— Non… non, je n’ai vu personne. En admettant que cette histoire soit vraie, il a pu hésiter… ou se présenter pendant une absence.
Cormier s’énervait. Son regard s’affolait, glissant autour de son interlocuteur comme s’il craignait de découvrir des oreilles indiscrètes tapies dans tel ou tel recoin de sa cour. L’homme avait peur, visiblement, pourtant Guillaume ne se tenait pas encore pour battu. Il joua sa dernière carte :
— Et vous n’avez pas reçu davantage, hier ou le jour d’avant, une lettre portée par l’intendant du bailli ?
— Non… Je vous l’ai dit, je n’ai vu personne, je n’ai reçu personne et ne sais plus rien de cette vieille histoire éteinte depuis longtemps.
— Dites que vous ne voulez pas vous en souvenir ! Je vous ai connu plus courageux, monsieur le comte de Cormier, puisque c’est là votre véritable nom.
Devenu très rouge, celui-ci détourna la tête, tira sa montre d’un geste nerveux et la consulta :
— Veuillez m’accorder vos excuses, monsieur Tremaine, mais il est temps de nous quitter. La santé de mon épouse n’est pas brillante et il me faut l’emmener au plus vite. Elle doit être en train de descendre en ce moment…
Il s’élançait déjà vers la berline quand Guillaume le retint par le bras d’une poigne irrésistible :
— Un dernier mot, s’il vous plaît, et je vous laisse. Le chef du coup de main, le baron de Batz, sauriez-vous par hasard ce qu’il est devenu ?
Cormier devint encore plus rouge, mais cette fois ce fut de colère.
— Je l’ignore et ne tiens pas à le savoir. Cessez donc de poser vos questions insensées, monsieur Tremaine ! Vous risquez seulement de déchaîner des catastrophes. Celui que vous cherchez n’a plus rien à espérer de ce pays, sinon encore un peu plus de sang versé ! Trop de vies ont payé pour sa liberté ! Trop de victimes sont tombées place de la Révolution, comme votre épouse, ou entre les colonnes de la place du Trône-renversé. Presque tous les anciens compagnons de Batz ont payé ! Alors, par pitié, tenez-vous tranquille et laissez vivre ceux qui ont eu la chance d’échapper à l’échafaud !
— Je le souhaiterais bien sincèrement, mais si je ne veux pas que ma fille coure les mêmes dangers que sa mère, il faut que je le retrouve, votre protégé. Il l’a enlevée et elle n’a que seize ans !
— Ah !… Une histoire d’amour ?
— Partagé ! Et c’est ce qui me fait si peur !
Un instant, l’avocat garda le silence, parut hésiter, puis lâcha finalement :
— Je sais que Batz a rejoint, un temps, l’armée du prince de Condé mais, depuis qu’elle n’existe plus, il a dû, s’il est encore vivant, regagner sa terre de Chadieu, près d’Authezat, au sud de Clermont d’Auvergne, mais je crois que vous perdriez votre temps en vous lançant sur cette longue route. Le baron a toujours eu le sens des réalités : il sait depuis longtemps que cette cause-là est perdue et chercherait plutôt à se rapprocher des Princes. Surtout de celui qui se fait appeler Louis XVIII. En quoi il aurait raison. Ce garçon est fou ! Enlever une jeune fille ! Ce n’est pas le moment de ressusciter Louis XV !… À présent, je vous souhaite bonne chance, Monsieur Tremaine ! Souffrez que je rejoigne la comtesse ! La voici qui sort…
Une femme vêtue d’un costume de voyage et coiffée d’un turban mauve enveloppé d’un voile de même nuance venait d’apparaître sur le seuil, appuyée au bras d’une personne qui devait être sa camériste. Son regard cherchait son époux, qui lui fit de la main un signe rapide tandis qu’aidée de la suivante elle prenait place dans la voiture. Le peu qu’en vit Tremaine lui fit constater que sa santé, en effet, devait laisser à désirer si l’on en jugeait par la pâleur du visage et les cernes sous les yeux.
— Mon épouse est d’origine créole, crut devoir expliquer Cormier. Sa famille, les Butler, vient de Saint-Domingue et Thérèse supporte mal le climat parisien. Je crois… que nous ne reviendrons plus.
Guillaume, pour sa part, en était persuadé. Ce départ ressemblait trop à une fuite, en dépit du prétexte invoqué. Il se demanda si la lettre du bailli, cette lettre que l’on n’avait point reçue, n’était pas la mèche qui avait mis le feu aux poudres.
Quittant l’avocat sur un salut, il rejoignit le coupé de louage qu’il avait retenu dès son arrivée à Paris et qui l’attendait presque au coin du boulevard, y monta mais ordonna au cocher de ne pas bouger jusqu’à nouvel ordre. Il voulait s’assurer que la berline se dirigeait bien vers la Bretagne. Ceci au cas où Cormier aurait dans l’idée de faire halte une ou plusieurs fois avant de prendre la route. Il commençait à en avoir assez des gens qui en savaient infiniment plus qu’ils ne le prétendaient.
Il n’eut guère le temps d’user sa patience. La voiture et la tapissière sortirent de la cour au bout de quelques minutes et prirent la direction de la rue Saint-Antoine. Tremaine commanda au cocher de suivre le petit cortège à distance respectueuse, puis se carra confortablement dans un coin. Son attelage était passé quand un homme surgit du porche profond d’une maison voisine, s’élança vers un petit cabriolet rangé dans une ruelle adjacente et prit, à son tour, la suite des deux premiers…
Arrivée à hauteur du Louvre, la tapissière tourna sur la gauche pour se rendre sans doute aux Messageries de la rue Jean-Jacques-Rousseau afin que son chargement fût embarqué sur un charriot de voyage. Guillaume la laissa aller. Seule la berline l’intéressait et elle continuait son chemin. Le cabriolet était toujours derrière lui. Il s’était aperçu de sa présence et commençait à s’en soucier. On alla ainsi jusqu’à la barrière de Chaillot.
Lorsqu’il eut vu le véhicule des Cormier franchir les « Propylées » de Ledoux qui abritaient l’octroi, il abandonna la poursuite, mais apparemment l’homme au cabriolet était plus difficile à convaincre : il continua, ce qui soulagea grandement Tremaine. Ce n’était pas à lui qu’il en voulait… Quant aux voyageurs, ils se dirigeaient bien vers l’Ouest. Guillaume se fit ramener à son hôtel.
Sur le conseil de son vieil ami, le banquier Lecoulteux du Moley, il avait pris logis à l’hôtel de Courlande, luxueuse auberge ouverte depuis ce printemps 1803 dans l’ancienne demeure du maréchal duc de Crillon alors émigré, et qui offrait un confort bien supérieur à ce que l’on pouvait trouver dans la majorité des hôtelleries parisiennes1. Qu’il fût situé sur l’ancienne place de la Révolution – rebaptisée en 1795 du nom purificateur de place de la Concorde – où s’était dressé jadis l’échafaud d’Agnès, son épouse, aurait pu faire reculer Tremaine. Or, il n’en était rien. Bien au contraire… De sa fenêtre, il découvrait toute la place et son regard était allé droit au pont tournant des Tuileries que précédait alors l’abominable machine près de laquelle lui et Pierre Annebrun avaient vécu une heure d’horreur absolue. Or, le souvenir de ce moment abominable, non seulement il ne le rejetait pas, mais au contraire il voulait se le rappeler plus que jamais, s’en imprégner même, afin de ne pas laisser refroidir la haine qu’il vouait au ravisseur de sa fille. Qu’il eût osé s’emparer de l’enfant d’une femme exécutée à cause de lui ne se pouvait pardonner.
Deux autres raisons renforçaient encore le choix de ce nouveau logis. Depuis longtemps, Guillaume ne descendait plus au Compas d’Or, rue Montorgueil, où s’attardait indéfiniment le parfum des quelques jours de passion vécus jadis auprès de Marie-Douce alors qu’elle venait d’épouser sir Christopher Doyle et que leur séparation définitive était inéluctable. Pour rien au monde, il n’aurait voulu y retourner. Il faisait même un détour lorsqu’il lui arrivait de passer dans le voisinage lors d’un séjour dans la capitale ; ce qui était rare. Ensuite, la raison officielle de son voyage étant ses affaires d’armement naval et les intérêts qu’il possédait dans la banque de Jean-Jacques Lecoulteux, celui-ci avait insisté sur l’avantage que son ami trouverait à descendre dans une maison déjà fort à la mode et courue aussi bien par les diplomates que par les financiers étrangers :
— Prenez un appartement et louez une voiture, un valet, tout ce qui peut donner une juste idée de votre fortune. Mon confrère Labouchère, avec qui nous avons l’un et l’autre des affaires, arrive d’Amsterdam dans un ou deux jours. Il sera à l’hôtel de Courlande. Cela vous permettra de vous rencontrer.
— Je n’aime guère à faire étalage, grogna Guillaume qui était venu d’Alençon avec des chevaux de poste après avoir confié Sahib à un de ses amis, notaire, qui possédait un beau domaine aux limites de la ville. Surtout devant quelqu’un qui me connaît déjà.
— Certes, mais il n’y a pas que lui. Il y a tous ceux qu’attire la toute nouvelle prospérité du pays et il est bon d’en montrer quelque apparence. Surtout si, comme vous me le disiez dans votre dernière lettre, vous avez l’intention d’armer à nouveau pour les îles de l’océan Indien, l’Afrique ou même les Indes. Je pourrai vous donner quelques conseils pour emplir vos cales au départ.
— Volontiers, mais…
— D’ailleurs, reprit le banquier avec un étroit sourire, au cas où votre voyage aurait un autre but que celui de retrouver ma compagnie, il est bon que la police ne mette pas en doute celui que vous annoncez.
— La police ? Je croyais que Bonaparte, depuis qu’il a été nommé consul à vie, en avait supprimé le ministère ?
— Et fait du redoutable Fouché un paisible sénateur d’Aix, ce qui vaut aux honnêtes citoyens que nous sommes de respirer plus librement ? Vous n’avez pas tout à fait tort, mais pas vraiment raison non plus. Il ne faut pas tomber dans l’erreur d’un de mes correspondants, agent royaliste, qui m’a écrit : « Il n’est plus question de Fouché. » Eh bien ! je peux vous assurer, moi, qu’il en est toujours question ! En fait, nous avions naguère une police omniprésente, infiltrée partout, mais maintenant nous en avons trois : celle, peu gênante, qui expédie les affaires courantes à l’hôtel de Juigné vidé de ses dossiers importants par le nouveau sénateur, celle, à peu près sourde et aveugle, instaurée par le Grand Juge Régnier, cet incapable à qui Bonaparte a confié la succession de Fouché… et la dernière, occulte, cachée, invisible mais beaucoup plus active qu’on ne pourrait le croire. La France et surtout Paris sont truffés par les agents de Fouché.
— C’est impossible, voyons ! Privé du pouvoir, comment pourrait-il entretenir tout ce monde ?
— Le plus simplement du monde. En le « remerciant », Bonaparte lui a fait don, à titre gracieux, du reliquat des fonds de la police, soit deux millions quatre cent mille francs. Soyez sûr que notre renard s’en sert à bon escient. D’ailleurs ses hommes savent attendre presque aussi bien que lui-même. Ils n’ignorent pas qu’en congédiant son ministre, le Consul a commis une énorme bêtise et qu’un jour ou l’autre, quand il sera las de servir de cible à tous les chevaliers du poignard rendus à l’espérance par le départ de leur bête noire et la reprise des hostilités avec l’Angleterre, il rappellera Fouché. Surtout s’il conserve l’intention de changer son titre de consul à vie pour celui d’empereur !
— Empereur ? Vous pensez qu’il irait jusque-là ?
Lecoulteux hocha la tête, étalant sur sa grosse figure un large sourire quelque peu narquois :
— D’une charge héréditaire au trône, il n’y a qu’un pas. Soyez sûr que Bonaparte le franchira dès qu’il sera certain que le rétablissement d’un trône ne prendra pas trop les Français à rebrousse-poil.
— C’est insensé ! Dix ans seulement après avoir exécuté le roi, la reine, Mme Elisabeth et la moitié de la noblesse ? Il faudrait que les Français soient devenus fous !
— Il y a toujours eu une dose de folie chez les Français. Et surtout un grand amour du changement. À cause de leur versatilité, ils sont peut-être le peuple le plus difficile à gouverner. Bonaparte leur a rendu la richesse, l’orgueil et le goût de la vie : vive Bonaparte ! Quant à vous, mon ami, je ne saurais trop vous conseiller de sortir un peu plus souvent de votre province et de vous tenir au fait des grandes affaires ! Venez souper chez moi demain, puisque vous ne voulez toujours pas accepter notre hospitalité et, en attendant, allez vous loger à l’hôtel de Courlande ! Sans oublier d’ouvrir vos yeux et vos oreilles !
Tremaine y alla, s’installa confortablement, loua une voiture et s’assura les services d’un des valets de la maison, puis, ayant sacrifié aux conseils du banquier, se rendit comme l’on sait, rue du Rempart.
Rentré place de la Concorde, il se fit servir un repas dans son petit salon, devant une fenêtre grande ouverte sur le vaste espace ensoleillé – ces derniers jours d’août semblaient avoir renoncé à l’alternance de la canicule et des orages pour une température beaucoup plus agréable ! –, cerné par les marronniers des Champs-Élysées, le pont qui menait droit à l’ancien hôtel des ducs de Bourbon et les jardins des Tuileries flanqués du Jeu de paume et de l’Orangerie. En dépit de ses soucis, il s’accorda de goûter quelques instants la douceur de cette belle journée qu’animaient les allées et venues des passants, femmes en robes claires et hommes vêtus de tissus légers, et le passage des barges et des chalands sur la Seine d’où lui parvenaient les cris joyeux des baigneurs. Il éprouvait le besoin de faire le point, refusant cependant de se laisser impressionner par son échec du matin, parce qu’à bien réfléchir, il y voyait malgré tout une sorte d’encouragement : que Cormier eût jugé bon de déménager avec autant de précipitation – sans doute après la visite de Morel, qui avait dû arriver avant Tremaine retardé pendant plusieurs heures par un essieu brisé – indiquait nettement que Louis-Charles devait être quelque part dans Paris et que l’avocat souhaitait mettre la plus grande distance possible entre un personnage aussi dangereux et sa propre personne.
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