Sauf peut-être pour un homme comme lui, Tremaine, qui, pour avoir couru du Canada en France, de France jusqu’aux mers de Chine, ne craignait guère les longues distances ! Le bailli le croyait-il assez vieux pour reculer devant une expédition au bout de laquelle il aurait une chance de retrouver sa fille ? En ce cas, il se trompait lourdement : dût-il faire le tour du monde, Guillaume retrouverait sa petite Elisabeth et l’arracherait à un ravisseur né sous le signe du malheur, qui ne pouvait rien lui offrir sinon la honte et la douleur… Mais, tout au fond de lui-même, une voix lui soufflait que l’amour n’était pas le seul objectif du roi errant. Le fils de Marie-Antoinette ne renonçait certainement pas à recouvrer la couronne, et il avait l’âge où les pires folies semblent réalisables. Il devait être encore en France. Il fallait qu’il y soit encore ! Demain, Guillaume poursuivrait son chemin vers Paris, bien décidé cette fois à employer tous les moyens : sa fortune, la police et jusqu’au Premier Consul pour parvenir à ses fins…

Après avoir longtemps rêvé, il allait se résoudre à se coucher quand sa porte s’ouvrit lentement et qu’une longue forme noire s’y encadra :

— Pardonnez !… chuchota Theodosia. Je dois vous parler… mais chut !…

Un doigt sur la bouche, elle glissa sans bruit jusqu’à Tremaine après avoir refermé le vantail avec soin. D’un mouvement de tête, elle refusa la chaise qu’il indiquait :

— J’ai peu de temps, mais il faut que vous sachiez…

Elle prononçait les mots lentement, comme si elle les cherchait, mais cela venait certainement de ce qu’elle voulait éviter toute ambiguïté de langage.

— Que je sache quoi ? souffla Guillaume.

— Le jeune homme que vous cherchez… il est venu ici. Je ne me rappelle plus quel jour… trois semaines peut-être.

Le cœur de Guillaume manqua un battement tandis que ses poings se serraient à la pensée de la dissimulation dont le bailli venait d’user envers lui.

— Comment savez-vous que c’est celui que je cherche ? Il y avait une jeune fille avec lui ?

— Non. Il était seul mais c’est bien lui. Le maître l’appelait Monseigneur et a demandé pardon de ne pouvoir s’agenouiller devant lui. Je les ai laissés seuls mais j’ai écouté. Pas par mauvaise curiosité ! Le maître est trop bon et il est si faible à présent que j’ai toujours peur qu’on ne lui fasse du mal ! C’était un jeune homme blond, très beau et qui s’exprimait avec une grande douceur.

— Que voulait-il ?

— Des noms, des adresses, des gens capables de l’aider à retrouver son rang. Il disait aussi que trois personnes étaient avec lui mais qu’il les avait quittées dans une auberge à Alençon…

— Comment savait-il que le bailli était revenu ici ?

— Il ne le savait pas. Il l’espérait seulement.

— Mais enfin, d’où venait-il ?

— Je n’ai pas tout entendu. D’Angleterre, je crois… Si j’ai bien compris, il est retourné à Malte après l’arrivée des Anglais pour que ceux-ci lui permettent de rentrer en France. Ils ont dû l’envoyer chez eux et je pense qu’il est resté là-bas quelque temps…

— Jusqu’à la rupture de la paix d’Amiens, peut-être ? ironisa Tremaine. Ces maudits Anglais ont dû juger l’occasion excellente d’envoyer ce chien fou dans les jambes du Premier Consul. Et si, par hasard, il réussissait à gagner la partie, quelle bonne chose ce serait d’avoir à Paris un roi à leur dévotion !…

La colère s’enflait en Guillaume à mesure qu’il parlait, se nourrissant de la peur des dangers qu’une pareille aventure faisait courir à sa fille. Quand on va se battre, on n’emmène pas une enfant, même si elle se sent l’étoffe d’une héroïne ! Ce qui était sans doute le cas : Elisabeth avait dû trouver passionnante l’idée de voler avec l’homme qu’elle aimait à la reconquête d’un trône…

Cependant l’instant n’était pas aux éclats de voix. Le mécontentement du père, augmenté d’une soudaine méfiance, se tourna vers la Grecque :

— Pourquoi venez-vous me dire ces choses ? N’êtes-vous pas en train de trahir la confiance de ce maître que vous semblez vénérer ?

Plantés dans les siens, les yeux noirs de la femme ne cillèrent pas :

— Oui, mais c’est justement parce que je l’aime. Il a donné à ce beau jeune homme le peu qu’il possédait, et même, il a promis de vendre jusqu’à ce château s’il le fallait pour l’aider. Dois-je me résigner à le voir mourir à l’hospice ? En outre… je ne savais pas que le Monseigneur a enlevé une jeune fille. Et je ne supporte pas cette idée parce que, dans ma jeunesse, j’ai vécu une histoire comme celle-là avant d’épouser mon Branas, et je n’en ai retiré que de la souffrance…

— Votre maître ne le savait pas non plus. Cela peut changer ses intentions ?…

— Peut-être, mais je préfère ne pas courir de risques. Ce soir il a fait partir Morel qui doit prendre demain, à Alençon, la diligence pour Paris. Il emporte deux lettres destinées aux personnes dont il a donné l’adresse.

— Savez-vous le nom de ces personnes ?

— Oui. M. le comte de Cormier, rue du Rempart, et Mme Atkyns, rue de Tournon, numéro 5.

Deux de ceux dont on venait de parler ! Guillaume se traita mentalement d’imbécile. Eût-il cru les indications plutôt floues du bailli qu’il eût galopé au moins vers Nantes. Le vieil homme savait bien pourtant qu’il connaissait la maison de la rue du Rempart et son maître, grâce auquel Pierre Annebrun et lui-même avaient eu l’effrayant privilège de voir Agnès, sa femme, monter à l’échafaud. Quant à l’Anglaise qui avait voulu se substituer à la reine quand elle était à la Conciergerie et mourir à sa place avant de fréter des navires pour sauver son fils, il était plutôt étonnant d’apprendre qu’elle habitait Paris, mais il y avait de fortes chances pour qu’elle n’y soit plus : le gouvernement du Premier Consul vidait la capitale de ses compatriotes, même mariés à des Français ou des Françaises, et les assignait à résidence surveillée en province. Néanmoins, le bailli avait l’air d’en savoir beaucoup plus que son isolement forestier ne le faisait supposer…

Theodosia laissa Tremaine réfléchir quelques instants avant de reprendre le chemin de la porte.

— Je vous ai averti. À présent, je m’en vais, mais j’espère que vous retrouverez votre fille. Si elle reste avec ce Monseigneur si charmant mais par trop égoïste, elle sera brisée…

— Croyez-vous que je l’ignore ? Un instant encore ! Votre maître a-t-il remis quelque chose à son protégé ?

— Trois pièces d’or ! fit la femme avec rancune. Il n’en gardait que quatre et la dernière vient de partir avec Morel.

Elle allait sortir, mais il la retint une dernière fois, ouvrit sa bourse et y prit une pincée de « jaunets » qu’il mit dans sa main.

— Bien que votre maître ait tenté de me tromper, je ne veux pas qu’il ait trop à souffrir de son aveugle dévouement. Gardez cet or et veillez sur lui !

— Vous me garderez le secret, j’espère ? S’il savait ce que je viens de faire, il nous chasserait, mon fils et moi. Même en sachant bien que demeuré seul et sans soins il ne lui resterait plus qu’à attendre la mort par la faim, la soif, la misère…

— Je sais, mais vous n’avez rien à craindre ! Soyez seulement remerciée pour votre aide !

Au petit matin, Guillaume fit ses adieux, reçut des mains du jeune Marcos un Sahib admirablement soigné, et s’enfonça de nouveau dans la forêt d’Écouves pour rejoindre, à Alençon, la route de Paris.

Après son départ, le vieux guerrier de Dieu foudroyé ordonna qu’on le laissât seul et entra en prière pour que le Tout-Puissant protège à la fois le roi errant qu’il servait et la jeune fille dont son cœur gardait le souvenir attendri. Il espérait sincèrement qu’une de ses lettres au moins atteindrait son but et que Louis-Charles comprendrait qu’il ne pouvait garder Elisabeth auprès de lui, parce qu’il faut un esprit pur pour travailler à une grande œuvre et qu’une mauvaise action ne peut porter que de mauvais fruits…




1- Le général Le Veneur servit ensuite Bonaparte puis l’Empereur qui le fit vicomte. Son nom est gravé sous la voûte de l’Arc de Triomphe à Paris.

2- Voir tome III : L’Intrus.

3- On appelait ainsi l’Ordre de Malte.

4- Je dois à Bertrand Galimard-Flavigny, journaliste et historien, tous les détails concernant le Grand Maître, et j’ai plaisir à l’en remercier.

Chapitre II

La voyante

Depuis dix ans, l’ancien chemin du Rempart n’avait guère changé. C’étaient toujours les mêmes maisons tranquilles au discret parfum de bourgeoisie cossue, le même alignement de gros pavés au bout duquel se profilaient les arbres du boulevard. Les têtes rondes de quelques marronniers débordaient des murs d’un couvent. Seule la silhouette austère de la tour du Temple semblait plus grise et plus sinistre que par le passé s’il était possible.

À y regarder de plus près, quelques-unes de ces vieilles demeures paraissaient inhabitées mais, à la satisfaction de Guillaume, ce n’était pas le cas de celle qui l’intéressait. Elle faisait même preuve d’une singulière activité. La porte cochère largement ouverte sur la cour montrait une grosse berline de voyage sur l’arrière de laquelle deux serviteurs amarraient des malles, tandis que d’autres empilaient des sacs et autres bagages. Un départ se préparait qui ressemblait assez à un déménagement, si l’on en croyait la tapissière rangée derrière la voiture et dans laquelle on chargeait des meubles légers soigneusement emballés.

— On dirait que j’arrive à temps, marmotta Guillaume, reste à savoir si le voyageur est Cormier.

Il n’eut pas à attendre longtemps une certitude. L’avocat sortait de la maison, portant une épaisse sacoche de cuir qu’il déposa lui-même à l’intérieur du véhicule. Le temps écoulé depuis le drame qui les avait réunis pour quelques heures, lui et Guillaume, s’était contenté de le doter d’un léger embonpoint et d’un peu plus de cheveux gris.

L’aspect du visiteur ne s’étant pas beaucoup modifié non plus, Cormier le reconnut au premier coup d’œil quand il pénétra dans la cour. Il eut d’ailleurs l’impression très nette que sa visite ne lui causait pas une grande joie. Cependant l’avocat vint à sa rencontre et réussit même un semblant de sourire :

— Monsieur Tremaine ? Quel événement ! Et comment croire qu’après tant d’années vous vous souveniez de moi ?…

— Après ce que nous avons vécu ensemble, c’est le contraire qui serait étonnant, fit Guillaume gravement. Mais je crains fort de vous déranger. Vous partez en voyage ?

— Disons que nous rentrons chez nous ! C’est miracle que vous me trouviez d’ailleurs : ma femme et moi ne faisons plus ici que de brefs séjours pour effectuer des achats, revoir d’anciens amis… Mme de Cormier préfère de beaucoup notre château près de Nantes, d’où nous sommes originaires l’un et l’autre…

— Je vois. Vous est-il tout de même possible de m’accorder quelques instants ?

La contrariété s’inscrivit en plis sur le front de Cormier, mais il était trop bien élevé pour en manifester davantage.

— Vous contenterez-vous de quelques pas dans cette cour ou bien désirez-vous entrer ? Vous n’y aurez guère plus de confort : les pièces n’ont plus de sièges…

— J’aime autant ici. Nous avons assez d’espace pour être assurés d’une certaine solitude…

— S’agit-il encore d’une affaire grave ?

— Assez, je le crains. Vous parliez à l’instant d’anciens amis. C’est de l’un d’eux qu’il me faut vous entretenir. Vous avez dû recevoir, il y a peu, la visite d’un jeune homme d’environ dix-huit ans, un jeune homme blond… très beau, dont nous avons l’un et l’autre contribué à changer le sort.

Par-dessus la tête de son hôte et à travers le portail ouvert, le regard de Tremaine fixa l’ancien donjon des Templiers, dont le soleil matinal faisait luire faiblement les poivrières d’ardoise. Ce coup d’œil en disait bien plus que des explications et l’avocat devint gris.

— Qu’est-ce qui a bien pu vous laisser supposer que je sache seulement ce qu’il est devenu ? balbutia-t-il. Personne au monde ne peut dire où il se trouve actuellement. Si même il est toujours vivant…

— À cette minute précise, sans doute. Cependant, je sais – et Tremaine appuya sur le mot – qu’il est passé ici dans le mois écoulé, envoyé vers vous par le bailli de Saint-Sauveur.

— Comment, après tant d’années et tant de sang répandu, le bailli aurait-il pu savoir que je n’étais pas mort et que j’habitais toujours cette maison ?

— Peut-être le supposait-il seulement ? Son… protégé est allé lui demander de l’aider à retrouver ses fidèles d’autrefois. C’est un homme usé à présent. Il a indiqué ceux dont il gardait le souvenir. Ainsi le prince n’est pas venu ?