— Allez chercher le docteur Annebrun, s’il vous plaît ! Il se promène dans la roseraie, fit Guillaume en grimpant dans la voiture.

Un homme, en effet, était étendu sur les coussins. Pâle, les yeux clos, respirant difficilement avec, sur la poitrine, une large tache de sang, Victor Guimard avait tout l’air d’être en train de mourir.

— Qu’est-ce qu’il fait là et qu’est-ce qui a bien pu se passer ? s’écria Arthur accouru sur les talons de son père.

— Je ne sais pas. Alexandre dit qu’il l’a trouvé sur la route.

Au son de cette voix connue, le blessé ouvrit les yeux tandis que sa bouche s’étirait en un faible sourire :

— J’arrive… à temps, j’espère ? Ils ne sont pas là, n’est-ce pas ?

— Qui donc, mon ami ?

— Sainte… Sainte-Aline… et son valet…

— Mais non. Est-ce qu’ils devraient être ici ?

— Sont… sûrement pas loin !

— Descends de là et laisse-moi l’examiner ! coupa Pierre Annebrun qui tirait Arthur en bas pour monter à son tour. Va donner des ordres pour un brancard, une chambre. Il faut le sortir de cette boîte !

Sur un coup d’œil de son père, Arthur partit comme une flèche vers la cuisine où le personnel aidait Potentin et Clémence dans leur tâche charitable au milieu d’un vrai vacarme : le majordome s’efforçait de se débarrasser d’un mendiant qui poussait de grandes clameurs et tenait absolument à lui raconter ses derniers malheurs. Le bonhomme était pittoresque et la joute oratoire amusait tout le monde. Ce que voyant, Arthur se contenta de récupérer Valentin et Sylvain pour transporter le blessé et prit Lisette à part en lui demandant d’ouvrir une chambre.

Il sortait de l’office avec elle quand une petite paysanne pauvrement vêtue acheva de descendre l’escalier en courant, se jetant presque dans ses jambes :

— Eh bien, Annette, qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il.

— Oh ! M’sieur Arthur… y a un vilain homme qui vient d’monter. C’est un mendiant… Il était avec c’lui qui brait si fort…

Le cœur du jeune homme manqua un battement.

— Allez chercher mon père, Lisette ! Dites-lui de venir vite, et avec des armes ! Ma sœur est là-haut avec le petit. Elle est en danger… moi je monte ! Ah !… Qu’on s’empare de l’homme qui discute avec Potentin !

Empoignant au passage un chandelier de bronze, faute de mieux, Arthur s’élança dans l’escalier, accélérant même l’allure lorsqu’un cri étouffé lui parvint depuis la chambre de sa sœur. Il s’y jeta tête baissée, épouvanté par le spectacle qu’il découvrit : un homme grand et fort, qu’en dépit de sa défroque misérable il n’eut aucune peine à identifier pour l’avoir vu à l’œuvre sur la grève de Vierville, tenait Elisabeth à la gorge. Les jambes de la jeune femme ne soutenaient plus son corps et elle n’émettait que des sons faiblissants. À ses pieds, Adam, qui adorait chanter des petites chansons à son neveu et avait dû être surpris auprès de lui, gisait inanimé ainsi d’ailleurs que Béline dont la bouche saignait.

Arthur vit rouge. S’élançant sur l’agresseur, il le frappa de son chandelier mais ne réussit qu’à lui égratigner la tête sans l’assommer. Il y avait quelque chose des monstres préhistoriques dans cet être bâti comme une montagne. Pourtant, l’attaque du jeune homme parvint à lui faire lâcher prise. Abandonnant Elisabeth qui tomba sur le tapis avec la mollesse d’une étoffe, il se tourna vers ce nouvel ennemi, les mains ouvertes, un rictus démoniaque au coin de sa bouche grimaçante.

En dépit de son courage, Arthur recula, terrifié. Ce qui marchait sur lui n’avait rien d’humain. Un démon, une créature de l’enfer stupide et malfaisante animée par le seul désir de tuer. Il pensa qu’avec un peu de chance il réussirait à franchir la porte, que son père allait arriver mais, fasciné par le monstre, il ne discernait plus à quel endroit de la chambre il se trouvait au juste et, soudain, il buta contre un tabouret bas, tomba sur le dos. Avec un grognement de triomphe, l’autre se jeta sur lui. Arthur sentit une odeur fade de crasse et de sueur tandis que, sous le poids qui faisait craquer ses côtes, le souffle lui manquait. Il allait perdre connaissance à son tour quand sa poitrine fut soudain libérée tandis qu’un véritable barrissement éclatait à ses oreilles. À la place de l’affreux visage aux yeux exorbités qui disparut de son champ de vision, il vit François Niel et un valet attelés à l’énorme carcasse pour le libérer.

— Tu n’as rien ? demanda le premier en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

— Non, mais comment avez-vous fait ? Cet homme possède la force d’un ours.

— C’est bien pour ça que je l’ai traité comme un ours, répondit le Canadien en montrant du doigt le monstre abattu, un couteau de chasse planté entre les épaules.

— Merci, monsieur Niel, merci beaucoup ! Mais, les autres ?… Elisabeth, mon Dieu ! Il l’a tuée.

Il la cherchait des yeux dans la chambre à présent pleine de monde. Il vit Guillaume enlever sa fille dans ses bras pour la porter sur son lit tandis que Mlle Le Houssois donnait des soins à Béline. Adam, déjà ressuscité, vint aider son frère à s’asseoir :

— T’inquiète pas pour Elisabeth : elle respire. Mais toi, est-ce que ça va ?

— Mieux, merci, seulement je boirais bien quelque chose. Et toi, au fait ? Tu n’étais pas frais quand je suis entré !

— Cet affreux bonhomme m’avait allongé un coup de poing au menton mais ça c’est rien : qu’est-ce que j’ai eu peur quand je l’ai vu arriver sur le berceau ! Parce que c’était à lui qu’il en voulait, c’était à Loulou… notre Loulou ! gémit Adam qui, ses nerfs lâchant, éclata en sanglots.

Cependant, personne n’était gravement atteint. La gorge d’Elisabeth resterait bleue et elle aurait du mal à avaler pendant quelques jours, Béline avait une énorme bosse à la tête et la bouche d’Adam commençait à enfler, mais le docteur Annebrun, qui avait abandonné Guimard un instant pour constater les dégâts, ne diagnostiqua rien de grave. Néanmoins, Arthur n’était pas encore tranquille.

— Et l’autre, père ? demanda-t-il à Guillaume qui semblait ne plus pouvoir se résoudre à lâcher la main de sa fille. Est-ce que vous avez pris l’autre ?

— Bien sûr ! Grâce à la petite Annette que nous irons remercier chez ses parents, on le tient. Alexandre, Daguet et ses hommes lui sont tombés dessus, avec l’aide aussi de ces pauvres gens auxquels ces deux misérables ont osé se mêler afin de s’introduire ici : ils l’ont empêché de s’échapper en se refermant derrière lui comme un mur. À présent, Sainte-Aline est dans la « pucherie1 » et sous bonne garde, tu peux me croire ! On va y aller voir dans un instant.

— Qu’allez-vous en faire ? Le tuer ?

— Le juger d’abord ! Je n’aime pas l’idée de tuer un homme de sang-froid, même un démon comme celui-là.

— Et celle de le relâcher pour qu’il puisse nuire encore, elle vous séduit ? fit Arthur avec rudesse.

— Non, rassure-toi ! Il n’a fait que trop de mal.

Il en avait même fait plus encore que Guillaume ne l’imaginait à cet instant ! Un peu plus tard, convenablement pansé et réconforté, Victor Guimard, dont la blessure était sérieuse mais moins grave que l’on n’aurait craint et la faiblesse due surtout à la perte de sang, put apporter, sur le personnage, un supplément de lumière sinistre.

Trois jours plus tôt, alors qu’il rentrait au ministère après une tournée d’inspection à Notre-Dame de Paris où l’on faisait de grands travaux en vue du sacre, il rencontra l’inspecteur Pasques dans le vestibule et celui-ci, avec lequel il entretenait jusque-là des relations polies mais sans éclat, parut tout à coup incroyablement heureux de le voir, le prit par le bras sans lui demander si cela lui convenait et l’entraîna faire quelques pas sur le quai Malaquais :

— Cette jeune femme que j’ai arrêtée chez Quentin Crawfurd en septembre dernier, vous vous y intéressez, je crois ? fit-il sans autre préambule. Mlle Tremaine, si je me souviens ?

— Je l’avoue, oui, dit Guimard après une courte hésitation car il ne savait pas très bien jusqu’à quel point il pouvait faire confiance à cet homme taciturne et plutôt hermétique, mais je n’en ai pas eu de nouvelles depuis près d’un an.

— Monsieur Fouché, lui, vient d’en avoir et, autant vous l’apprendre tout de suite, elle est en danger.

En effet, le matin même, un commissionnaire avait déposé à l’intention du ministre une lettre anonyme. Tout y était en bonne et due forme : le mariage avec le prince dans l’église de Vierville, de départ du Temple avec la grâce de Bonaparte, le refuge à Bayeux chez Mme de Vaubadon, le départ de Louis-Charles grâce au chevalier de Bruslart et à une frégate anglaise, enfin le retour de la jeune femme dans la région de Saint-Vaast et finalement la mise au monde d’un enfant mâle désormais seul espoir des partisans du duc de Normandie, puisque celui-ci avait trouvé la mort en Angleterre.

— J’ai ordre d’arrêter toute la bande, conclut Pasques, et Victor sentit le cœur lui manquer.

— Qu’est-ce que Fouché entend par toute la bande ? articula-t-il péniblement.

— Le curé, la Vaubadon, la « duchesse » avec son enfant, Bruslart bien entendu si je peux mettre la main dessus, et quelques comparses dont l’honorable scripteur de la lettre donne les noms.

— Y a-t-il dedans la famille de Mme Elisabeth ?

— Non. Fouché n’est pas fou. Il sait que ce Tremaine a su séduire l’Empereur, qu’il possède des navires dont la conduite est sans défaut. L’opération doit être menée discrètement et les prisonniers mis au secret. Tremaine sera prié de ne pas venir japper à la porte de Sa Majesté s’il ne veut pas que tout ce monde disparaisse, sans espoir de retrouvailles. Je vais donc partir pour la Normandie, mais seulement demain soir. Cela vous laisse le temps de la mettre à l’abri… un abri lointain, hors de France, parce que je fouillerai partout. Vous avez compris ?

— Non, dit Guimard. Pourquoi faites-vous ça ?

— Je pourrais répondre que ça me regarde. Disons que cette petite m’a plu quand je lui ai mis la main dessus : si jeune, si vaillante aussi ! Alors, qu’elle soit emmurée vivante avec son gamin au fond d’une forteresse quelconque, je ne supporte pas cette idée-là ! Et puis… (Il resta songeur quelques instants et finalement lâcha :) J’avais une fille qui aurait son âge, je l’ai perdue et j’en ai trop souffert ! Cela dit, hâtez-vous ! Lorsque je partirai, j’accomplirai ma mission sans plus connaître personne. Ça veut dire que je vous tuerai sans hésiter si vous essayez de vous y opposer… Vu ?

Dans l’heure suivante, Victor quittait Paris, décidé à sauver le plus de monde possible. À Bayeux, il se contenta de déposer un mot d’avertissement à la belle Charlotte alors absente puis, sans s’attarder, fonça sur Vierville. Il aimait bien l’abbé Nicolas qu’il voulait convaincre de prendre sa barque pour gagner le large. Ce qu’il trouva dans le petit presbytère au bord de la mer le révulsa : un cadavre sanglant, encore chaud ! Le malheureux prêtre avait été étranglé et poignardé : auprès de lui, son registre paroissial traînait à terre, montrant bien qu’une page avait été déchirée.

— C’est son vieux sacristain qui venait de le découvrir, dit Guimard. En arrivant il avait pu voir les meurtriers sauter sur des chevaux et s’enfuir au galop, mais la description qu’il m’en fit, car il avait encore de bons yeux, fut lumineuse pour moi : on n’oublie pas M. de Sainte-Aline et le dragon qui lui sert de valet. Alors, persuadé qu’ils se rendaient ici, je me suis lancé sur leurs traces, talonné par le besoin d’arriver avant eux, mais quelques précautions que j’aie pu prendre, ils m’ont éventé, tendu un piège… et bien failli me tuer. Sans ce jeune homme qui m’a recueilli, j’étais perdu.

— Et nous avec ! conclut Guillaume. Merci, mon ami, merci de ce que vous avez fait ! Je vous dois la vie de ma fille et de mon petit-fils.

Le blessé qui, fatigué par l’effort fourni, venait de se laisser aller sur ses oreillers, se redressa encore, l’angoisse au fond des yeux.

— Souvenez-vous qu’elle n’est pas hors de danger pour autant ! Pasques est parti. Il va venir et s’il la trouve…

— Je n’ai pas oublié, fit Tremaine tristement. Je n’ai en effet guère de temps pour me réjouir. Quand sera-t-il ici, selon vous ?

— J’avais plus de vingt-quatre heures d’avance sur lui mais j’en ai perdu plusieurs avec cette blessure. D’autre part, s’il a suivi le même parcours que moi – ce qui est certain ! –, il a dû s’arrêter plus ou moins longtemps à Bayeux, à Vierville. Disons demain soir… plutôt après-demain sans doute ! Qu’allez-vous faire ?

— Pour mes enfants je ne sais pas encore mais, dans l’immédiat, rendre et sans plus tarder la justice qui s’impose ! Avec un bandit comme ce Sainte-Aline, les grands principes frisent le ridicule.