquelle, d’ailleurs, vous ne débordiez pas de sympathie. Alors, pourquoi vous décharger sur moi d’une mission qui vous incombe ? Demain, je vous conduirai auprès de ma fille et vous lui direz ce qu’il en est. Avec les détails bien sûr, car elle va vous en demander. Et beaucoup !

— Je ne serai plus là demain matin. Je repars tout à l’heure.

— Déjà ? Mais vous avez besoin de repos. On vous a préparé une chambre et…

— Le repos viendra plus tard. Il faut que je sois à Valognes avant le jour.

— À merveille ! Je vous accompagne. Nous passons au château où réside ma fille et vous atteindrez la ville à temps. Ce n’est qu’un léger détour.

— Non, je vous remercie, mais vous saurez mieux que moi trouver les mots. J’ai horreur de voir pleurer une femme.

— Je serais là pour vous assister, fit Guillaume avec un sourire qui ne présageait rien de bon. Et de fait il changea de ton brusquement : « Voulez-vous que je vous donne la vraie raison pour laquelle vous ne tenez pas à voir la “duchesse” ? C’est parce que vous craignez son regard trop clairvoyant et surtout ses questions ».

— Je ne vois pas pourquoi je pourrais redouter…

— Oh ! que si ! Et cela parce que vous ne m’avez pas dit la vérité. Votre histoire sonne faux.

— Qu’est-ce qui peut vous faire penser cela ?

— Disons que j’ai un flair étonnant pour déceler un mensonge. Alors, la vérité et vite ! Il est vraiment mort ?

Bruslart se livra visiblement à un débat intérieur avant d’avouer, de mauvaise grâce :

— Non, mais il vaudrait mieux qu’il le soit. Et d’abord pour votre fille.

— Je ne vois pas pourquoi.

— C’est à la fois l’évidence et votre chance. Elle n’a que seize ans. Veuve, elle peut se refaire une autre vie.

— Je vous croyais respectueux de la religion, monsieur le chevalier de Bruslart. Tenez-vous pour foutaise le mariage célébré par l’abbé Nicolas ?

— Dieu m’en garde ! Mais, sans votre approbation, il demeure entaché d’illégalité. En cas extrême, Rome aurait le pouvoir de le dissoudre, et n’y aurait pas manqué si le prince était parvenu à reconquérir son trône. Alors, croyez-moi ! Mieux vaut qu’il soit mort pour elle. De toute façon, il s’écoulera peut-être peu de temps avant qu’il ne le soit réellement.

Peut-être crut-il avoir convaincu son interlocuteur, car celui-ci alla agiter une sonnette qui fit apparaître Valentin.

— Apportez-nous du café, des eaux-de-vie. À moins que mon hôte ne préfère du vin ? ajouta-t-il avec un coup d’œil interrogateur à l’adresse de Bruslart.

— Non, le café ira très bien… mais…

— Nous avons à parler et moi, en tout cas, j’en ai besoin… Maintenant reprenez votre place et racontez-moi tout !

— À quoi bon ? Ces deux êtres ne vivront plus jamais ensemble. Comprenez donc ! Il vaut mieux qu’elle le croie mort ! Elle oubliera plus vite.

— Elisabeth n’est pas de celles qui oublient. En outre, elle a la meilleure raison de garder le souvenir de son époux : elle sera mère au mois de juin.

— Mon Dieu ! Il ne pouvait rien arriver de pire !

Dans son fauteuil, Bruslart, tassé sur lui-même, semblait avoir rétréci. Il semblait vraiment accablé. Au point que Tremaine eut pitié de lui.

— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Pourquoi serait-ce le pire ?

— Oh ! pas pour lui ! Il est probable qu’il ne saura jamais qu’il est père. Mais elle… Comprenez donc, Tremaine, que si l’on apprend à Londres l’existence de cet enfant, il sera en danger continuel. Sa mère aussi. Sauf si la duchesse a le bon esprit de mettre au monde une fille.

— Si vous m’expliquiez ?

Lorsque Valentin eut servi ce qu’on lui demandait, le chevalier de Bruslart, comprenant enfin qu’il ne s’en tirerait pas si facilement, entama son récit.

— Vous savez déjà que Londres a exigé le retour du prince sous le prétexte que l’affaire lui semblait mal engagée et que les chances de réussite diminuaient de jour en jour, mais ce que vous ne savez pas, c’est que derrière l’aide accordée par l’Angleterre, il y avait une femme.

— Si. Madame de Vaubadon me l’a appris.

— Tant mieux. Elle vous a donc dit que cette dame proche de la famille royale possède à la fois fortune et crédit auprès de William Pitt que la reprise de la guerre a ramené au pouvoir. Jeune et belle, lady Lucy – vous me permettrez de ne pas donner son nom – s’est éprise du prince dès leurs première rencontre lorsqu’il est arrivé de Malte. Elle l’a autant dire recueilli avec l’approbation du gouvernement et il a séjourné longtemps dans son château d’Écosse. Naturellement, elle l’a soutenu dans son désir de reconquête avec peut-être l’arrière-pensée, sinon de devenir reine, ce qui présenterait peut-être quelques difficultés – et encore ! –, tout au moins d’obtenir de la reconnaissance du nouveau roi, ou de son amour, une place rappelant celle de Diane de Poitiers auprès d’Henri II bien que la différence d’âge soit beaucoup moindre. Il semble même que des liens assez tendres sur l’étendue desquels nul ne peut se prononcer les aient unis l’un à l’autre au début mais, naturellement, le prince n’a jamais laissé supposer qu’une autre image habitait son cœur, comme disent les poètes. C’est également lady Lucy qui a confié le soin de veiller sur le prétendant au baron de Sainte-Aline, un émigré aux dents longues qui était de ses amis…

— Était ? Sont-ils brouillés ?

— Pas le moins du monde ! Mais ne m’interrompez pas pour des futilités. Je n’ai jamais été un conteur ! Voilà donc le petit groupe, augmenté de deux ou trois hommes rompus aux aventures, qui passe en France pour y connaître la fortune assez piteuse que vous savez. En effet, une fois à pied d’œuvre, Sainte-Aline, qui ne visait rien de moins qu’un poste de Premier ministre, mais n’est pas tout à fait idiot, s’est vite rendu compte de la minceur des succès que l’on pouvait attendre. Surtout après la célébration du mariage avec votre fille !

— Vous aussi, à ce que l’on m’a dit.

— Je ne l’ai jamais caché et je continue à penser que c’était la sottise à ne pas commettre, tout en comprenant parfaitement les sentiments du prince lorsque j’ai vu Mme Elisabeth. Mais Sainte-Aline, lui, l’a détestée d’emblée. Il a tout fait pour s’en débarrasser. À Paris, par exemple, il s’est arrangé pour qu’elle reste en arrière quand la police et arrivée chez Quentin Crawfurd, et il espérait bien que Fouché ne la lâcherait pas de sitôt, mais il avait compté sans vous.

« C’est à ce moment-là qu’il a fait envoyer un message à lady Lucy lui conseillant de mettre un terme à l’aventure en faisant récupérer le prince sur la côte normande. Sans évoquer, bien sûr, le fameux mariage dont il espérait bien que sa bailleuse de fonds n’entendrait jamais parler. Vous savez ce qui s’est passé sur la plage de Vierville, mais ce que vous ignorez sans doute, c’est que la duchesse avait été droguée par une servante de Mme de Vaubadon pour qu’elle n’oppose pas de résistance au moment de la séparation et qu’au retour la même servante, payée par Sainte-Aline, était chargée de l’empoisonner purement et simplement.

— Et Mme de Vaubadon savait ça ? s’écria Guillaume, horrifié.

— Non. Elle aime l’argent, mais son mari, dont elle est séparée, ne l’en laisse pas manquer. Elle ne ferait jamais une chose pareille. C’est une royaliste fervente et une femme du monde. Venons-en à présent aux aventures en Angleterre. La frégate qui croisait sous les îles Saint-Marcouf nous a déposés à Portsmouth, où l’équipage de lady Lucy nous attendait pour nous conduire à Londres : le prince et Sainte-Aline dans le magnifique hôtel que celle-ci possède dans Mayfair, moi… chez une amie assez proche de lady Lucy à tous les sens du terme.

« Inutile de dire que, durant tout le voyage, le prince était profondément abattu, en dépit des efforts de Sainte-Aline pour le réconforter et, surtout, pour obtenir de lui qu’il ne dise mot de son mariage, sachant bien quelles pourraient être les réactions d’une femme amoureuse. Et, les premiers jours, il put croire avoir été entendu. Lady Lucy attribuait tout naturellement la sombre mélancolie de son hôte à l’échec trop récent pour n’être pas cuisant. Elle se montrait d’une remarquable discrétion, ne posant pas de questions, respectant ses silences. C’est quand elle voulut secouer cette incurable tristesse que tout se gâta : avide malgré tout de se confier, comme un enfant malheureux qui cherche les bras de sa mère, le prince, croyant que cette amie si affectueuse, si attentive, pouvait tout comprendre finit par avouer la raison de son chagrin… et son mariage, par-dessus le marché. Ce fut la catastrophe.

« Sainte-Aline reçut le premier les éclats d’une colère que l’on sut dissimuler encore un peu au coupable. Il plaida les ordres reçus, l’impossibilité où il était d’empêcher la réalisation du bon plaisir d’un jeune homme qui se croyait déjà roi. Puis il abandonna complètement une cause qu’il jugeait perdue et ne fit rien pour dissuader l’amoureuse offensée d’assouvir une vengeance peu élégante. Dès l’instant où elle le sut marié, Lucy ne vit plus dans son protégé qu’un aventurier dangereux, allant même jusqu’à mettre en doute sa qualité royale alors que Pitt n’en doutait pas un instant. Elle le dénonça comme élément subversif capable de troubler la paix publique, exigea son arrestation, ne reculant même pas devant l’envahissement de sa demeure par les hommes de police. Cependant, et grâce au Premier ministre, l’affaire n’eut pas l’éclat exigé par lady Lucy. Persuadé qu’il avait affaire au véritable fils de Louis XVI, celui-ci refusa positivement de le traîner devant des tribunaux plus ou moins imbéciles, comme l’exigeait sa belle amie. Mais bien attendu, la tentative ayant échoué en France, il ne pouvait continuer à lui donner son appui. Le prince fut donc arrêté. C’était la seule façon de faire taire celle qui était désormais son ennemie jurée, mais tout se passa en pleine nuit et dans la plus grande discrétion. Dans l’unique souci, d’ailleurs, de préserver la vie de ce malheureux jeune homme, car tout transpire autour de la cour de Saint-James et les amis du comte d’Artois avaient eu vent de l’affaire : ils commençaient à s’agiter. Le prisonnier fut donc transféré directement au château de Carisbrooke comme je vous l’ai dit tout à l’heure.

— Il y avait donc du vrai dans votre récit, un peu trop laconique, de tout à l’heure ?

— Naturellement. C’est difficile d’inventer dans une telle histoire ! Un autre fait réel : la tentative d’évasion. Le malheureux garçon était à moitié fou de désespoir : il ne parvenait pas à croire qu’une amie si affectueuse ait pu changer de façon si radicale. Puis, il ne supportait pas de se retrouver entre les murs d’une prison. Carisbrooke, où le roi Charles Ier a séjourné avant l’échafaud de Whitehall, date de la même époque environ que la tour du Temple à Paris. Les souvenirs qu’il réveillait étaient par trop affreux ! Enfin… il se savait dans une île, au bord de cette mer au-delà de laquelle respirait sa jeune femme : il se fût peut-être jeté au bas des tours quand on le menait à la promenade sous bonne escorte si quelqu’un ne l’avait pris en pitié. Comme dans notre chanson du prisonnier de Nantes, le geôlier avait une fille au cœur sensible et votre serviteur n’était pas loin.

— Pardonnez-moi de vous interrompre encore, chevalier, mais comment pouviez-vous être là ?

— J’ai un certain nombre d’amis outre-Manche. D’abord, cette amie de lady Lucy dont je vous parlais : j’ai appris beaucoup de choses par elle. Ajoutez-y tous les émigrés irréductibles qui s’obstinent à refuser ce brigand de Bonaparte, puis lord Grenville. Enfin, ajouta-t-il avec une fausse modestie absolue, il m’est arrivé de rencontrer le grand Pitt en personne et d’en être parfois écouté. J’ai su tout ce que je voulais savoir. Aussi ai-je suivi le prince dans l’île pour voir s’il était possible de le tirer de là. J’ai appris qu’il y avait une femme dans la forteresse et je me suis arrangé pour la rencontrer. Les choses allaient assez bien et je formais quelques espoirs…

— Mais vous avez échoué ?

— Oui. Et par la faute de ce Sainte-Aline, que Dieu veuille damner ! Je ne me suis pas aperçu de sa présence, mais lui aussi, grâce à l’argent de lady Lucy, s’était ménagé des intelligences. Un complot était monté, en parfaite connaissance du mien d’ailleurs : on devait nous laisser faire puis abattre le prince au moment où il s’évaderait. Grâce à Dieu, j’ai compris à temps et je me suis sauvé tandis qu’on le ramenait dans sa prison. J’ajoute que j’ai bien failli tuer en duel cette pourriture de Sainte-Aline, mais il a réussi à trouver un trou de souris pour s’y faufiler au moment où j’allais l’embrocher proprement ; il ne perd rien pour attendre. J’arriverai bien à le trucider un jour.