— C’est à ce moment-là qu’elle rencontra les bohémiens dont elle n’eut aucune peine, en les payant bien, à se faire des alliés dévoués. Au point de les convaincre de l’accepter chez eux sous des habits gitans.

— La seconde femme, c’était elle ? fit Guillaume.

— En effet. Je n’ai jamais su ce qu’elle avait pu leur dire pour obtenir ce résultat mais, dès lors, elle fut constamment absente de la maison. Elle séjourna d’abord à Chanteloup puis à Varanville pour la vraisemblance mais, de jour comme de nuit, il y avait toujours soit elle-même soit l’un de ses nouveaux amis posté avec une lunette marine de façon à ne rien perdre de ce qui se passait au château.

— Et vous, pendant ce temps-là, que faisiez-vous ? gronda Arthur qui naturellement était revenu au plus vite.

— Rien d’autre que l’attendre. Ni Kitty ni moi ne savions ce qu’elle avait décidé, sinon je vous jure que nous ne l’aurions pas laissée faire. J’espérais d’ailleurs que nous allions bientôt partir, parce qu’elle m’avait demandé de me mettre en quête d’un bateau plus ou moins contrebandier qui pourrait nous conduire jusqu’à l’île de Wight. Mais nous avons compris quand, la nuit dernière, elle est revenue, cachant sous sa blouse un nouveau-né richement emmailloté…

— C’est elle-même qui l’a volé ? Comment a-t-elle fait ?

— Les romanichels ont un gamin agile comme un singe. Il a escaladé la façade du château, pénétré par une fenêtre ouverte, puis est allé ouvrir la porte des cuisines. Miss Tremayne est entrée par là. Tout le monde dormait. Enlever le petit fut, paraît-il, « un jeu d’enfant ». Ensuite, on se dispersa : la bohémienne et son fils rejoignirent la roulotte, miss Lorna notre maison…

— Père ! coupa Arthur, un œil sur la pendule de la cheminée, il serait temps d’y aller !…

— Aussi allons-nous partir ! Nous réglerons nos comptes plus tard, Mr. Brent ! Vous devez être assez reposé…

Il restait peu à dire, d’ailleurs. À son retour, Lorna dut faire face à l’effroi scandalisé de ses compagnons, mais elle en vint à bout assez facilement.

— Il est temps que je vous dévoile mes intentions. Vous n’imaginez pas, je pense, que je veuille supprimer ce bambin ? Je veux seulement l’emmener avec nous. Une fois en Angleterre, j’enverrrai un messager à mon bel oncle lui disant que s’il veut récupérer le bâtard de sa fille, il devra venir le chercher lui-même ! Chez moi ! Et comme nous embarquons à la fin de la nuit prochaine, tu voudras bien, Kitty, t’en occuper. Moi, les nourrissons ne m’ont jamais intéressée…

La pauvre femme fut bien obligée d’accepter : le bébé avait grand besoin de soins et personne d’autre ne pouvait les lui donner. Lorna le savait bien. En revanche, elle jugea plus prudent d’enfermer Brent dans une ancienne laiterie dont elle garda la clef : il avait mis à ses protestations un peu trop d’ardeur pour qu’elle lui fasse confiance et il devait y rester jusqu’à l’heure du départ…

Mais, la nuit venue, Kitty, profitant de ce que sa maîtresse dormait, subtilisa la clef et vint délivrer le jeune homme : il fallait qu’il aille prévenir les Treize Vents ! On ne pouvait pas laisser miss Lorna commettre un tel forfait ! D’autant que l’enfant risquait de mourir pendant la traversée. Par précaution, elle avait enveloppé de chiffons les sabots du cheval qu’elle avait attaché derrière la maison… Elle n’eut pas besoin de plaider longtemps : ce que Lorna venait de faire avait dégrisé le jeune homme. Quelques instants plus tard, il s’élançait dans la nuit.

C’était un bon cavalier, mais l’obscurité et l’émotion lui brouillaient les idées. Il se trompa de chemin, piqua à travers bois dans ce qui lui semblait être la bonne direction, franchit des endroits difficiles, et finalement réussit à raccourcir son trajet au grand dommage de ses habits.

— Après tout, Dieu était peut-être avec moi, conclut-il en se hissant sur sa monture avec quelque difficulté.

— Alors, priez-le pour que nous puissions sauver mon petit-fils, gronda Guillaume, sinon je vous jure de vous faire regretter d’être né !

La lune s’était levée, éclairant la campagne : aussi les cavaliers, guidés par Brent, n’eurent-ils pas beaucoup de peine à trouver le pavillon. Entouré de petites dépendances, il s’adossait à un bois avec lequel ses murs gris se confondaient. C’était l’image même de l’innocence : un toit d’ardoises luisantes et des volets qui ressemblaient à des paupières closes. Tout était même si calme que Tremaine s’inquiéta.

— On dirait qu’il n’y a personne. À quelle heure doit elle embarquer ?

— La marée est à cinq heures et il n’est que deux heures dix ! Miss Lorna est sûrement là puisqu’on ne devait partir qu’une heure avant, et j’ai l’unique cheval…

— Là, sur le côté, il y a un peu de lumière, dit Arthur qui s’était déplacé silencieusement. La fenêtre donne sur quoi ?

— La chambre de Kitty, qui doit veiller. Il faut frapper au volet d’une certaine façon – trois coups longs, deux brefs – et elle ouvrira.

— L’enfant est avec elle ?

— Non. Miss Lorna s’est enfermée avec lui jusqu’au départ. Elle n’a plus guère confiance en nous, vous savez ! Sa chambre, à elle, donne de l’autre côté.

— Bien, j’y vais, fit Guillaume en mettant pied à terre et en faisant signe à ses hommes de contourner la maison qui était enclose d’une haie vive.

Il se dirigeait vers la fenêtre quand Arthur le retint :

— Laissez-moi y aller d’abord, père ! C’est ma sœur, après tout, et j’arriverai peut-être à lui faire entendre raison. Ce ne serait pas la première fois… Accordez-moi ça !

— Je veux bien, mais n’oublie pas : j’aurai Louis… par la force s’il le faut.

Arthur indiqua qu’il avait compris. Il alla frapper au volet selon le code indiqué par Brent. Kitty devait se tenir aux aguets : elle ouvrit presque aussitôt et poussa un soupir de soulagement en reconnaissant, derrière Arthur, la haute silhouette de son père et celle, moins impressionnante, du précepteur.

— Dieu soit loué, Mr. Brent, vous avez réussi !

Le jeune homme eut un pauvre sourire. Il tremblait comme une feuille et, soudain, Guillaume eut pitié de lui. Une idée lui venait :

— Vous êtes sûre que votre maîtresse n’a pas bougé ? chuchota-t-il.

— Tout à fait sûre ! On ne sort de sa chambre que par cette porte ou la fenêtre et je n’ai rien entendu.

— Bien. Donnez-moi la clef de la laiterie ! Nous allons y renfermer Mr. Brent de façon qu’on ignore toujours qu’il en est sorti.

— Pourquoi faites vous ça, père ?

L’éclair de joie qui brilla un instant dans les yeux du malheureux Jeremiah constituait la meilleure réponse : il avait eu un sursaut de révolte, mais s’il devait vivre à jamais séparé de celle qu’il aimait si passionnément, il en mourrait d’une façon ou d’une autre. Guillaume, d’ailleurs, expliqua brièvement :

— Même s’il a été un instant dégrisé, on ne guérit pas de ce genre d’amour ! Kitty, pendant que je l’emmène, vous allez appeler votre maîtresse en disant que vous avez entendu un bruit suspect. Quand elle ouvrira, Arthur entrera. Il veut lui parler le premier. Je rapporte la clef dans un instant. Vous n’aurez qu’à la laisser tomber dans la chambre lorsque vous y pénétrerez.

Kitty approuva de la tête et s’approcha de la porte tandis que Guillaume entraînait Brent en prenant soin de tirer la fenêtre derrière lui. Lorna ne répondit pas tout de suite, et Arthur se demanda si elle n’était pas déjà partie par l’autre fenêtre, mais la voix ensommeillée qu’elle fit enfin entendre le rassura.

— Que veut-tu, Kitty ? Il n’est pas encore l’heure !

— Je vous en supplie, ouvrez-moi ! Il y a du bruit autour de la maison… des pas de chevaux ! J’ai peur…

— Je viens…

Aussitôt, Arthur, d’un geste vif, tira un pistolet et le braqua sur Kitty avec un sourire rassurant. Il était bon que Lorna la crût menacée et il comptait beaucoup sur l’effet de surprise.

Celle-ci joua pleinement. En ouvrant la porte, la jeune femme eut un cri, voulut refermer mais déjà son frère s’était jeté sur elle pour la repousser à l’intérieur : une chambre dont le lit n’était pas défait. Miss Tremayne s’y était simplement étendue. Le même coup d’œil montra au jeune homme la grande corbeille posée tout près qui servait de berceau : le petit Louis y dormait d’un sommeil assez paisible. Mais déjà Lorna reprenait ses esprits.

— Que viens-tu faire ici ? demanda-t-elle sèchement.

— Vous empêcher de commettre un crime !

— Où vois-tu un crime ? Personne n’est mort, que je sache et je n’ai fait, après tout, que rendre aux Tremaine le mal qu’ils m’ont fait. Oui, j’ai pris cet enfant et j’ai bien l’intention de le garder ! Il va remplacer celui que vous m’avez volé.

— On ne peut voler ce qui n’existe pas et ce bébé existe. Il nous appartient et vous allez nous le rendre ! Lorna, ajouta-t-il plus doucement, que s’est-il passé pour que vous en veniez à de telles actions, à tant de duplicité ? Ne vous arrive-t-il jamais de songer à notre mère ? Qu’aurait-elle pensé de vous ?

— Ne me parlez pas de notre mère ! Elle a eu ce que je voulais tellement et je crois qu’à présent je déteste son souvenir. Mais dis-moi, petit frère, comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?

Arthur s’attendait à la question. Sa réponse était prête :

— Nous n’avons eu aucune peine à retrouver vos amis les bohémiens : ils n’ont pas résisté longtemps à nos questions !

— Ces misérables ont parlé ? Je les avais pourtant bien payés !

— Disons… que nous les avons payés plus cher encore ! Il faut en finir, Lorna ! Un bateau vous attend, je crois ?

— Oui, et j’ai bien l’intention de le prendre ! Et avec ça !

Elle s’était précipitée sur la corbeille et d’un geste vif en avait arraché le bébé qui se mit aussitôt à hurler.

— Prenez garde, miss Lorna ! gémit Kitty qui venait d’entrer. Il n’est déjà pas si bien, ce petit ! Il faut le laisser.

— Donnez-le-moi, Lorna ! s’écria Arthur. Vous n’avez aucune chance de quitter cette maison. Avec lui tout au moins. Elle est cernée. Vous pensez bien que je ne suis pas venu seul.

— Vous auriez une armée que vous me laisseriez tout de même passer. Kitty, va chercher Brent ! Nous partons et je défie quiconque de nous en empêcher. Sinon… sinon je jette ce petit bâtard sur ces dalles pour qu’il s’y fracasse le crâne !

— Vous ne ferez pas ça ! gémit Arthur qui tremblait de tous ses membres devant la lueur de folie qui venait de s’allumer dans les yeux de sa sœur.

Celle-ci éclata de rire :

— Croyez-vous ?… Je peux même faire mieux ! Tout, vous entendez, tout plutôt que vous rendre votre précieux trésor !

Virant sur ses talons, elle alla vers la cheminée où Kitty avait allumé du feu pour combattre la fraîcheur et surtout l’humidité de la nuit. Son intention n’étant que trop évidente, Arthur se jeta en avant avec un cri d’horreur au moment même où claquait un coup de feu. Son pied butta sur un carreau déchaussé et il s’étala devant Lorna à l’instant même où la douleur lui faisait lâcher le bébé qui tomba sur lui. Debout au seuil de la chambre, véritable statue de la Justice, Guillaume venait de tirer. Son bras était encore tendu.

Jetant l’arme, il se précipita vers son fils tandis que Kitty enlevait le petit Louis qui, surpris sans doute par tout ce vacarme, ne criait plus.

— Tu n’as rien ? demanda Guillaume épouvanté. Sans ce bout de faïence brisé, j’aurais pu l’atteindre.

— Sûrement pas ! Vous êtes un trop bon tireur, fit Arthur en se relevant pour revenir vers sa sœur.

Celle-ci venait de s’asseoir sur une chaise en comprimant son bras blessé. Elle regardait Guillaume avec un mélange de fureur et de désespoir.

— Vous avez tiré sur moi. Faut-il que vous me haïssiez ?

— Vous n’avez rien épargné pour ça !

— Au point d’essayer de me tuer ?

— Si j’avais voulu vous tuer, croyez bien que vous seriez morte. Je ne manque jamais ma cible. Faites en sorte, à l’avenir, que je ne le regrette pas ! Kitty, donnez ce petit à Arthur et voyez la blessure de votre maîtresse !

Ce n’était pas grave : la balle que l’on retrouva sur le sol n’avait fait que traverser la chair du bras. Les mains habiles de la camériste eurent vite fait de confectionner un pansement confortable.

— Voilà ! dit-elle. Je pense que ça ira ?

— C’est parfait, dit Guillaume. Je suis sûr que tout se passera parfaitement jusqu’en Angleterre.

— Vous voulez que je parte ? s’écria Lorna. Alors que je suis blessée ?

— Pas au point de vous permettre de rester plus longtemps, et estimez-vous heureuse que je ne fasse pas pire ! Préparez-vous ! Je vais vous conduire moi-même jusqu’au bateau afin de m’assurer que ce départ-là sera définitif.