Assise au bout de la table, à la place de son père, Elisabeth le regardait de temps en temps avec au fond des yeux une petite flamme amusée, déjà presque affectueuse. Il ressemblait tellement à Guillaume qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir d’exister. Pas plus que de son caractère épineux : son père devait être à peu près comme ça à son âge. Mais quel drôle de garçon !

De son côté, Arthur évitait son regard, gêné à présent d’avoir répondu par de mauvais procédés à un accueil plutôt gentil. Il découvrait avec un certain ennui qu’elle pouvait être une vraie demoiselle et plus encore ! Sous la masse rousse et bouclée des épais cheveux cuivrés rejetés en arrière et retenus par un ruban de velours noir, elle avait un visage aux traits fins et fiers dont les traces de sa bagarre avec les fourrés ne déparaient pas vraiment l’harmonie. Et que ses grands yeux gris, un peu mystérieux, étaient donc beaux !

La robe qu’elle portait maintenant était de la même nuance, agrémentée de minces rubans de velours noir soulignant la taille haute et le décolleté carré d’où sortait une guimpe de mousseline blanche bouillonnée et nouée à la base d’un long cou fragile. Parfaitement coupée, la toilette sortait visiblement de chez un bon faiseur. Comme les mignons escarpins à talons plats munis de rubans qui se croisaient sur des bas blancs bien tirés. En vérité, Arthur était obligé de s’avouer que cette sœur-là lui faisait plutôt honneur. Restait à savoir à quoi ressemblait celui que l’on appelait Adam...

De plus en plus à l’aise, Jeremiah Brent bavardait à présent avec la cuisinière qui lui dépeignait les fastes de la maison avant le grand bouleversement. Elle lui assurait que les choses n’allaient pas tarder à reprendre leur cours interrompu.

 — Dès que Potentin ira mieux, il se rendra à la louée aux servantes. Puisque la maison se remplit, on aura besoin de monde. C’était d’ailleurs dans les intentions de Monsieur Guillaume...

Arthur, agacé de ce bavardage qui lui révélait un aspect inconnu d’un précepteur toujours un peu guindé, ne résista cependant pas à l’envie de s’en mêler en demandant qui était ce Potentin.

 — Ce tantôt, dit Élisabeth, je vous ferai visiter le domaine mais je commencerai par vous présenter notre Potentin : il en est un peu l’âme...

Je ne vous le conseille pas, Mademoiselle Élisabeth, intervint Clémence. Vous savez comme il est toujours soucieux de sa tenue et de sa personne Il n’aimera pas qu’on le voie sous son aspect de malade. D’autant que sa goutte le met dans des humeurs épouvantables.

 — Eh bien nous attendrons qu’il soit prêt à nous donner audience, conclut la jeune fille avec bonne humeur.

Et, pour l’édification d’Arthur, elle raconta l’histoire de celui qui était pour tous le second personnage des Treize Vents, après Guillaume, dont il avait été le mentor durant de longues années avant de devenir le majordome puis l’intendant du domaine. Le maître n’avait que douze ans lorsque Potentin, naufragé d’un galion portugais — ce qui était déjà étrange pour un natif d’Avranches ! — s’était retrouvé à moitié mort sur une plage indienne de la côte de Coromandel, à deux pas de la demeure de Jean Valette, le père adoptif du jeune Tremaine dont il était devenu l’homme de confiance.

 — Le modèle des vieux serviteurs si je vous ai bien comprise ?

 — N’employez pas ce mot pour parler de lui. Nous lui vouons tous une véritable affection. Vous pourrez d’ailleurs constater quand vous le verrez qu’il n’est vraiment pas banal...

 — Je me demande s’il y a ici une seule personne qui soit banale ! marmotta le jeune garçon sans que la réflexion n’échappe pour autant à l’oreille fine d’Élisabeth.

 — Vous êtes sûr que c’est un compliment ? Vous avez l’air de le regretter ?

 — Ce serait peut-être reposant...

Élisabeth ne fit aucun commentaire bien qu’elle n’en pensât pas moins : si, à son âge, Arthur souhaitait avant tout le repos, il allait faire un Tremaine peu ordinaire. Cependant, estimant avoir rompu assez de lances pour un premier contact, elle choisit de l’emmener visiter le domaine, laissant Jeremiah, décidément conquis par Clémence, s’attarder autour des délices d’un bon café dégusté sous le manteau de la cheminée.

La fille de Guillaume aimait sa maison et elle en était fière. Édifiés un an avant sa naissance dans la belle pierre blonde de Valognes appelée « landin », les Treize Vents ressemblaient à ces « malouinières » que bâtissaient dans les deux siècles précédents les corsaires et les armateurs de Saint-Malo. Cela tenait au souvenir gardé par Guillaume de ses premiers pas sur la terre de France, lorsque avec sa mère il débarqua au quai Saint-Louis après le grand drame de Québec : un émerveillement devant l’élégante simplicité de ces demeures abritant cependant de grandes richesses...

Comme les propriétés des bords de la Rance, le haut toit d’ardoises du manoir abritait un bâtiment aux proportions harmonieuses ordonné autour d’un avant-corps coiffé d’un fronton triangulaire qui lui donnait des allures de château, bien que Guillaume s’en défendît. Les écuries construites à distance raisonnable étaient presque aussi belles que les appartements car le maître adorait les chevaux. Enfin, un parc, pas trop bien ordonné mais avec de douces pelouses et de grands arbres dont les cimes s’échevelaient en se couchant comme si le vent y soufflait incessamment, servait décrin à l’ensemble....

Même à contrecœur, Arthur admettait qu’elle avait bien du charme, cette grande maison fièrement dressée sur son acropole normande au-dessus de la campagne et des courants marins de Saint-Vaast-la-Hougue. Ce matin, comme l’Élisabeth approchait de son port et venait de franchir le dangereux passage du raz de Barfleur, Guillaume, qui se tenait auprès de lui, avait offert sa longue-vue :

 — Regarde ! Sur tribord tu verras un clocher dominant la colline. C’est celui de la Pernelle : il sert de repère aux navigateurs pour entrer en baie du Cotentin et, en particulier, à Barfleur et Saint-Vaast. Quand nous approcherons tu distingueras les Treize Vents : une tache claire, un toit bleu non loin de l’église...

Une tache en effet que l’enfant put voir grandir, se préciser, dorée dans le soleil jaune de l’automne, contrepoint délicat, dans la brume légère du matin, de ces deux vieux forts coniques surmontés de lanternes, couleur de cuivre et qui semblaient surgir de la mer irisée, doigts dressés de chaque côté d’un havre piqué de mâts et de hunes comme pour en interdire l’accès. L’endroit avait quelque chose de magique. Entre de gros nuages bosselés, la lumière d’une pureté extraordinaire ciselait les vieilles maisons de pêcheurs autour d’un antique sanctuaire poli par les siècles, allumait des éclats sourds sur les plaques immobiles des marais salants et faisait revivre les teintes érodées par le sel des bateaux à l’ancre.

Une sorte de paix était entrée alors dans l’âme du déraciné comme s’il arrivait dans un endroit rêvé depuis longtemps, comme s’il arrivait chez lui après une longue errance. Quelque chose lui disait qu’il devait être possible d’être heureux sur cette terre normande... mais, très vite, les buissons épineux de la défiance recommencèrent à l’assaillir. Ce pays, cette maison n’étaient pas les siens et ne pouvaient lui convenir puisqu’il n’y serait jamais qu’un intrus, une pièce rapportée fatalement déplaisante à l’œil. La famille qu’on lui imposait — et à qui on l’imposait ! — n’avait pas besoin de lui. Mais qui donc avait besoin de lui maintenant qu’il était seul au monde ? Au fond, il ignorait ce qu’était un vrai foyer. Astwell Park n’était pas davantage sa maison. A peine celle de sa mère... Que sir Christopher fût mort avant elle et Marie aurait été contrainte de céder la place au nouveau maître pour aller vivre ailleurs.

Cependant, en suivant la robe grise d’Élisabeth, Arthur retrouvait ses premières impressions. Sa chambre était charmante, un peu féminine peut-être avec ses meubles laqués gris et ses tentures de Perse ornées d’oiseaux colorés, mais Élisabeth avait dit que plus tard il pourrait l’arranger à son goût. De toute façon elle n’avait aucune peine à être plus agréable que son logis anglais, tout de chêne foncé et de tapisseries usées par le temps, où il mourait de peur quand il était petit parce qu’Édouard lui avait appris, en ricanant, qu’il était hanté par un fantôme à la jambe de bois.

Il aima aussi, sans le montrer, les pièces de réception : la belle salle à manger tendue de jaune lumineux où scintillaient cristaux anciens et précieuse vaisselle venue d’Extrême-Orient, et les deux salons dont la tonalité générale était d’un vert éteint animé de minces filets dorés. Le goût très sûr d’Agnès, la défunte épouse de Guillaume, y avait éparpillé sur de soyeux tapis un archipel de fauteuils, bergères, canapés, consoles et même un clavecin enluminé comme un missel. Enfin ce fut la bibliothèque et, pour la première fois, Arthur réagit spontanément :

 — Oh, c’est superbe ici !

 — C’est la pièce préférée de Père. Il y travaille. Cela se voit d’ailleurs : contemplez le désordre de cette table ! Quant à ce fauteuil il y tient énormément, sourit la jeune fille en passant une main caressante sur l’espèce de trône en ébène garni de cuir noir dont les bras représentaient des têtes d’éléphants. C’était celui de Jean Valette, son père adoptif, et il l’a rapporté des Indes, mais quand il s’adonne à la lecture, il s’installe plus volontiers dans celui-ci, près du feu.

Un livre en effet, relié en maroquin rouge et marqué d’un signet de soie, était posé sur la cheminée, attendant qu’on revienne à lui. Arthur le prit pour en lire le titre à haute voix. C’était Le Voyage autour du monde par M. de Bougainville et il en parut content :

 — J’ai toujours eu envie de lire cet ouvrage dont j’ai entendu parler...

 — Ici, non seulement vous pourrez le lire mais vous aurez l’occasion d’en rencontrer l’auteur...

 — Vraiment ?

 — C’est un bon ami de la maison. Père le connaît depuis le Canada où il servait sous M. de Montcalm. A présent, il est presque de la famille. Sa femme est la marraine d’Adam et il est le cousin par alliance de Tante Rose... Et, comme vous allez me demander qui est Tante Rose, je vous dirai qu’elle n’est pas réellement une parente mais la seule amie de notre mère et nous lui vouons tous une profonde affection. Dans le monde elle est la baronne de Varanville. Son château n’est pas loin d’ici et demain, très certainement, nous vous y emmènerons pour vous présenter. Vous verrez : c’est la femme la plus exquise que je connaisse ! A présent, allons voir le jardin, les écuries, l’étang et la ferme...

Lorsque Guillaume revint de son expédition, il était déjà tard. Depuis un moment, les enfants étaient dans leurs chambres où ils se préparaient pour le souper. Que l’on prendrait cette fois dans la salle à manger. C’était la règle pour le soir et, depuis que les troubles avaient cessé, le maître des Treize Vents tenait à ce que l’on fît toilette pour la circonstance. Mais lorsque Élisabeth, Arthur et Mr Brent descendirent à l’appel de la cloche, ils purent constater que Tremaine et le docteur Annebrun, qu’il gardait à souper, se trouvaient dans le même équipage qu’au moment de leur départ. Juste un peu plus poussiéreux. Ils étaient en train de se laver les mains à une superbe fontaine de grès rose qui ornait un coin du grand vestibule, non loin de l’escalier.

Visiblement soucieux, tous deux, ils parlaient avec animation mais, en apercevant sa fille, Guillaume eut un sourire et se dirigea vers elle :

 — Veux-tu nous permettre de venir à table dans cette tenue peu protocolaire, Élisabeth ? Nous mourons de faim.

 — De toute façon, vous êtes toujours magnifiques l’un et l’autre, dit la jeune fille en souriant, sachant bien que le médecin n’avait aucune possibilité de se changer, et que son père devait, par courtoisie, rester lui aussi tel qu’il était.

Elle alla ensuite embrasser Annebrun, l’un des tout meilleurs amis de son père. Elle ignorait, bien entendu, qu’il avait été l’amant de sa mère et savait seulement qu’il lui vouait une profonde admiration et qu’il se trouvait aux côtés de Guillaume ce terrible jour où la tête d’Agnès Tremaine était tombée sur l’échafaud de la place de la Révolution, à Paris. Depuis, les deux hommes se voyaient souvent, Tremaine n’ayant guère eu de peine à pardonner une faute dont il était en grande partie responsable et qu’excusait le pur amour de Pierre Annebrun pour une femme qu’il avait longtemps adorée en silence.

C’était un Normand lui aussi mais mâtiné d’Écossais. Fils d’un médecin de Cherbourg, il n’en avait pas moins passé la majeure partie de son enfance dans sa famille maternelle, près de Dunbar et conquis ses grades à la célèbre université d’Édimbourg. Ensuite, après un séjour en Amérique, il était revenu au pays natal et avait repris, à Saint-Vaast-la-Hougue, la clientèle du vieux docteur Tostain. On appréciait, dans les entours du Val-de-Saire, cet homme taciturne si grand et si vigoureux qu’il ressemblait à un ours blond mais dont le cœur généreux ne pouvait résister à aucune misère. Guillaume Tremaine devait à son habileté de chirurgien l’usage de ses jambes dont un autre l’aurait certainement privé. Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas. Aussi Pierre Annebrun veillait-il attentivement sur la santé des gens des Treize Vents où son couvert était mis chaque fois qu’il le souhaitait et, traditionnellement, le dimanche soir. Après quoi lui et Guillaume s’affrontaient aux échecs.