Deux torches éclairaient la « pucherie » quand Guillaume s’y rendit accompagné de ses fils, de Potentin, de François Niel, de Pierre Annebrun et d’Alexandre de Varanville. Bien qu’il fît déjà nuit, celui-ci s’était refusé à quitter les Treize Vents avant le dernier acte du drame qui s’y jouait ce soir-là.
— Ma mère ne s’inquiétera pas de mon retard, dit-il seulement. Elle pensera que la diligence n’était pas à l’heure, ce qui n’est pas rare, et que la voiture m’attend… et à moins que vous n’en ayez pas fini cette nuit ?
— Ce ne sera pas long, fit Guillaume. Tout doit être prêt…
En effet, un chariot à foin attendait près de la petite bâtisse à la porte de laquelle veillaient deux palefreniers. Le corps de l’exécuteur des basses œuvres de Sainte-Aline y reposait sous une bâche. Daguet et Nicolas étaient à l’intérieur, surveillant le prisonnier étroitement ligoté et couché sur le sol de terre battue.
À l’entrée des sept hommes, Sainte-Aline souleva la tête et ricana :
— Voilà bien du monde ! dit-il. Même réduit à l’impuissance, on dirait que je vous fais encore peur ?
— Je ne suis pas l’un de vos pareils qui assassinent un voyageur au coin d’un bois ou un prêtre sans défense dans une maison déserte, dit Guillaume avec un dédaigneux haussement d’épaules. Ceux-ci sont vos juges et moi je suis votre accusateur, parce que je tiens à ce qu’ils sachent quel misérable ils ont devant eux.
— Des juges ? Alors que vous me laissez entendre que je suis condamné d’avance ?
— Des témoins si vous préférez car, en effet, je ne vous laisserai pas plus de chance que vous n’en avez laissé à vos victimes. Redressez-le, vous autres ! ajouta Guillaume s’adressant à ses gens. Je veux qu’il écoute debout ce que j’ai à dire.
Fermement maintenu par Daguet et Nicolas, Saint-Aline fut adossé au grand chaudron que l’on accrochait au-dessus du foyer de pierres plates les jours de lessive. En dépit du rougeoiement des torches, on put voir qu’il blêmissait et que la sueur coulait sur sa figure. Avec une joie féroce, Tremaine lut la peur dans ses yeux.
— Rien que pour vos crimes des deux derniers jours, vous méritez dix fois la mort ! Vous avez assassiné le curé de Vierville, l’abbé Nicolas, dans son presbytère.
— Je ne l’ai même pas touché !
— Non, c’est votre valet, mais l’ordre est venu de vous. Lui n’était qu’un bourreau. Ce matin vous avez tiré comme un lapin, sur la route de Valognes, le baron de Clacy qui serait mort sans l’aide qu’il a reçue de M. de Varanville.
— Un argousin, un bas policier ! Est-ce que ça compte ?
— Pour les gens normaux, oui, mais vous avez fait mieux encore en voulant faire assassiner ma fille, mon petit-fils, sans compter ceux qui ont tenté de les défendre. Ajouterai-je qu’auparavant vous les aviez dénoncés au ministre de la Police au moyen d’une lettre anonyme ?
— Ah ? Vous savez cela ? Bigre, on est bien renseigné dans ce pays perdu !
— Et vous ne niez même pas ? cracha Guillaume écœuré. Et vous vous prétendez gentilhomme ? Mais ce n’est pas tout, hélas : voici quelques mois, sur le sol anglais, vous avez donné toute votre mesure en trahissant et en tentant de faire abattre le prince qui croyait en vous, qui s’était confié à vous et que le seul excès de ses malheurs et de ses souffrances aurait dû vous rendre sacré si vous ne respectiez pas en lui le sang royal.
Cette fois, le prisonnier éclata d’un rire grinçant, insultant :
— Le sang royal ? Soyons sérieux, mon bon monsieur ! Que ça vous arrange de croire votre fille duchesse de Normandie, on peut le comprendre, mais de là à avaler toutes ces couleuvres… Ce malheureux n’était qu’un pauvre fou mégalomane, un illuminé, un….
La gifle, assenée à toute volée, lui coupa la parole et stupéfia Guillaume, parce que c’était Alexandre qui venait de frapper. Blanc comme un linge, le jeune homme dardait sur Sainte-Aline ses yeux noirs étincelants de fureur :
— Tu sais très bien que tu mens, Judas, et que tu as vendu ton maître, le fils des rois martyrs, celui qui seul a le droit de régner sur la France ! Dieu sait que je le déteste, ce prince qui m’a pris celle que j’aime ! Mais un Varanville ne ménage ni sa fidélité ni son respect ! Monsieur Tremaine, ajouta le jeune homme en se tournant vers Guillaume, je demande que l’on en finisse ! Ce misérable, en d’autres temps, aurait été tiré à quatre chevaux. Contentons-nous d’en débarrasser la terre normande. Et puisque je suis ici le seul représentant d’une noblesse qu’il déshonore…
— Tu n’est pas le seul ! protesta Adam. Par ma mère, je suis un Nerville !
— C’est vrai. Pardonne-moi, mais laisse-moi achever ! Puisque en outre vous m’avez fait juge, j’exerce mon droit et je vote la mort !
— Moi aussi !
Deux mots prononcés d’une seule voix par ceux qui étaient là, mais ce furent les dernières paroles que l’on entendit dans la pucherie. Il n’y eut plus qu’un bruit unique, bref, violent : celui du coup de pistolet qui raya le baron de Sainte-Aline du nombre des vivants. Ce n’était pas Guillaume qui l’avait tiré mais Potentin, désireux d’éviter à ceux qu’il aimait de se salir les mains. Après, ce fut le silence.
Tandis que Daguet et ses hommes emmenaient le corps vers un bas-fond forestier et un marais où toutes choses se perdaient à jamais, que Pierre Annebrun regagnait le Hameau et qu’Alexandre de Varanville rentrait chez lui malheureux et inquiet, Guillaume et François se retiraient dans la bibliothèque. Autour d’eux la maison effaçait l’une après l’autre les traces de la fête si mal terminée.
Un long moment, les deux amis restèrent silencieux. Non que le souvenir de la scène dont ils venaient d’être les acteurs leur pesât ; ils l’oubliaient déjà pour s’absorber dans la menace à venir : une prison peut-être à vie pour Elisabeth et son enfant !
Machinalement, le Canadien avait tiré sa pipe et la bourrait mais sans l’allumer, l’esprit ailleurs. Avec une immense pitié, il regardait son ami dont il sentait la souffrance. S’il voulait qu’elle reste libre, Tremaine allait devoir se séparer de l’enfant qu’il aimait par-dessus tout ainsi que de ce petit garçon devenu si cher à son cœur en quelques semaines.
Conscients de la présence au-dessus de leur tête de la jeune mère qui venait d’échapper à un si grave danger et qui reposait sous l’opiat miséricordieux donné par le médecin, ils n’osaient parler ni l’un ni l’autre. Et puis, soudain, François prit son courage à deux mains :
— Pourquoi ne dis-tu pas ce que tu penses, Guillaume ? Je sais bien ce que tu endures et toi tu sais qu’il y a une solution et peut-être la seule : mon bateau.
Guillaume tressaillit comme un homme que l’on éveille.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Je viens de te proposer d’emmener Elisabeth. Songe que le Delaware bat pavillon américain – celui que l’on respecte le plus dans les ports français ! –, que rien ne s’oppose à ce que j’y embarque des membres de ma famille sur lesquels je veillerai comme un père, et qu’en tout état de cause l’autre côté de l’Atlantique n’est jamais qu’à trois ou quatre semaines de navigation !
Guillaume passa une main lasse sur son visage aux traits tirés et vint s’asseoir auprès de son ami.
— J’avoue que l’idée m’est venue de te le demander, soupira-t-il, mais je n’osais pas. Et puis… mes enfants chez ces Américains que je déteste presque autant que les Anglais…
— Tu aimeras John Dawson ! Il faudra bien d’ailleurs que tu t’y fasses si tu veux venir voir tes enfants : de longues années passeront avant qu’un bateau français puisse pénétrer dans le port de Québec2. Pas d’interdit dans celui de New York, bien au contraire ! Un navire aux trois couleurs y est accueilli en frère. Rien n’empêchera les tiens d’y venir autant que tu voudras. Quant à moi, j’ai une maison à Albany où Elisabeth pourra rester jusqu’à ce que j’aie tout mis en place pour la ramener officiellement au Canada. Ce qui prendra un peu de temps !
— Que diront tes filles ? Elles pourraient trouver cette intrusion plutôt amère ?
— Je te rappelle que l’une est religieuse. Quant à l’autre, c’est la meilleure créature du monde. Que ce soit à Albany ou à Québec, Elisabeth sera entourée, protégée. À présent, si tu vois une autre solution, ajouta François du bout des lèvres comme s’il craignait que, justement, Guillaume n’en eût trouvé une.
— Non, dit celui-ci, mais un inconvénient tout de même. Le Delaware est venu décharger et charger. Il ne peut mettre à la voile dans les vingt-quatre heures ?
— Avec la saison qui avance nous n’avions prévu qu’une escale d’une semaine. Si tu es d’accord, j’emmène Elisabeth demain soir et je fais presser le mouvement. De toute façon une fois à bord, c’est-à-dire en territoire américain, elle n’aura plus rien à craindre de M. Fouché.
— Demain ! dit Guillaume avec quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Demain déjà ? Oh ! mon Dieu !
— Préfères-tu attendre l’arrivée de l’inspecteur Pasques ?
— Non… Non, tu as raison ! C’est mon égoïsme qui se plaint alors que je devrais te remercier à genoux ! François, François… tu sauves ma fille et moi je gémis ! Mais c’est fini ! Je vais prendre les dispositions nécessaires à son départ.
— À mon tour, je te remercie de ta confiance, mais crois-tu qu’Elisabeth sera d’accord ?
— Il le faudra bien ! Il n’y a plus de temps pour nos états d’âme. Au surplus, elle était prête à suivre son époux jusqu’en Turquie. Pour son fils, elle acceptera cette nouvelle séparation.
Cette nuit-là Guillaume ne se coucha pas. Jusque très tard, il resta assis à sa table de travail, examinant des papiers, en rédigeant d’autres, taillant dans sa fortune une part pour ceux qui allaient partir avec l’horrible impression de faire un testament à l’envers. Dans une serviette de maroquin vert, il rangea une lettre de change sur les caisses Lecoulteux que n’importe quelle banque américaine accepterait, quelques participations à différentes entreprises hollandaises ou hanséatiques dont il expliquerait la valeur à François Niel, une somme en pièces d’or et enfin l’acte de mariage dressé en double exemplaire par l’abbé Nicolas à l’intention des jeunes époux et dont seul celui-là, confié par Elisabeth à son père, subsistait sans doute. Il écrivit aussi une longue lettre pour celle qui allait le quitter, après quoi, armé d’une chandelle, il sortit de son cabinet de travail, remonta silencieusement jusqu’à sa chambre et s’y enferma.
Posant sa bougie sur une table, il la déplaça, rabattit un coin du tapis et, à genoux sur le parquet, en souleva une lame à l’aide d’un canif, découvrant un petit coffre d’acier dont la clef ne quittait jamais sa chaîne de montre. C’était une petite boîte tout juste assez grande pour ce qu’elle contenait : une autre clef qu’il garda dans sa main pour se rendre dans son cabinet de toilette.
Là, derrière une boiserie mobile, se trouvait une cachette aménagée par Potentin et lui-même peu de temps après la construction de la maison et dont eux seuls connaissaient la présence. Il y avait des années que Guillaume ne l’avait ouverte : elle renfermait ce qui avait été le trésor de Jean Valette, son père adoptif, rapporté des Indes peu d’années avant la Révolution : une collection de très belles pierres non montées : rubis, saphirs et émeraudes, plus trois diamants roses jadis offerts au négociant de Porto Novo par son ami le nabab Hayder Ali.
Jamais Guillaume n’avait pu se résoudre à y toucher, même dans ses plus grandes difficultés : il réservait ces merveilles à ses enfants mais cette nuit, le moment était venu d’en faire le partage. Triant soigneusement les pierres dont l’éclat scintillait sous la douce lumière de la bougie, il en fit trois parts égales, en enveloppa une dans un petit sac de daim, rangea les autres et remit tout en place.
Revenu dans sa bibliothèque, il déposa le petit sac dans le maroquin. S’asseyant dans le grand fauteuil d’ébène et d’ivoire à têtes d’éléphants qui avait été celui de Jean Valette, il éteignit tout et, laissant enfin le chagrin l’envahir, il compta l’une après l’autre chacune des minutes de cette dernière nuit d’Elisabeth aux Treize Vents et attendit le jour. Quand le soleil brillerait, il monterait chez elle pour lui apprendre que si elle voulait garder une chance d’être heureuse il lui fallait partir.
Il craignait une révolte, un refus, des larmes peut-être. En tout cas une réaction violente, mais il n’en fut rien et il comprit qu’elle avait changé plus encore qu’il ne le croyait. Elisabeth écouta son père sans mot dire puis elle alla prendre son fils dans le berceau et le serra tendrement contre sa poitrine :
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