— C’est le nom de ma fille aînée. Elisabeth a quinze ans et j’espère que vous n’aurez aucune peine à vous reconnaître de la même famille. J ai aussi un fils de quelques mois plus vieux que vous : il s’appelle Adam....
Arthur pensa que cette fille avait bien de la chance d’être la marraine d’un grand bateau. Trop gâtée sans doute, ce devait être une pimbêche comme presque toutes celles qu’il connaissait. Le garçon serait peut-être plus supportable ?... Décidé tout à coup à en savoir davantage il remarqua avec insolence :
— Vous ne dites rien de leur mère. Elle ressemble à quoi ?
— Elle a été décapitée pendant la Terreur, répliqua Guillaume avec une sévérité qui fit rougir l’enfant. C’était une noble dame...
— Je vous prie de m’excuser. Je ne savais pas...
La barque accostait. Sur le pont du navire des lanternes s’agitaient. Une échelle descendit le long de la coque. Guillaume la saisit pour l’immobiliser :
— Montez Arthur ! dit-il. Une fois là-haut vous serez en France, et, que vous le croyiez ou non, je suis heureux de vous y souhaiter la bienvenue...
L’adolescent le regarda intensément sans un mot, comme s’il hésitait devant ce pas décisif, puis, saisissant les montants de corde, il grimpa avec l’agilité d’un chat. Et il eut la bizarre impression qu’il était en train de s’envoler.
Il en fut content. C’était comme un signe envoyé par le Destin, une réponse à une infinité de questions. Ce qui ne voulait pas dire qu’il acceptait son sort mais, après tout, ce bâtiment pouvait aussi bien l’emmener vers une liberté parfaitement inespérée quelques heures auparavant. En effet, au moment où il s’endormait dans la voiture, il avait entendu ce que ce Tremaine disait à Jeremiah Brent : l’endroit où on le conduisait était plus proche du Devon qu’Astwell Park, et ne pouvait donc être qu’en bord de mer ; il serait peut-être plus facile qu’il ne l’espérait d’échapper à une famille dont il ne voulait pas. Quant à la promesse faite à Lorna, elle ne l’arrêterait pas, car, après tout, il saurait toujours où la retrouver...
Aussi esquissa-t-il une ombre de sourire pour répondre au salut jovial que lui adressa le capitaine Lécuyer lorsqu’il prit pied sur le pont de l’Élisabeth...
CHAPITRE III
CEUX DES TREIZE VENTS...
Le cheval arrivait comme une bombe. Tête haute, naseaux fumants, œil dilaté, il était visiblement emballé et sa cavalière ne le maîtrisait plus. De toutes les forces qui lui restaient, elle se cramponnait à l’encolure, à demi morte de peur mais n’osant crier par crainte d’exciter davantage le pur-sang. Heureusement Prosper Daguet, occupé à tailler une bavette avec la jument du docteur Annebrun tout en tirant sur sa pipe, saisit aussitôt le danger :
— Cré bon Dieu ! gronda-t-il et, arrachant la couverture posée sur le siège de la voiture, il se précipita pour la jeter à la tête de l’animal qui, soudain aveuglé, se cabra en hennissant avec fureur. Habilement, Daguet évita les sabots battants, empoigna la bride flottante échappée des mains d’Elisabeth :
— Doux !... Doux, Sahib !... Tout doux, mon fils ! Là... là... là..., psalmodia-t-il.
Au contact de ces mains et au son de cette voix amie, le cheval se calmait progressivement. La sueur blanchissait par plaques sa robe brillante et, à présent, il tremblait de tous ses membres mais il finit par ne plus bouger et le maître des écuries des Treize Vents put s’intéresser à ce qu’il y avait sur son dos. Ce qu’il vit l’effraya : jamais il n’avait vu Élisabeth dans un tel état. Inerte sur le cou du cheval sous la masse emmêlée de ses cheveux défaits, ses vêtements déchirés et sa figure ensanglantée par les branches basses, un genou sortant comme une boule d’ivoire du bas déchiré visible sous la jupe paysanne retroussée, la jeune fille était secouée de frissons et mouillée de larmes. Tandis qu’il l’enlevait de la selle presque aussi aisément que si elle avait encore dix ans, Prosper choisit la colère pour traduire son angoisse :
— Vous voilà fraîche ! Qu’est-ce qui vous a pris de monter Sahib ? Vous savez très bien que M. Guillaume le défend. Lui seul peut le maîtriser en sécurité : il est trop ombrageux pour une gamine de votre âge. Avec ce genre de bestiau, il y faut du muscle...
Élisabeth à présent s’accrochait à son épaule :
— Ne crie pas, Daguet, ne crie pas !... Heureusement encore que je l’avais... il m’a sauvée. Même s’il a pris feu... Oh ! J’ai eu si peur !
— De quoi, grand bon Dieu ! Vous n’avez jamais peur de rien !
Deux garçons d’écurie accouraient pour s’occuper de Sahib maintenant bien sage sous sa couverture. Leur vue changea le cours des préoccupations d’Élisabeth :
— Ne vous souciez pas de moi ni du cheval ! Il faut rassembler du monde, aller tout de suite à la ferme Mercier...
Et, soudain, elle éclata en sanglots :
— Oh, c’est tellement horrible !... Si seulement Papa était là !...
— Il est là ! Il vient tout juste d’arriver et il nous amène du nouveau...
Mais Élisabeth n’entendit que les premiers mots. Avec un cri de joie, elle s’arracha des bras du maître cocher pour se précipiter vers la maison en appelant son père, mais ce ne fut pas lui qu’elle vit en premier : un adolescent vêtu de noir, maigre et roux, surgit sur le perron et la considéra d’un air surpris. De son côté, elle eut un choc : ce garçon en deuil lui faisait souvenir d’un autre enfant qu’elle n’était jamais parvenue à oublier bien qu’il ne lui ressemblât guère : un garçon aux cheveux blonds et bouclés... Cependant, elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette réminiscence. Tremaine arrivait à son tour. Elle s’élança vers lui pour se jeter à son cou et il n’eut que le temps de la saisir au vol : son pied pris dans la dentelle déchirée de son jupon la fit trébucher et, s’il ne l’avait retenue, elle se serait abattue lourdement sur les marches.
— Élisabeth ! Mais d’où sors-tu dans cet état ? Que t’est-il arrivé ?
— A moi, pas grand-chose, mais ce sont les pauvres Mercier... Oh, Papa, je vous en prie ! Il faut prévenir les gendarmes9... envoyer vos gens... Ce que j’ai vu est tellement abominable !
— Viens dans la cuisine ! Clémence va s’occuper de toi et tu nous diras...
— Il n’y a pas de temps à perdre... Elle est peut-être encore vivante...
Tandis qu’on l’emmenait, elle raconta comment, la veille, elle avait parié avec son amie Caroline de Surville qu’elle viendrait déjeuner chez elle en montant le cheval de son père, ce Sahib superbe, difficile et défendu qu’il avait eu tant de peine à soustraire aux incessantes réquisitions de la Convention puis du Directoire. Tout se passait plutôt bien lorsqu’en arrivant à la hauteur de la grande ferme des Mercier, Sahib s’était mis à boitiller. Fort inquiète des suites de son escapade, la jeune cavalière s’était hâtée de mettre pied à terre pour chercher la cause de cette allure insolite. Ce n’était rien d’autre qu’une petite pierre coincée sous un fer et elle était occupée à l’extraire à l’aide du canif qu’elle gardait toujours dans une poche quand une horrible plainte l’arrêta net, l’oreille tendue. Quelques secondes passèrent puis une autre se fit entendre. Elle venait de la ferme et lui glaça le sang. Aussi décida-t-elle d’aller voir. Peut-être Mme Mercier avait-elle besoin de secours ?
Depuis les troubles, il n’y avait plus grand monde dans les vastes bâtiments où s’activaient naguère encore une dizaine de personnes : deux servantes et le fils de l’une d’elles, un gamin de treize ou quatorze ans. Plus, bien sûr, les Mercier, un couple âgé dont le fils, après avoir servi volontairement dans la Garde nationale, s’était laissé tenter par les « fumées et gloires d’Italie » et avait délaissé la terre, pour faire carrière du côté de Milan. Les valets avaient été pris par les recruteurs des armées.
Tandis qu’Élisabeth, son cheval en bride, se dirigeait vers la porte, elle entendit une voix de femme supplier :
— Pitié !... Me faites pas de mal ! Au nom de la Sainte Vierge !
Une voix d’homme bourrue marmotta quelque chose qu’elle ne saisit pas mais, comprenant qu’il s’agissait d’une affaire grave, Élisabeth recula pour attacher son cheval dans l’écurie vide et revint à pas de loup jusqu’à une fenêtre ouverte. Ce qu’elle vit la terrifia : Mme Mercier gisait sur le carreau, perdant son sang par une grande plaie ouverte dans sa poitrine, mais le pire se situait près de la cheminée où le corps ligoté du vieux Pierre Mercier, encore tordu par les affres d’une horrible agonie, était couché dans l’âtre où ses jambes achevaient de se consumer. Une odeur affreuse parvenait jusqu’à la jeune fille, et elle dut enfoncer son poing dans sa bouche pour ne pas hurler. Mais ce n’était pas tout : installés à la grande table, deux hommes masqués de suie mangeaient et buvaient tandis qu’un troisième, couché sur Marie, la plus jeune des servantes, la violait à grands coups de reins. L’un des mangeurs grogna :
— L’use pas complètement ! J’vais pas tarder à m’sentir en appétit !
Fascinée par le grand corps rose sur lequel le malandrin s’évertuait, Élisabeth eut un geste nerveux qui fit rouler un caillou. Tout de suite, le plus épais des bandits, une sorte de monstre habillé d’une veste en peau de chèvre, dressa l’oreille et allongea une bourrade à son compagnon de ripaille :
— J’ai entendu un bruit ! Va voir un peu si ça s’rait pas l’autre servante qui r’viendrait. Ou alors son mion...
L’autre se leva en maugréant. Comprenant qu’elle était perdue si on la trouvait là, Élisabeth s’enfuit, retrouva Sahib, sauta en voltige et, piquant des deux, quitta l’écurie comme une tempête en fonçant droit devant elle. Elle entendit des cris, des menaces et même deux coups de feu dont l’un dut effleurer la robe noire du pur-sang car il prit le mors aux dents, galopant à travers futaies et taillis sans que sa cavalière terrorisée réussît à le calmer...
Son récit achevé, la jeune fille n’eut pas besoin d’en dire plus. A grands coups de gueule, Tremaine distribuait ses ordres : qu’on lui selle un cheval ! Qu’on aille rechercher le docteur Annebrun qui, après les avoir amenés du port, Mr Brent, Arthur et lui-même, était allé visiter l’une de ses malades au hameau de la Pernelle ! Enfin que Prosper prenne du monde, des chevaux et s’apprête à le suivre !
— Ce devrait être suffisant pour arrêter des misérables assez stupides pour s’attarder sur le lieu d’un crime après le lever du soleil. Pendant ce temps, Potentin s’occupera de Mr Arthur et de son précepteur. Mais, au fait, où est-il Potentin ?
C’était bien la première fois, en effet, que le fidèle majordome n’accourait pas au perron pour l’accueillir à l’un de ses retours, alors que le reste du personnel, Clémence Bellec, reine de la cuisine, Béline qui s’occupait des enfants et Lisette, l’ancienne camériste d’Agnès, la défunte épouse, s’étaient précipitées dehors au bruit de la voiture. Sur le moment et au milieu du tohu-bohu créé par son arrivée en compagnie de nouveaux hôtes, l’absence de Potentin était passée un peu inaperçue. Et puis, presque simultanément, il y avait eu le retour dramatique d’Elisabeth.
Tandis qu’il entrait dans la maison pour s’équiper en vue de l’expédition, ce fut Mme Bellec qui, la lèvre réprobatrice, le renseigna :
— Il est couché avec une crise de goutte, votre Potentin. Ce que c’est que d’avoir un peu trop fêté, avant-hier, les soixante-dix ans de votre ami Louis Quentin !
— Mon Dieu ! gémit Guillaume. Et je n’y étais pas ! Il faudra que j’aille m’excuser... et remercier Potentin de s’être sacrifié !
— Oh, si vous le prenez comme ça, félicitez-le pendant que vous y êtes : il était saoul comme une vieille bourrique ! Joli spectacle !... Venez un peu par ici, Messieurs, vous devez avoir besoin de vous réconforter... Et vous, Mademoiselle Élisabeth, tenez-vous un peu tranquille, ajouta-t-elle à l’adresse de la jeune fille que Béline poursuivait à travers la cuisine pour bassiner son visage écorché avec de l’eau fraîche.
Guillaume arrêta sa fille au passage : elle aurait à répondre, plus tard, de son équipée et surtout de sa façon bien personnelle d’entendre l’obéissance. Menace peu convaincante à première vue :
— Si je n’avais pas désobéi, vous ne pourriez pas aller au secours de ces pauvres gens, déclara-t-elle sans s’émouvoir. Alors, ne perdez plus de temps. Vous me gronderez plus tard !
Tandis que Mr Brent, encore mal remis d’une traversée éprouvante pour son estomac, reprenait ses esprits avec un bol de cidre chaud dont Clémence venait de le nantir, Arthur, adossé à l’une des grandes armoires de chêne luisantes comme du satin qui faisaient la gloire de la cuisine, observait la scène. Mais il regardait surtout Élisabeth...
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