— Au cas où il me tomberait sous la main avant que vous n’ayez ce plaisir, vous m’accorderez bien celui de m’en charger ? fit Guillaume. C’est un misérable et j’aimerais en débarrasser la surface de la terre.

— Pourquoi pas ? L’important c’est qu’il paie un jour, cet opportuniste qui se tourne à présent vers le gros Louis XVIII et qui, naturellement, emploie ses méthodes. Tuer son neveu a toujours été le rêve de l’ex-comte de Provence et la pauvre Marie-Antoinette le savait bien.

— Je crois que tout le monde le savait. Êtes-vous certain, cependant, que le prince n’a pas été exécuté discrètement par ses geôliers ?

— Certain. Les ordres de Pitt étaient formels : on ne devait en aucun cas maltraiter le prisonnier, encore moins attenter à sa vie. L’abattre pour l’empêcher de fuir eût été la seule excuse acceptée. Et encore ! Sachant à quel point sont fluctuantes les amours des peuples et singulièrement celles des Français, le Premier ministre est décidé à garder le fils de Louis XVI en son pouvoir. En outre, il ne voudrait à aucun prix verser un sang qu’il sait royal : cela ne porte pas chance et il tient à la sienne…

— Louis-Charles est donc toujours à Carisbrooke ?

— Non. Mis au courant de la tentative, Pitt, qui songeait d’ailleurs à l’éloigner, a décidé de brusquer les choses : il y a quelques jours – plutôt quelques nuits ! –, un vaisseau de ligne, l’Essex, est venu mouiller dans le Soient. Le prince y a été transporté sous bonne garde. Tout ce que j’en sais à présent, c’est qu’il a fait voile au sud-ouest… Mais on ne peut guère faire autrement pour sortir du Soient. Destination inconnue !

— Même pour vous ? Personne dans vos multiples relations n’a pu vous renseigner ?…

— Non, car cette fois il s’agit d’un secret d’État. C’est déjà beau que j’aie pu apprendre le départ, alors que la version officielle est la mort. Même pour lady Lucy ! Seuls le Premier ministre et le commandant du navire savent où l’on conduit… notre roi.

Sur ce dernier mot, le chevalier émit un son bizarre qui ressemblait assez à un sanglot. Il tira son mouchoir et se moucha bruyamment.

— Vous voyez bien qu’il vaut mieux qu’elle le croie mort, conclut-il.

— Et vous n’avez vraiment aucune idée de l’endroit où on l’emmène ?

— Allez savoir ! Gibraltar, Malte, Sainte-Hélène ou Dieu sait quelle autre possession anglaise ! De toute façon, il aura droit à une prison sévère même s’il est bien traité. Et il n’en sortira plus jamais ! Il ne faut pas laisser votre fille rêver sur ce destin : les voiles de veuve seront moins cruels. Bien ! À présent, permettez-moi de vous quitter !

— Vous ne voulez vraiment pas finir la nuit ici ?

— Non. Je suis attendu à Valognes et je ne veux pas perdre de temps avant de me remettre à l’ouvrage.

— Cela veut-il dire que vous allez continuer à traquer le Premier Consul ?

— Avant qu’il n’ait le temps de se faire empereur ? Oh ! oui ! Voulez-vous demander mon cheval, s’il vous plaît ?

— Tout de suite ! Pourtant, avant que vous ne partiez, apprenez ceci : vous avez ici une maison amie prête à vous accueillir chaque fois que vous le désirerez.

— Merci. Veillez bien sur notre petite duchesse et, surtout, sur le fruit précieux qu’elle porte ! Au fait : allez-vous suivre mon conseil ?

— Non. Je ne lui dirai rien du tout. Elle est en paix et je veux l’y garder le plus longtemps possible.

— Après tout… le silence est peut-être encore la meilleure solution ! Dieu vous garde, Guillaume Tremaine ! Vous et les vôtres.

Armé d’une lanterne, Guillaume accompagna son visiteur jusqu’au perron puis le regarda se dissoudre dans la nuit que les dernières braises des feux de torches piquaient comme des lucioles. Ce fut en se retournant pour rentrer qu’il vit Potentin derrière lui.

— Quelque chose me dit qu’on ne vous apportait pas une bonne nouvelle, murmura le vieil homme.

— Non… mais c’est bien la première fois que je me réjouis de l’absence d’Elisabeth.

La jeune femme, en effet, était toujours à Chanteloup. Même sachant que son ennemie était enfin partie, elle s’était refusée à bouger.

— Tant que mon époux n’est pas à mon côté, il vaut mieux que je reste ici. Au moins jusqu’à ma délivrance, expliqua-t-elle à ses frères qui s’étaient précipités dans l’espoir de la ramener. Chez nous, il me serait plus difficile de cacher mon état. Et puis, je ne veux pas faire cette peine à Mme Chanteloup. Elle est profondément heureuse d’une naissance pour laquelle tout est préparé. Je ne veux pas la priver de cette joie. Ce serait de l’ingratitude. Je rentrerai ensuite.

— Même si ton mari n’est toujours pas là ? fit Arthur, qui cachait mal sa déception.

— Bien sûr ! Je sais qu’alors les langues marcheront, mais je suis bel et bien mariée et je n’ai pas à rougir. J’espère, d’ailleurs, que mes frères sauront faire taire les commérages, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Compte sur nous ! firent-ils d’une seule voix.

Au retour, les deux garçons furent surpris de constater que leur père approuvait Elisabeth.

Ce soir-là, Guillaume se félicitait franchement d’une décision sans laquelle la visite de Bruslart n’eût pas échappé à la future mère. Il aurait fallut lui donner des explications et Guillaume entendait lui cacher le plus longtemps possible le sort de son époux. Définitivement même, s’il était possible ! À moins qu’on ne réussît à apprendre des nouvelles par la suite. Pour sa part, il comptait se livrer à de discrètes recherches en se servant de ses correspondants étrangers et de ceux de la banque Lecoulteux. Un vaisseau de ligne ne s’escamote pas si facilement, bien que, dans l’immensité océane, il soit impossible de relever sa trace. Et même si l’on pouvait apprendre la date du retour de l’Essex en Angleterre et obtenir ainsi une indication de la longueur du voyage aller et retour, celle-ci demeurerait vague, le navire n’accomplissant peut-être pas que cette seule mission… En fait, il fallait surtout tabler sur la chance et Guillaume savait d’expérience que cette aveugle divinité se révélait souvent bien décevante. Alors, le silence, comme l’avait dit Bruslart ? Une bonne solution sans doute s’il était possible qu’il engendre l’oubli. Avec un être comme Elisabeth, c’était bien difficile à espérer.

La voix bougonne de Potentin, qui devait brûler d’en savoir plus sur la « mauvaise nouvelle » apportée par Bruslart, le tira de sa songerie :

— Vous avez l’intention de rester dehors toute la nuit ?

Guillaume tressaillit, se retourna, tendit la lanterne à son vieux compagnon mais prit, en échange, son bras pour rentrer dans la maison.

— Viens ! Je vais te dire, à toi, ce qu’il en est, mais tu garderas ça pour toi. Les autres – même Clémence ! – n’auront droit qu’à ceci : personne ne doit apprendre que le chevalier de Bruslart était ici ce soir.

— Je ne leur ferai pas l’offense de leur dire ça ! fit Potentin avec sévérité. Tout le monde ici sait trop bien que si la nouvelle venait aux grandes oreilles du brigadier Pelouse, toute la maisonnée serait bonne pour la prison et la maison pour la pioche des démolisseurs !

Un moment plus tard et après que Guillaume lui eut révélé ce qu’il venait d’apprendre, Potentin ne cacha pas son inquiétude.

— Si le Seigneur Dieu écoute nos prières, il ferait bien d’envoyer une fille à notre Elisabeth, parce que si c’est un garçon nous n’avons pas fini de nous faire du mauvais sang ! Imaginez que les ennemis de son père découvrent son existence ? Des faillis chiens comme ce Sainte-Aline seraient capables de lui faire un mauvais parti !

— Je sais tout ça, Potentin, et je suis comme toi : j’aimerais mieux une fille. De toute façon, dès la naissance, on ramène Elisabeth ici et, à ce moment-là, on avisera. Peut-être faudra-t-il envisager de le faire élever ailleurs.

— Loin de sa mère ? Elle n’acceptera jamais !

— Il y a peut-être une autre solution, reprit Tremaine, rêveur. On pourrait… oui, pourquoi pas ?… On pourrait le faire passer pour une fille. Cela nous donnerait le temps d’envisager son avenir et le temps, c’est ce dont nous avons le plus besoin !

— Pas une mauvaise idée ! fit Potentin. Ça pourrait se faire, puisque Mme Elisabeth ne cesse de dire qu’elle veut allaiter son enfant elle-même : aucune nourrice ne saurait ce qu’il en est ! Tout de même, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je me sentirai plus tranquille quand la mère et l’enfant seront ici, sous notre garde à nous ! À Chanteloup ils sont tous bien gentils et bien dévoués, mais il faut tout de même dire ce qui est : il n’y a là-bas que des vieux ! conclut ce jeune homme de soixante-quatorze ans.

Dans les semaines qui suivirent, les nouvelles venues de Paris ne firent qu’augmenter les inquiétudes des deux hommes. La lecture du Moniteur n’était pas vraiment réconfortante pour des gens qui attendaient la naissance de ce que la police de Bonaparte appellerait tout de suite un conspirateur. Le complot de Cadoudal, découvert par trahison en février et couronné par l’arrestation du chef, le 9 mars, avait donné lieu à des arrestations en chaîne s’étendant jusqu’aux abords du Premier Consul ou tout au moins ses pairs, avec l’incarcération des généraux Pichegru et Moreau, ce dernier étant d’ailleurs le rival le plus dangereux de Bonaparte dans l’esprit du peuple : un véritable héros !

Une frénésie s’empara de la police toujours aux ordres de l’incapable juge Régnier. La Haute-Normandie et le Vexin normand se couvrirent d’argousins et même de troupes, parce que l’on avait découvert que le débarquement clandestin des conjurés se faisait par la falaise de Biville près de Dieppe. Heureusement, perquisitions et visites domiciliaires ne dépassèrent pas l’estuaire de la Seine. Cependant, les deux guetteurs du Cotentin n’eurent guère le temps de respirer : l’affaire du duc d’Enghien leur fit éprouver une véritable terreur.

On sait les faits : le fils du prince de Condé, installé dans la bourgade d’Ettenheim, sur les terres du margrave de Bade, en pays neutre et de l’autre côté du Rhin, était arrêté le 15 mars par une troupe ayant traversé nuitamment le fleuve-frontière au mépris de toute légalité. Presque aussitôt, on dirigea le prisonnier sur la forteresse de Strasbourg puis sur celle de Vincennes, où il arriva le 20 mars pour passer en jugement devant une commission militaire la nuit suivante. Condamné, le prince était fusillé dans les fossés du château à trois heures du matin. La raison de cette exécution ? Une vague accusation de participation au complot de Cadoudal visant à l’assassinat du Premier Consul et au changement de régime. Sans, bien entendu, le moindre commencement de preuve ; le duc entretenait bien une petite troupe autour de lui mais c’était davantage pour sa propre sauvegarde que dans l’intention de s’en prendre à l’énorme puissance armée de Bonaparte. Bien mieux, il s’était toujours élevé contre la politique d’assassinats chère au comité royaliste de Londres comme au cabinet de Saint-James.

La raison de ce déni de justice, dont Fouché devait dire : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute… » tenait dans la véritable terreur inspirée au Premier Consul par Cadoudal, dont on venait de découvrir qu’il avait vécu cinq mois à Paris, sous son nez, sans que quiconque s’en aperçoive. Les papiers saisis à Ettenheim prouvèrent de façon surabondante que le prince n’appartenait ni de près ni de loin au fameux complot, mais le mal était fait. Qu’importe d’ailleurs à celui qui allait gravir la dernière marche du pouvoir absolu : c’était un Bourbon, donc un crime suffisant aux yeux du Maître. Il payait pour les autres, voilà tout !

Un Bourbon ! Le mot était lâché, et c’est ce mot-là qui tourmentait Guillaume et Potentin sur leur acropole normande. D’autant que le 18 mai, le Premier Consul devenait l’empereur Napoléon Ier… et que, dans son sillage, revenait l’ineffable Fouché ! Celui-ci avait si bien su faire valoir ses services occultes que le nouveau souverain, persuadé qu’il serait mal assis sur son trône s’il n’était soutenu par ce maître renard, l’avait rétabli dans son ministère. Et Guillaume Tremaine se doutait bien que le revenant ne devait pas porter son souvenir dans son cœur. Seule petite lueur d’espoir peut-être : l’amour que portait à Elisabeth le baron policier Victor Guimard. Guillaume espérait fermement que si un nuage menaçant se dirigeait vers les Treize Vents, cet ami qui avait fait ses preuves saurait l’en avertir. Mais pouvait-on vraiment compter sur lui ?

À mesure que le temps passait, Guillaume sentait croître sa nervosité, ne sachant trop à quel parti se rendre. Fallait-il envisager d’emmener Elisabeth et son petit loin de ce Cotentin qu’elle aimait tant ? Mais où ? Durant ses nuits d’insomnie, les souvenirs revenaient assaillir le maître des Treize Vents. Il revoyait Porto-Novo, la côte de Coromandel et le petit palais de son père adoptif Jean Valette où s’était écoulée son adolescence, où Potentin, naufragé d’un galion portugais, avait débarqué un beau matin. L’idée d’y retourner avec tous les siens le traversait… mais sans s’arrêter. C’était impossible de revenir en arrière ! L’Anglais exécré fermait devant lui cette porte-là comme il avait fermé jadis celles de Québec. Venait aussi la conscience de sa propre fatigue.