Fouché toussa, sortit une boîte où il prit deux pilules qu’il avala avec un peu d’eau, puis s’éclaircit la voix :

— Depuis qu’il est consul à vie, que sa puissance s’étend déjà sur d’autres pays environnants et que le pays semble calme, le général Bonaparte est persuadé – certains se sont d’ailleurs appliqués à l’amener à cette conclusion ! – qu’il n’a plus rien à craindre des conspirateurs de tout poil dont il était la cible.

— D’où la suppression de votre charge…

— … jugée sans objet et même offensante pour la majorité des Français. Or, jamais le danger n’a été plus grand, surtout depuis que nous sommes à nouveau en guerre avec l’Angleterre, où Pitt s’empresse de lâcher la bride aux conspirateurs émigrés qu’il a tenus en laisse tant qu’a duré la paix d’Amiens.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit au Premier Consul ?

— Je me suis contenté de lui faire savoir que je jugeais « l’air plein de poignards ». Il a dû penser que je voulais seulement me faire valoir et lui donner des regrets. N’ayant pas reçu de réponse, je n’ai pas insisté, mais j’ai décidé de veiller au grain autant qu’il me serait possible, afin de lui éviter de payer trop cher la sottise qu’on lui a fait commettre… Je tiens à ce qu’il reste en vie, même s’il doit devenir empereur, ce qui est contraire à mes convictions républicaines.

— Et alors ?

— Certains renseignements me sont parvenus d’outre-Manche. Le Foreign Office a donné le vol au plus redoutable des ennemis de Bonaparte… et de mon repos. Georges Cadoudal – un pur héros à sa manière parce qu’il est incorruptible ! – est peut-être déjà en France. Je m’attends tous les jours à apprendre qu’il a débarqué. Aussi ai-je décidé de faire surveiller un certain nombre de personnes dont on pouvait craindre qu’elles ne lui apportent leur aide. Votre ami Cormier est de celles-là. C’est près de chez lui que nous avons pris l’autre soir l’homme qui était chargé de ces deux lettres. Elles m’ont valu la plus grande surprise de ma carrière : je cherchais un agent des Princes mais, je vous l’avoue, j’étais à cent lieues de m’attendre à un retour de l’Enfant du Temple dont la trace est perdue depuis bien longtemps.

— Vous n’avez pas douté de son identité ?

— Pas un instant ! Justement parce qu’il surgit de nulle part, contrairement à deux ou trois autres qui essaient de se faire passer pour lui et dont je n’ignore pas grand-chose. Il y en aura d’autres, d’ailleurs, mais celui-là, je suis certain que c’est le vrai. Et il me le faut !

— Qu’en ferez-vous ?

— Je ne crois pas que ça vous regarde ! Qu’il vous suffise de savoir que nous traquons le même gibier et, dans ce cas, nous pourrions peut-être collaborer ?

Tremaine fronça le sourcil. Le mot lui déplaisait et plus encore l’idée de mettre une main dans celles un peu trop sanglantes de l’ancien responsable des mitraillades de Lyon. Il haïssait Louis-Charles pour ce qu’il avait fait, mais aider ce bourreau lui soulevait le cœur. Il eut cependant assez de sagesse pour ne pas brusquer les choses.

— Je ne vois pas ce que je pourrais vous apporter. Vous avez devant vous mes deux seules chances alors que, grâce à vos multiples renseignements, vous devez en posséder d’autres.

— Aucune en ce qui concerne ce revenant ! Depuis bientôt dix ans, la piste est refroidie. Presque tous ceux qui ont participé à l’enlèvement sont morts ou ont su se refaire une virginité. Sauf peut-être celui-ci ? ajouta-t-il en frappant du doigt sur la croix à huit pointes.

— Et Mme Atkyns ? se hâta d’avancer Tremaine qui ne tenait guère à ce que l’on revienne trop vite au vieux bailli dont il cherchait encore comment il allait pouvoir assumer la défense.

— Oh ! celle-là est bien vivante. Aux dernières nouvelles, elle se trouvait dans son domaine de Ketteringham, dans son pays natal. J’ajoute qu’il y a beau temps qu’elle n’habite plus la rue de Tournon. Les souvenirs de M. de Saint-Sauveur sont un peu anciens.

— Ils vous ont cependant permis d’installer l’espèce de souricière où je me suis fait prendre. J’imagine que cette Lenormand est de vos fidèles ?

Fouché sourit et, pour la première fois, ouvrit les yeux suffisamment pour que son vis-à-vis constate avec surprise qu’ils étaient d’un assez joli bleu.

— Elle est amusante. D’autant plus qu’elle prédit parfois des choses étranges… et justes ! J’avoue que, cette fois, j’espérais un plus gros gibier, mais vous rencontrer est une agréable compensation. Si je dis que j’ai besoin de vous, ajouta-t-il en changeant subitement de ton, c’est d’abord parce que j’ignore à quoi ressemble votre fille.

Guillaume bondit :

— Si vous comptez sur moi pour vous donner son signalement…

— Vous m’en donneriez certainement un tout à fait différent. Ce que j’attends de vous, d’abord, est que vous me racontiez en quelles circonstances celui qui nous intéresse et Mlle Tremaine se sont retrouvés et ont décidé de partir ensemble.

— J’ai bien peur que vous ne m’accusiez de fabuler. Cela s’est passé de façon à peine croyable.

— Dites toujours !

Guillaume n’hésita qu’à peine. Le risque d’être poursuivi pour l’aide apportée jadis n’existait plus. En outre, mentir pouvait au contraire se révéler dangereux.

— Voilà. Ainsi que vous le savez déjà, l’enfant royal a séjourné quelques semaines chez moi et y a lié avec ma fille une tendre amitié dont je ne me suis pas soucié, d’ailleurs, sinon pour consoler Elisabeth quand l’inévitable séparation a eu lieu. Une séparation qui serait définitive, quel que puisse être le destin réservé à ce malheureux enfant. Et, de fait, jusqu’au début de juillet, nous avons tout ignoré de lui.

Guillaume raconta ensuite comment, à la suite d’une brouille entre Elisabeth et lui sur laquelle il choisit de ne donner aucun détail, la jeune fille avait séjourné chez une amie et usé son désœuvrement en longues promenades à cheval. Sans en indiquer l’emplacement, il parla de la crique d’où le prince était parti et dont elle faisait son but favori. Il dit aussi comment, un matin, elle l’y avait vu reparaître et ce qui s’en était suivi. Non sans répugnance mais parce que c’était nécessaire, il montra le dernier billet d’Elisabeth.

Fouché le lut attentivement et même en prit copie, puis le lui rendit.

— Ceci était attaché au tapis de selle du cheval ?

— Vous pouvez voir la trace de l’épingle : une fleur de lys… que je n’ai pas sur moi. C’est, pour l’instant, tout ce qui me reste d’elle.

L’ancien ministre quitta son bureau et vint s’y adosser, face à son visiteur forcé. Ses yeux étaient, cette fois, grands ouverts.

— Je vous remercie d’une sincérité dont je ne doute pas un instant, monsieur Tremaine. Tout cela confirme ce que je pensais. S’il a touché terre dans le Cotentin, c’est qu’il venait d’Angleterre.

— J’ai tout lieu de le croire.

L’ancien ministre passa sur sa joue mal rasée une main songeuse qui vint ensuite tortiller sa lèvre inférieure.

— Pitt jouerait donc sur deux tableaux : Louis XVIII… et Louis XVIII marmotta-t-il, pensant tout haut. L’un contre l’autre ou l’un à côté de l’autre, en se réservant d’éliminer celui qui ne gagnerait pas ? Je ne crois pas qu’il prenne le second vraiment au sérieux : trop jeune, trop inexpérimenté, alors que l’autre est un vieux renard, vaniteux mais rusé. Il est certain que les Anglais s’y intéressent beaucoup plus qu’à son neveu ; cependant celui-ci peut apporter une diversion. Aussi, serais-je assez tenté de croire que sa trace pourrait être retrouvée dans les alentours d’un des rares Britanniques installés depuis longtemps en France, apparemment coupés de toutes relations avec leur mère patrie, et qui bénéficient de la protection ouverte du ministre des Relations extérieures. Comptez-vous M. de Talleyrand-Périgord au nombre de vos connaissances parisiennes ?

— Je n’ai pas cet honneur.

— Votre ami Lecoulteux, comme tous les hommes d’argent, entretient d’excellents rapports avec lui. J’aimerais qu’il vous présente et que vous vous arrangiez pour gagner sa sympathie afin d’être invité facilement.

— Vous devriez être invité en permanence, monsieur le ministre !

— Ne croyez pas ça ! Nous nous exécrons cordialement. Il déteste en moi l’ancien Jacobin, et moi je hais en lui l’ex-évêque d’Autun, le grand seigneur pervers. Il est l’un des trois hommes qui ont convaincu le Premier Consul d’abolir mon ministère. Quand vous serez dans ses salons, recherchez donc un certain Quentin Crawfurd, un Écossais tombé voici longtemps amoureux de la reine Marie-Antoinette et qui ne s’en est jamais guéri. Il lui voue un culte. De là à penser qu’il pourrait le reporter sur un fils qu’elle adorait, il n’y a qu’un pas.

— Pourquoi ne faites-vous pas surveiller cet homme ? Même si vous n’êtes pas personna grata chez M. de Talleyrand, cela doit vous être facile.

— Soyez sûr que je n’y manque pas. Mais entre ce qui se passe dans la rue et ce qui se passe dans un salon, il y a une grande différence. D’autant que je n’ai pas accès chez Crawfurd. Ses quelques serviteurs sont anciens et à toute épreuve. Quelque chose me dit que vous pourriez faire bonne chasse rue du Bac. Par exemple, il serait bon de voir comment Crawfurd ou certains de ses amis réagiraient en entendant votre nom. Que dites-vous de mon idée ?

— Elle est à considérer, à ce détail près que j’ai en horreur le rôle d’espion ! lâcha Tremaine, hautain.

— Vous n’avez pas le choix ! coupa Fouché, cassant. Si vous m’aidez à mettre la main sur le prince, vous ramènerez votre fille chez vous dans la plus grande sécurité. En revanche, si je retrouve le petit couple sans vous et, surtout, si vous vous avisiez de travailler pour votre seul compte, Mlle Tremaine serait traitée en complice de conspiration, donc en prisonnière d’État. Elle pourrait peut-être même… disparaître : les policiers sont si maladroits !

— Si vous faisiez ça !… gronda Guillaume les poings serrés.

— Calmez-vous et tâchez de me comprendre ! En fait, c’est moins le prince que Talleyrand qui m’importe : si je peux le convaincre aux yeux de Bonaparte de protéger des ennemis de la Nation, je lui aurai amplement rendu la monnaie de sa pièce. Qu’en dites-vous ?

— Répondez d’abord à une question : qu’avez-vous fait du messager de M. de Saint Sauveur ?

— Il est au frais, mais sain et sauf, rassurez-vous ! Il vous intéresse ?

— J’aimerais que vous le relâchiez quand tout ceci sera fini. Ce n’est qu’un fidèle serviteur dont son maître a besoin pour vivre. Et surtout, je voudrais que le bailli ne soit pas inquiété. C’est un homme infirme, usé, à qui on est venu demander plus qu’il ne pouvait donner. Laissez-le achever sa vie entre Dieu et sa demeure aussi ruinée que lui-même ! Puis-je avoir votre promesse ?

Fouché scruta le regard fauve que la flamme des bougies faisait étincelant, puis soupira :

— Si vous me faites l’honneur de croire en ma parole, je vous la donne. Je renverrai ce Morel dans quelques jours. Quand à votre vieux « Maltais », il pourra mourir tranquille si je n’entends plus parler de lui et si vous faites ce que je vous demande. À présent, on va vous reconduire à Paris.

Il saisit un cordon de sonnette qui pendait près de la cheminée et tira trois fois. Presque aussitôt un jeune homme apparut. Sa tenue n’était pas celle d’un valet mais plutôt d’un garçon appartenant à la bonne société. Mince et de taille moyenne mais bien bâti, il avait un visage où rien ne semblait vraiment d’aplomb, ce qui ne lui en donnait pas moins une physionomie extraordinairement mobile. Le menton était carré, volontaire, la bouche se relevait d’un côté en une curieuse expression d’ironie et les yeux trop enfoncés sous l’orbite en surplomb pour qu’on pût en lire la couleur annonçaient un chasseur, tant leur regard était acéré. Cette figure-là laissait supposer que le personnage était intelligent, sans doute d’esprit vif, avec peut-être un certain goût pour la raillerie. Les cheveux bruns et plats étaient coiffés à la dernière mode ; une légère odeur de verveine se dégageait du linge d’une impeccable blancheur ; quant à la seule main qui ne fût pas gantée, elle était fine, nerveuse, presque aristocratique.

Le nouveau venu salua en entrant puis se tourna vers Guillaume sans rien dire mais en accentuant le pli moqueur de ses lèvres.

— Je vous présente Victor Guimard, dit Fouché. C’est l’un des plus jeunes mais aussi des meilleurs parmi les agents qui me sont demeurés fidèles. Il va vous ramener à votre hôtel et il sera désormais chargé d’assurer la liaison entre vous et moi. Chaque matin, il flânera dans le grand vestibule de l’hôtel de Courlande. Vous pourrez alors lui remettre tel message que vous jugerez bon. De son côté, il vous donnera les nouvelles susceptibles de vous aider.